Commençons par des faits observables : comment expliquer que les fidèles courent à l'appel de la prière mais traînent les pieds lorsqu'il s'agit d'aller travailler ? Pourquoi les rendez-vous sont fixés en rapport avec les prières ? On se réunit après le dohr, avant l'ichaâ… Pourquoi le haïk (voile traditionnel) a-t-il disparu au profit du hidjab ? Pourquoi croit-on plus à une fetwa qu'à une loi ? Nous vivons dans un milieu social de plus en plus intolérant, encouragé par des gardiens autoproclamés de la droiture religieuse qui imposent leur interprétation étroite de la religion dans tous les débats publics. Les rigoristes (G. Corm) reviennent sur le devant de la scène, le piétisme et le conformisme les plus ostentatoires s'installent dans tous les aspects de la vie de la cité. Nous pensons que les musulmans actuels sont dans la situation qui était celle de nombreux catholiques avant le concile de Vatican II. Ils ne connaissent pas leur livre sacré parce qu'ils ne le lisent pas. Leur foi sincère est une foi reçue mais non éclairée. Elle repose sur une vision du monde et de la vie où il y a les croyants qui seront sauvés et les non-croyants qui ne le seront pas. De l'ordre religieux à l'état A la disparition du Prophète Mohamed (QSSSL), quatre califes appelés les bien-guidés (khoulafat errachidine) se succédèrent pour administrer le califat. Il s'agit de Abû Bakr Al Siddîq (632-634), Omar Ibn Al Khattab (634-644), Uthman Ibn Affân (644-656) et Ali Ibn Abi Taleb (656-661). Cette période trentenaire fut une phase importante de l'expansion de l'Islam, mais elle souleva en même temps une importante question sur les règles de succession qui fut à l'origine d'une division profonde du monde musulman, encore vécue à ce jour. La question du lien entre le califat comme organisation du politique de la cité et l'Islam. La bataille de Siffin opposa les partisans d'Ali, gendre et cousin du prophète (QSSSL), aux partisans de Muawiya, rival d'Ali. Ce conflit aboutit aux premières divisions de l'Islam : sunnites, chiites et kharijites. Les sunnites représentent ceux qui perpétuent la tradition du Prophète, mais il s'agit plus de ceux qui considèrent comme légitime le pouvoir des quatre premiers, de l'ordre dans lequel ils se sont succédé et qui ont accepté l'autorité du calife Muawiya après la défaite d'Ali. Les partisans de ce dernier deviendront les chiites, et font alors du califat un droit divin qui n'appartient qu'aux descendants du prophète (QSSSL) par la branche de Fatima, aux gens de la maison sérail (Ahl al-bayt). Les kharijites sont restés étrangers à la bataille de Siffin, d'où le verbe arabe «kharaja» qui signifie sortir. Ces dissidents refusent l'arbitrage en faveur de Muawiya et quittent le parti d'Ali. Ceux-ci défendent le principe électif du califat selon les principes de piété. Les kharijites constitueront une opposition constante au pouvoir central d'obédience sunnite. Muawiya, sorti vainqueur, tente de restaurer le pouvoir du calife, ébranlé par des années de luttes intestines. L'Islam se répand par l'absorption de nouveaux territoires et la gestion des intérêts temporels devenait difficile à maîtriser. La rupture s'aggrave entre deux logiques qui ne tardent pas à s'affronter : d'une part, une logique de l'Etat, politique et complexe, d'autre part, une logique de la religion, idéologique, missionnaire et morale (Ghalioum, p.40). Muawiya fonde la conception dite classique du pouvoir en Islam. Il impose à la religion l'emprise du politique. Ce politique «oppose la gestion des affaires de ce monde par les moyens de ce monde, c'est-à-dire par la loi et la coercition» (Ghalioum, p.40). L'épreuve du rapport entre le sacré et le politique va ordonner l'histoire de l'empire arabo-musulman. Muawiya abandonne les villes saintes de Médine et La Mecque, trop éloignées des riches régions conquises par les musulmans, et établit la capitale de l'empire arabe à Damas. Moins d'un siècle après l'Hégire, le monde islamique s'étend de l'Espagne à l'Inde. Comment expliquer la facilité et la rapidité de cette conquête ? Les Arabes avaient été accueillis comme des libérateurs par les populations de Syrie, de Mésopotamie, d'Egypte… Ces populations, soumises depuis longtemps à Rome, puis à Byzance, étaient en état de révolte permanente contre leurs pouvoirs successifs. Le message islamique, porteur de paix et de tolérance, répondait à ces mouvements de révolte. Ni destructions, ni villes brûlées, ni conversions forcées, ni persécutions ne furent utilisées à l'encontre des peuples conquis. Les premiers califes comprirent que les institutions et les religions ne s'imposent pas par la force. Quand les musulmans pénétrèrent en Syrie, en Egypte et en Espagne, ils traitèrent les populations avec douceur et respect, leur laissant leurs lois, leurs institutions, leurs croyances et ne leur imposant en échange de la paix qu'ils leur assuraient qu'un modeste tribut, inférieur le plus souvent aux impôts qu'elles payaient auparavant. Jamais les peuples n'avaient connu de conquérants si tolérants ni de religion si douce, écrivait Gustave Le Bon en 1884. Avant d'entreprendre la conquête d'un pays, les Arabes y envoyaient toujours des ambassadeurs chargés de propositions de conciliation. Ces propositions étaient presque partout identiques à celles que, suivant l'historien arabe, El-Macyn Amrou, fit faire en l'an 17 de l'Hégire aux habitants de la ville de Gaza, assiégés par lui, et qui furent faites également aux Egyptiens et aux Perses. En voici quelques extraits : «Soyez des nôtres, devenez nos frères, adoptez nos intérêts et nos sentiments, et nous ne vous ferons point de mal. Si vous ne le voulez pas, payez-nous un tribut…, et nous combattrons pour vous contre ceux qui voudront vous nuire et qui seront vos ennemis de quelque façon que ce soit, et nous vous garderons fidèle alliance.» L'empire musulman reprend les règles romaines d'organisation politique : partenariat plutôt que conversion forcée, soumission et protection contre contribution fiscale (Henni, 2008, p. 77). Ce qui lui permet d'incorporer des éléments étrangers : hellénistiques, chrétiens, juifs et byzantins. Sans l'armature intellectuelle de ces éléments, il n'aurait peut-être pas réussi un tel défi d'unification (Fleury C. ; 2004). Empire et civilisation se conjuguent Depuis l'installation de Baghdad comme capitale de l'empire, les califes omeyades se chargent de rétablir l'ordre et l'autorité. Ils développent l'administration, nomment les qadis et les muftis chargés de dire la loi, un «amil» chargé des finances, des walis pour gouverner les provinces mettent en place un système fiscal qui tient compte à la fois des pratiques anté-islamiques et des principes de la loi musulmane et créent une monnaie : le dinar, dont la valeur est accrochée au maintien des routes commerciales, liée à la domination du réseau de relations lointaines grâce auxquelles le monde musulman peut et doit se procurer les produits dont il manque et qui sont indispensables à son économie et à sa civilisation en expansion : or, avant tout, bois, métaux, armes et esclaves… L'économie monétaire prend de l'importance au fur et à mesure que l'or afflue d'Afrique du Sud et du Soudan. On frappe la nouvelle monnaie et on développe le crédit. Au IXe siècle, Ibn Khurdadhbeh note que «le développement de la richesse et des transactions commerciales est si grand qu'on peut voir des pièces de monnaie circuler dans les plus petites bourgades, là où jusqu'alors le simple troc était seul pratiqué». Ainsi, à la zone de circulation monétaire agrandie correspond le pouvoir plus grand des villes sur les campagnes. Revenons au VIIIe siècle, les villes commencent à jouer un rôle primordial sur les plans économique et politique. Pouvoir politique, ville et activités marchandes vont être liés pendant des siècles. Baghdad devient la nouvelle capitale de l'empire. Les principaux itinéraires commerciaux y convergent. Sur terre et par mer, les marchands musulmans sillonnent ce vaste empire. Ville carrefour du commerce mondial, Baghdad attire des populations non arabes. Iraniens et Indiens s'y installent. Plusieurs communautés religieuses se côtoient, musulmans, chrétiens, juifs, coptes et sabéens participent à l'œuvre commune que leur offre cette ville. Les noms d'al-Kindi, d'al-Fârâbî, d'Ibn Sînâ, d'al-Râzî, d'al-Zahrâwî, d'Ibn Zohr apparaissent. Les califes successifs ont progressivement favorisé le développement des sciences à travers la lecture d'ouvrages très anciens, venus notamment des Grecs. Le califat Abasside Al Ma'mun (813-833) apportait tout son soutien au mouvement intellectuel. En 832 fut créée à Baghdad, «la maison de la sagesse» qui regroupait les penseurs de l'époque pour traduire en arabe les œuvres de la philosophie grecque. Poètes, savants et les écrivains, souvent venus d'ailleurs, contribuent à l'œuvre commune de cette civilisation. Les Arabes, qui étaient jusqu'alors étrangers à toute spéculation scientifique, ont eu accès à des domaines nouveaux qu'ils se sont appropriés très rapidement. Pour ce faire, il fallait (A. Djebar) créer des écoles, payer des savants pour étudier les théories anciennes et maîtriser les langues étrangères. Il a donc fallu un siècle et demi pour préparer le terrain à la science et à la philosophie. La langue arabe, langue sacrée et véhicule religieux, est devenue également un instrument de culture, si bien que des non-Arabes ont finalement adopté cette langue. A Cordoue, nous dit J. Attali (2006, p. 48), la capitale du califat, plus grande ville d'Europe, on parle en arabe, on pense en grec et on prie en latin en arabe et en hébreu. Cette langue (arabe), nous dit Ahmed Djebar, est devenue ce qu'est notre anglais aujourd'hui : la langue universelle des activités scientifiques et philosophiques. Le Moyen-Age ne connut l'antiquité grecque (Le Bon, 1884 p.153) qu'après qu'il fut passé d'abord par la langue des disciples de Mahomet. C'est grâce à ses traductions que d'anciens auteurs, dont les ouvrages originaux sont perdus, ont été conservés jusqu'à nous. C'est aux Arabes seuls, et non aux moines du Moyen-Age, qui ignoraient jusqu'à l'existence du grec, qu'est due la connaissance de l'Antiquité et le monde leur doit une reconnaissance éternelle pour avoir sauvé ce précieux dépôt. La chute de l'empire Quand les relations lointaines viennent à s'affaiblir, les routes commerciales sont détournées ou interrompues, l'or et les autres produits arrivent moins régulièrement. La richesse de l'empire musulman diminue parce qu'elle n'est pas liée à une production locale et ce sont les crises en chaîne, la régression urbaine et l'impossibilité de résister à la convoitise des Barbares. A défaut de richesses en provenance du commerce lointain, l'Etat s'appuie sur l'activité économique interne. Les souverains musulmans devaient trouver une réponse au tarissement des recettes procurées par le commerce international. N'étant pas légitimés par une performance économique locale, les pouvoirs en place se tournent vers une politique fiscale de prélèvement du surplus local existant. Ils tentent de compenser le tarissement des ressources engendrées par le commerce international par des ponctions fiscales sur les populations autochtones. Cependant, ces prélèvements fiscaux engendrent des oppositions au pouvoir central. Les tribus s'opposent au pouvoir et les révoltes sont signalées ici et là. Dans la seconde moitié du XIe siècle surviennent les crises, les troubles, les invasions et, avec eux, le déclin urbain. Des quartiers de Baghdad et du Caire sont en ruine ; au califat de Cordoue démembré succèdent les Reyes de Taifas. A la rupture des routes commerciales correspond la cassure du monde musulman. Après le XIe siècle, le centre de gravité du monde musulman décline. Les centres rayonnants ne sont plus en Orient, ils basculent vers l'Occident et se fixent dans les cités marchandes d'Italie et des Flandres. Venise, Pise et Gênes s'imposent progressivement dans le commerce oriental. Désormais et pour longtemps, la puissance économique, la force d'expansion matérielle, l'activité créatrice seront dès lors, et pour des siècles, le privilège de l'Europe occidentale. La prise de Tolède en 1085 et celle de Huesca en 1096 marquent un renversement du rapport des forces qui semble annoncer l'inéluctable «Reconquista». Les chrétiens reprennent Grenade, dernier bastion de l'Islam en Europe. La grandeur de l'empire arabo-musulman cède la place à sa décadence. Ce déclin provoque un repli doctrinal, mettant fin au foisonnement des écoles théologiques. C'est la fermeture des portes de l'exégèse et la fixation du dogme religieux, devenu prédominant dans les sociétés musulmanes. La recherche scientifique indépendante est condamnée. Toutes les sciences sont consignées dans le Coran, nous disent les foukaha et nul besoin de chercher ailleurs. La décadence de l'ordre politique recompose la société sur le lien religieux. Incapables de se transformer en citoyens, les individus se hiérarchisent selon leurs allures, apparences et discours religieux. Conclusion : La décadence du monde arabo-musulman est d'autant plus importante qu'il correspond à l'essor de l'Europe. Au Moyen-Age, la civilisation islamique était à son apogée. Elle dominait intellectuellement, techniquement et scientifiquement les autres aires géographiques.Depuis la naissance de l'Islam (Y. Montenay), l'unité théorique de la mosquée et du palais engendre de manière récurrente les mêmes conséquences. Le palais s'appuie sur le pouvoir temporel et se professionnalise. La mosquée y voit une trahison de l'Islam d'origine, et tente de vaincre la force par la force en légitimant une opposition violente. Le palais peut «tenir» tant que ses succès intérieurs ou extérieurs nourrissent sa légitimité. En cas d'échec, le processus que nous avons vu se déroule.