Il faut le mentionner de prime abord : l'Amérique ne lui a pas pardonné de prendre fait et cause pour le fascisme italien et pour le Duce, Benito Mussolini. On pourrait même hasarder que cette Amérique, qui manquait de profondeur classique, au plan culturel s'entend, ne lui a pas pardonné, également, le fait d'aller se chercher ailleurs, dans l'Europe classique depuis les débuts de la Renaissance, plutôt que de suivre un Walt Whitman, ou encore un Herman Melville ou un James Fenimore Cooper. Aux yeux des tenants d'un classicisme essentiellement américain, il fut donc un naufragé de l'histoire, assez semblable à Arthur Rimbaud qui, lui, s'en était allé à la recherche de certitudes dans les contrées chaudes du Sud. Pourtant, cet homme avait une espèce de puissance poétique démiurgique qui lui a permis de devancer son siècle et de brûler toutes les étapes, mais méthodologiquement, par rapport aux autres poètes de sa génération. N'avait-il pas donné, en quelque sorte, la béquée au grand T. S. Eliot, en revoyant sa grande composition poétique, «The waste land» ? Quant aux autres poètes, depuis le lancement de l'imagisme en Angleterre, au début du XXe siècle, n'ont-ils pas choisi de suivre sa trace, espérant devenir de bons élèves de sa nouvelle école poétique ? Truffé de classicisme et d'italianisme, dans ses poèmes, et principalement, son ineffable «Cantos», composé tout au long de sa vie, Ezra Pound (1885-1971) donnait parfois l'impression d'être un Don Quichotte des temps modernes. On le voyait, dans les années soixante du siècle dernier, prendre l'air dans la petite ville italienne de Ravello, sur la mer Adriatique. Décharné, chapeau de feutre sur la tête et, parfois, torse nu, scrutant, avec des yeux brûlés par les aléas d'une vie très mouvementée, on ne sait quel horizon marin. En fait, ceux qui l'ont suivi de près disent qu'il ne faisait que scruter ses propres profondeurs, sinon sa propre grandeur de poète qui n'arrivait pas à comprendre ce qui lui était arrivé. On se demande pourquoi l'Occident, d'une manière générale, a eu deux regards diamétralement opposés à l'endroit du fascisme : rancunier et vindicatif à l'égard de l'Italie de Mussolini ; plutôt compréhensif, sinon complice, pour celui de l'Espagne du général Franco. Ernest Hemingway a bien pris part à la guerre civile d'Espagne du côté républicain, face au franquisme, n'est-ce pas ? Il a cependant toujours été bien ménagé par ces mêmes fascistes, alors que Pound, positionné sur l'autre versant politique, n'a pas été épargné. Il n'a pas été passé par les armes à la fin de la guerre comme Robert Brasillach, ou poussé au suicide comme Drieu la Rochelle, ou encore vilipendé par la presse et l'intelligentsia, comme Louis Ferdinand Céline ou Knut Hamsun. Mais il a été publiquement humilié et carrément «encagé» comme un singe irascible, placé dans un asile d'aliénés. Tout cela au moment où sa poésie connaissait un boum inégalé auprès des lecteurs, critiques, poètes et universitaires du monde. En somme, pourquoi condamner, d'un côté, un poète tel que Pound, en faire un galérien, pour avoir choisi un chemin escarpé, parsemé d'aspérités politiques et, d'un autre côté, porter aux nues son œuvre poétique ? Pound demeure un poète immense, en dépit de ce qui est considéré, politiquement, comme une errance totale. Le même Occident n'a pas été tendre à l'égard de Céline et de son «antisémitisme» puisque celui-ci fut jugé, lui aussi, pour haute trahison au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Mais ce même Céline est toujours considéré comme l'un des pontes de la narration littéraire du vingtième siècle. Le précédent ministre français de la culture a même annulé la célébration du 50e anniversaire de sa mort, sans doute sous de fortes pressions. Pourquoi lit-on encore Pouchkine, Al-Mutanabbi, Stefan Zweig, Hemingway et autres grands hommes de lettres, sous tous les cieux, alors qu'ils ont perdu la vie dans des combats parfois inutiles, voire stupides ? Ne gardent-ils rien d'objectif et de beau dans leurs écrits ? Pound s'est trouvé du mauvais coté, et c'est parce que la guerre, comme le dit Shakespeare, est perdue dans un camp et gagnée dans un autre. Il n'a pas choisi de mourir à Ravello comme un piètre vieux fasciste, ni comme un escargot rejeté par l'océan sur la dune d'une plage déserte. Il demeure sur son piédestal de grand poète des temps modernes. Notre propos, faut-il le préciser, ne vise guère à défendre son comportement politique durant la deuxième guerre mondiale, mais, à s'interroger sur certaines irrégularités sociopolitiques du monde occidental.