Alors que l'être humain est avili et que ses droits élémentaires sont bafoués, alors que les pratiques déviantes progressent au grand jour avivant les inquiétudes et semant l'effroi, soudainement, les citoyens redeviennent visibles. Injonction leur est faite de se rendre aux urnes pour perpétuer le mal endémique et faire prospérer l'opportunisme qui ronge notre société. A côté des grandes connivences, combien de petites lâchetés dont l'étalage fâcheux accentue le climat de surenchère ? Combien de scandales politico-économiques étouffés dans l'œuf ? Ces gestes de folie, qui détruisent le pays, ont fini par transformer le rêve en un cauchemar collectif. Que peut-il bien se passer dans la tête de ceux qui, consciemment, délibérément, attisent les haines et la discorde ? Comment se fait-il que ceux qui ont entretenu le chaos armé pour se perpétuer poursuivent en toute quiétude leur entreprise de prédation ? Est-il normal d'absoudre de leurs fautes ceux qui provoquent l'insécurité et attisent les peurs dont ils ont besoin pour masquer leurs délits ? On voudrait bien sortir de ces arcanes putrescents, mais l'actualité nous poursuit sans relâche. On voudrait bien ne plus consulter les médias dont les messages nous révulsent, mais ces derniers s'imposent à nous, nous harcèlent et nous obligent à observer, impuissants, le spectacle navrant d'un pays qui se perd à vau-l'eau. Et comme si toutes les crises multiples que nous vivons (Etat de droit en désagrégation, activité économique en stand-by, inflation du dinar, érosion du pouvoir d'achat, chômage, emprise de plus en plus croissante des parasites, bref, toute une population asphyxiée par strangulation qui s'enfonce chaque jour un peu plus dans le mutisme et le désespoir), une folle agitation anime les saigneurs de l'Algérie, ces adversaires déclarés du peuple dont les slogans frisent l'obscénité. Il faut admettre qu'il est bien difficile de trouver une cohérence à toutes ces manœuvres politiques, où redresseurs et redressés se donnent en spectacle . Des Flnistes en pleine déconfiture qui tournent casaque ; des Rndistes insubmersibles qui s'agrippent fort au pouvoir ; des Mspistes en quête d'alliances, des Ptéistes en quête de nouvelles recrues et des khobzistes coriaces qui hésitent sur l'outsider à choisir. Sur la quarantaine de partis en lice, pour la plupart nés prématurément, et sur les 25 000 candidats en mal de trône ou de strapontins, combien auront le vent en poupe ? En dessillant les yeux, on voit bien que les dés sont pipés et que le jeu c'est ailleurs qu'il se poursuit, loin des cancans des quidams de toutes espèces et de la canicule politique. Les années passent, rien n'a fondamentalement changé, ou presque, dans les mœurs politiques. La fureur politique est à son paroxysme. Les passions s'exacerbent, l'esprit d'intolérance s'enracine, les luttes entre appareils se font plus acerbes, plus ardentes, comme à chaque veille d'élection électorale d'importance. Aux badineries entre clans succèdent les mots qui fâchent, les remarques tranchantes comme un scalpel, les réparties cruelles qui cinglent fort, les coups fourrés aux endroits sensibles et les attaques odieuses qui provoquent l'embrasement général. Derrière ce tonitruant et insidieux tohu-bohu politicien, ne se cacherait-il pas une volonté délibérée de créer le chaos, salvateur pour certains, la régression, féconde pour d'autres ? Pour qui douterait de la tétanie généralisée, le débat public est on ne peut plus éclairant. A la veille du cinquantième anniversaire de l'indépendance, le jeu complexe des décideurs, dans les méandres des institutions, ne brille ni par sa transparence ni par sa cohérence. L'indicateur du climat politique est toujours en chute et la cote de confiance toujours en baisse, selon le baromètre social. Aucun signal clair de reprise, aucune bonne nouvelle réconfortante depuis des lustres. L'Etat, qui s'est avéré mauvais stratège, persiste et signe pour perdurer. Ministres, sénateurs, députés, maires, walis et conseillers de tout poil s'agitent comme dans une ruche inquiétée, balisent le terrain pour de nouvelles épreuves en s'appliquant à respecter à la lettre, la «feuille de route» tracée en haut lieu, sans même s'interroger sur sa clarté. Les manœuvriers ont fait sortir les tambourineurs de leur léthargie. On les voit, sur le petit écran, surgir de partout, satisfaits d'eux-mêmes, moralisateurs, distillant avec force un argumentaire alambiqué. Le résultat de tout ce branle-bas de combat, de tous ces remue-méninges, de toutes ces gesticulations politiciennes est malheureusement bien connu : des réformettes en guise de changements et des servitudes plus lourdes et plus inflexibles que les précédentes. Assignés à résidence, interdits d'émettre des sons dissonants, impuissants face à une fin de règne qui joue les prolongations, les citoyens redoutent le pire qui les assaille déjà. La paupérisation des classes moyennes, la déliquescence des pouvoirs politiques et judiciaires, l'autoritarisme de l'Etat omnipotent, la violence ne sont un secret pour personne. L'heure est grave pour ceux qui refusent de ployer l'échine, de mendier un bout d'exil, de craquer l'allumette de la flamme du désespoir ou de finir au fond des mers. Le bilan qui tourne au fiasco ne semble émouvoir personne, tout comme le nihilisme qui nous éclabousse encore de ses soubresauts sanglants. On aurait tort de ne pas se soucier des signes avant-coureur qui témoignent de la montée bien réelle des périls et qui donnent tout leur sens à nos lancinantes interrogations. Dans les antres feutrés, les véritables maîtres du pays décident à l'abri des regards indiscrets, pendant que les saigneurs fourbissent leurs armes et entraînent leurs pitbulls menaçants. L'Algérie n'est guère à l'abri d'un arbitraire, d'une tyrannie ou d'un totalitarisme plus affirmé. Excepté quelques sentiments individuels de révolte, ici ou là, aucun engagement réel pour sauver l'Algérie n'est perceptible. Le drame des citoyens est qu'ils ont cru que la liberté obtenue en 1962 serait éternelle. Ils ne se mobilisent que lorsque le porte- monnaie se fait léger, ce qu'a très bien compris le pouvoir actuel. La première tâche régalienne d'un Etat n'est-elle pas d'assurer la sécurité pour tous et non seulement pour les nantis du système qui ne perçoivent plus le spectre de l'effroi qui dessine ses contours ? Humiliés, meurtris et brutalisés par des génies malfaisants, les citoyens voient, impuissants, la délinquance et la grande criminalité fleurir tapies à l'ombre du pouvoir. Il n'est plus question de filouteries mais de corruption généralisée avec un grand «C». Celle-ci n'a ni changé de style ni cherché à dissimuler ses nasses. La seule différence est que le pillage des ressources, par la violence ou par la terreur, se poursuit aujourd'hui à un rythme effréné. Aux friponneries des courtisans et des notables politiques, a succédé la corruption à l'ombre de l'Etat. Ses flammes investissent les plus hautes sphères de l'administration en dévastant tout sur leur passage ; les dégâts causés sont impressionnants ; des milliards sont partis en fumée, d'autres suivront. Squatté par d'habiles manœuvriers politiques aux pulsions suicidaires et au parcours sinueux, le pays n'est pas prêt à mettre un terme aux crises qui se succèdent. Au contraire, la religiosité et l'affairisme confortent leurs positions autour d'un deal : «rebâtir» le pays sur la rapine et le pillage des ressources. Un pacte d'amitié et d'assistance mutuelle scelle désormais leur destin. Francs-tireurs et tireurs aux flancs savent bien qu'en cas d'échec, ils sauveront comme toujours leur tête. Au-delà du gouvernement, c'est le pouvoir dans son ensemble qui est mis sur la sellette. Qui nous dira le montant de l'argent public dilapidé dans les gouffres de l'inconscience des dirigeants ? Qui nous expliquera pourquoi les auteurs de délits aussi énormes ne sont ni inquiétés ni justiciables ? Ces crimes horribles contre la nation demeureront-ils éternellement impunis ? Seront-ils amnistiés par une concorde blanchisseuse ? A qui attribuer cette année la palme de la cupidité et du désir immodéré de puissance et de gloire, après les scandaleux feuilletons (Shorafa, Al Khalifa, Sonatrach, Bcia…) qui ont alimenté la chronique ces dernières années ? Fortement médiatisés, ces derniers scandales ont porté le coup de grâce à une gouvernance vacillante. Désormais, le bunker gouvernemental s'offre aux regards indiscrets. Rendent-ils pour autant les hommes politiques et les cercles mafieux vulnérables ? Pas sûr ! L'onde de choc des scandales a fait long feu. Les pestiférés, ceux que l'on cloue au pilori, ce ne sont pas les pilleurs de ressources, mais ceux qui les dénoncent et qui dévoilent au grand jour l'incurie et la déliquescence. Au centre des tumultes : le journaliste, qui, au lieu de dénoncer les turpitudes, «devrait savoir raison garder» pour, nous dit-on, préserver l'unité du pays et pour ne pas prêter le flanc aux ennemis du pays. Il est certes plus facile de mettre la pression sur les pompiers que sur les pyromanes. A quelques jours des élections législatives, les citoyens se déclarent pessimistes et profondément inquiets face au refus ou à l'incapacité du pouvoir politique de mettre fin à toutes les dérives. Sur le chemin qui mène aux bureaux de vote, se trouve le marché où les prix flambent et l'administration qui incarne le mépris souverain du peuple. L'électeur aura à l'esprit ses espoirs déçus, ses rêves trahis et ses cris de liberté étouffés lors des marches empêchées. Il verra le gouffre qui sépare le peuple de ses dirigeants. La colère qui transparaît et qui risque de se traduire au niveau des urnes est à la mesure de la trahison ressentie. Sans dramatiser outre mesure la situation, il est urgent de prendre au sérieux les menaces qui planent au-dessus des têtes. Qu'on se le dise : tant que la justice demeurera soumise aux ordres, tant que le contrôle démocratique fera défaut et tant que les Algériens demeurent empêchés d'exercer leur citoyenneté, aucune éclaircie n'est possible. Les parasites, les escrocs, les entremetteurs et les receleurs, prêts à brûler le pays si leurs intérêts sont menacés, continueront à couler des jours heureux en Europe, aux Bahamas, dans une oasis arabe ou sous d'autres cieux plus cléments, aux frais, bien sûr, du contribuable algérien naufragé.