De Pomaria au Jardin de France est un livre que vous vouliez écrire depuis longtemps, pourquoi ? Je me suis aperçu que les jeunes d'aujourd'hui ne connaissent pas l'histoire. C'est peut-être de notre faute. Les adultes parlent entre eux et disent parfois que la France aurait dû rester en Algérie, des paroles que les enfants enregistrent. Aucun de nous ne pense ce qu'il dit. Si quelqu'un me dit que la France doit revenir en Algérie, je lui tire dessus ! Une dame m'a confié : « Si je savais que la situation allait être aussi mauvaise, je n'aurais jamais dû dire à mes enfants de faire des études. On devient des mères porteuses pour la France ». Constat terrible ! J'avais quelques messages à transmettre à travers ce livre. La cardiologie devient de la routine pour moi, je ne m'ennuie pas, mais ça ne me suffit plus. Je dois normalement aller en retraite mais je reste pour former les jeunes. J'ai lancé une formation sur la technique qui permet de déboucher les couronnes du cœur et ma grande satisfaction est que dans toute l'Algérie, cette technique a été adaptée. Je regrette que des étudiants qui partent en Europe pour des stages ne reviennent plus. Ils sont même attendus à l'aéroport par des voitures. C'est une véritable hémorragie. Mais, on ne fait rien pour les retenir... Existe-t-il une relève de qualité dans le domaine de la cardiologie ? La relève existe mais elle est technique. La qualité est rare. Le gouvernement crée l'anarchie. Au-delà des critères discutables de nomination de doyens, je suis étonné que chez nous, il existe un professeur pour dix étudiants alors que la norme dans les pays nantis est de 1 pour 20... Il faut passer à la qualité et nous avons des solutions. La qualité passe par des contraintes mais aussi par les salaires. Les professeurs algériens sont les moins payés comparés aux pays du Maghreb, la Mauritanie y compris et de loin ! Les médecins commencent à gagner leur vie à l'âge de 30 ans, les études sont longues. Revenons à votre livre, vous vouliez dire des choses, témoigner... Mes enfants m'ont dit qu'ils voulaient me parler sur mon histoire et mon itinéraire. Je leur ai dit que je ne pouvais pas prendre chacun à part et lui parler, alors, j'ai senti ce besoin de raconter mon histoire, presque une obligation morale. Une fois dans une conférence à Tlemcen, j'ai cité les noms de ceux qui sont morts dans mon quartier dans le combat contre le colonialisme, alors des gens de mon âge m'ont dit qu'ils ne le savaient pas ! J'étais choqué d'entendre lors de certaines célébrations, comme celle de la mort de Abane Ramdane, des gens dire qu'ils sont les seuls à avoir mené la guerre. On continue à véhiculer « nous dans les Aurès, on fait ceci », que « nous dans l'Oranais, on fait cela »... L'Algérie s'était soulevée de Maghnia à Tébessa pour chasser la France, c'était le combat de tout un peuple, chacun avec ses moyens. Et chacun mérite l'attestation communale de reconnaissance.. C'était une révolution populaire. Dans le livre, vous évoquez les frères Berber, quelle était votre relation avec eux ? Les frères Berber sont les Ali La Pointe de Tlemcen. C'était le même esprit. On encense les panthéons et pas les pauvres bourgs. Devant l'histoire, on rend hommage aux Berber. J'ai participé à la révolution mais je n'ai pas à mon actif d'action armée. Je dois cela à Othmane Berber, il avait fait l'armée française. Vu mon âge, il ne voulait pas me donner de revolver, il m'a demandé des choses que je devais faire, comme préparer les caches ou la surveillance du quartier. Il m'a préservé. Si je suis encore vivant, je le dois à certaines personnes qui ne voulaient pas nous envoyer à l'abattoir, comme il y en a eu à Tlemcen. J'étais militant de la cause et je suis discret. Nous étions à la disposition de Berber au quartier Riadh El Hamar (le jardin rouge), situé à la périphérie de Tlemcen. J'ai rencontré le docteur Benzerdjeb. Il était l'ami de mon oncle qui était pharmacien. J'avais à peine dix-huit ans à l'époque... Un jour, je devais diffuser un appel à la grève parmi les étudiants de la medersa. C'était le seul tract que j'ai eu entre les mains. A mon arrivée à la medersa, j'ai vu la police et j'ai pris la fuite. Même le sous-préfet m'avait poursuivi. J'avais le tract sous la ceinture et ils l'ont trouvé sur moi. C'était la fin à mes yeux. C'était en 1956, année de la mort du docteur Benzerdjeb, l'année de l'explosion du combat contre le colonialisme à Tlemcen... L'orientation vers la médecine était-elle voulue ? Non. Je suis natif d'une famille modeste, ça ne me venait même pas à l'esprit de faire médecine. Mon rêve était de devenir instituteur, le métier le plus noble à mes yeux. J'étais bon élève en histoire. Un prof, qui avait un père général m'a proposé de m'inscrire à sciences po. Je lui ai dis que je devais demander l'avis de mes parents. Mon frère aîné m'a dit que les gens de la fédération FLN de France étaient à la recherche de médecins. Il m'a alors ordonné de faire des études de médecine. Quand j'avais été reçu au bac, le même prof d'histoire m'avait dit qu'avec le bac et une lettre d'introduction, je pouvais être reçu à sciences po. Si j'avais accepté, j'aurais été probablement le premier Algérien à y être admis. Le même prof m'a dit que l'Algérie aura, comme l'URSS, des médecins mais pas de politiques. « En politique, vous êtes nuls », m'avait-il prévenu. Il m'avait quelque peu secoué. Ma mère aussi voulait que je fasse médecine. Pour les familles tlemceniennes, avoir un fils médecin est un grand honneur. Je n'avais pas au départ la vocation d'être médecin, mais j'ai pris goût au fil du temps De Pomaria au Jardin de France est un premier tome puisque tout s'arrête en 1962 … Un neveu a lu le texte et m'a fait cette remarque : « Tu t'es arrêté à 1962 parce que tu savais qu'après tout n'allait plus. » C'était compliqué de raconter l'après 1962. De ma naissance à 1962, il y avait un départ pour le train et une station d'arrêt. J'ai le devoir de continuer et j'ai même un titre pour la seconde partie, Les feuilles mortes. J'aurais voulu évoquer le printemps, mais… c'est peut-être trop prétentieux comme titre. Je n'ai jamais eu un poste administratif en Algérie. Dans un pays normal, on peut me considérer comme un homme d'opposition. Dans la deuxième partie, je vais raconter quelques événements que j'ai subis et qui n'honorent pas l'Algérie. J'ai eu des tracasseries avec l'ex-sécurité militaire ou la police, j'en sais rien. J'ai eu des problèmes sérieux. Un prof français de médecine m'a fait le reproche de trop faire de critiques. Il m' avait dit : « Dans la vie des nations, un jour est une seconde ». Il faut être patient. La France nous a déstructurés. A l'inverse, les Tunisiens et les Marocains avaient des structures, des notables. En Algérie, les pouvoirs successifs nous ont cloisonnés. Pour former une bonne mayonnaise, il faut du temps. L'Algérie a formé des médecins, des ingénieurs. A l'indépendance, il n'y avait pas un policier pour faire la circulation ! Cela étant, on pouvait mieux faire, avec une meilleure gouvernance. On était mal partis, mais ce n'était pas uniquement la faute de Ben Bella. Je ne le défends pas, mais il était resté au pouvoir à peine trois ans. D'ailleurs, je n'ai pas de bonnes relations avec lui. Pour moi, un homme au pouvoir doit être cultivé. Je n'admets pas l'autodidactisme. Si on ne connaît pas l'histoire, on ne peut pas gouverner. On n'a pas donné le moyen aux intellectuels pour s'exprimer et gouverner.