Descartes écrit dans les Principes de la philosophie, lettre-préface de l'édition française des Principes(1) : «C'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu'on trouve par la philosophie… On doit croire que c'est elle seule, la philosophie, qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation est d'autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux, et ainsi que c'est le plus grand bien qui puisse être dans un Etat que d'avoir de vrais philosophes». Pour Descartes, philosopher c'est surtout douter. Douter de tout et à force de penser que tout est douteux et de tout rejeter comme faux, le philosophe découvre, comme dans une intuition, qu'il ne peut alors pas douter de son propre doute, dans ce cas il y a au moins une chose qui soit sûre et vraie : c'est que lui, c'est-à-dire celui qui philosophe, est en train de douter, c'est à dire de penser et que donc il existe. Et c'est cela la première vérité de Descartes : «Je pense, donc je suis» (cogito ergo sum). Ainsi, dans ce moment de doute radical, il y a au moins une évidence, une chose qui soit sûre et dont on ne peut plus douter : c'est que nous sommes en train de douter. Et si nous sommes en train de douter : c'est que nous sommes, donc nous existons nécessairement(2). Le doute est donc le fondement même de l'existence, c'est ce qui fonde la pensée humaine. Aussi, on ne peut concevoir l'existence sans cette pensée qui doute et qui fonde aussi toute spiritualité chez l'être humain. Cette spiritualité qui nous permet de prendre du recul par rapport aux contingences matérielles de l'existence. L'être humain n'a pu progresser qu'à partir du moment où il a réussi à transcender sa nature animale, à renoncer à ses instincts. C'est donc parce qu'il est un animal spirituel que l'être humain a pu, par sa spiritualité, s'élever au-dessus de cette condition qui le rendait esclave de ses instincts et du monde matériel, un peu comme le veut la tradition aristotélicienne qui considère que l'homme est un animal comme les autres, mais avec la raison en plus. Pour Descartes également, c'est le «bon sens» ou la raison qui ont permis à l'homme de se distinguer de l'animal. Pour lui, la raison est la seule chose qui nous distingue des bêtes. Rousseau, quant à lui, considère que si l'être humain a réussi à se hisser au-dessus du règne animal, c'est par la liberté qui le caractérise, c'est-à-dire par sa capacité à dépasser sa nature pour tendre vers la perfectibilité. En effet, Rousseau place la qualité de perfectibilité au sein de la nature humaine et par là même il induit qu'il est de la nature humaine de se perfectionner. L'homme est donc perfectible, selon Rousseau, dans la mesure où il est défini essentiellement comme un être en puissance, non en actes, par opposition à l'animal dont les caractéristiques spécifiques sont immuables, l'homme est un être en devenir. Pour Rousseau, le progrès est une composante humaine, comme le démontre l'évolution des villes comparée à l'immobilisme des sociétés animalières. L'animal, quant à lui, n'a pas cette faculté de se sortir du cadre naturel qui est le sien, de se soustraire à ses penchants instinctifs. L'homme, au contraire, peut s'arracher du réel, se poster en observateur du monde et ainsi procéder à des jugements(3). Si de par sa nature l'homme est proche de l'animal, il se singularise de l'animal, comme on vient de le voir, par cette faculté exceptionnelle qui lui permet de penser ses actes au lieu de se laisser gouverner par l'instinct, mais aussi par certains de ses comportements. En effet, plus encore que l'animal, l'homme est la seule créature capable d'actes, qui peuvent paraître à l'observateur non averti, gratuits dans le sens où ils n'ont aucune motivation consciente. Sur ce point précis, le mérite revient à Freud d'avoir su montrer qu'en définitive il n'y a pas d'actes gratuits et que tout comportement est motivé. La découverte de l'inconscient a permis justement de dévoiler ce côté obscur de l'être humain qui le différencie radicalement de l'animal et qui fait de lui un être unique en son genre, un être capable du meilleur comme du pire. En fait, plus encore du pire que du meilleur. La thèse qui soutient que l'homme est naturellement bon, qu'il n'est pas méchant par nature, thèse soutenue par Rousseau qui exonère l'individu de la responsabilité du mal, la thèse du bon sauvage, qui énonce que c'est la vie sociale avec les passions qu'elle suscite qui corrompt l'homme en l'éloignant de l'innocence originelle, a largement été battue en brèche par Freud, qui a su démontrer dans «l'avenir d'une illusion»(4), la présence en l'homme d'une tendance innée à la destruction, que l'homme est mu par des pulsions, des affects, bref par de l'irrationnel. Pour Freud, l'homme n'est point cet être débonnaire, mais plutôt un être qui porte au compte de ses données instinctives une bonne somme d'agressivité. En vérité, comme l'affirme Plaute, «l'homme est un loup pour l'homme», (Homo homini lupus est). Le dogme du péché originel signifie qu'il y a inscrit, dans la nature humaine, un mal radical devant être racheté»(5). Freud écrit à ce propos dans Malaise dans la civilisation(6) (1929) : «Cette tendance à l'agression, que nous pouvons déceler en nous et dont nous supposons à bon droit l'existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain, c'est elle qui impose à la civilisation tant d'efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L'intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique…». L'homme n'est donc devenu ce qu'il est, c'est-à-dire un homo sapiens, que grâce à un long processus de socialisation inclus dans le processus de civilisation. Pour s'élever au-dessus de sa condition animale, pour domestiquer ses instincts, seules conditions à une vie en société, l'être humain a été contraint de soumettre sa nature, ce qui a donné lieu à la civilisation et à la culture. La civilisation que l'homme a édifiée est donc le fruit d'une lutte de l'homme contre sa nature fondamentalement égoïste, ce que Freud a essayé de démontrer dans son ouvrage Malaise dans la civilisation. «Dans cet ouvrage foncièrement pessimiste, Freud s'interroge si l'homme est fait pour le bonheur ? Dans cet essai de 1929 qu'il intitula d'abord Le Bonheur et la civilisation, puis Le Malheur dans la civilisation, pour retenir enfin le titre définitif : Malaise dans la civilisation, Freud démontre que notre existence est plutôt caractérisée par la violence, la souffrance et l'insatisfaction. Utilisant la théorie des pulsions élaborée dix ans plus tôt, dans Au-delà du principe de plaisir, Freud explique pourquoi «l'agressivité, l'hostilité et la cruauté sont inhérentes au genre humain, il dégage ce qui les relie au plaisir et à l'amour, et il montre à quelles conditions la culture permet de contrôler les pulsions de mort» (7). Selon Simone Manon(8), «être cultivé est le résultat d'un processus par lequel à force d'instruction et d'éducation, de socialisation et d'humanisation, un individu donne à voir un visage de l'humain (…). La culture est la promotion de l'humanité dans le monde et dans l'homme». En fait, la culture n'est pas donnée à l'humain, c'est un construit (construct) artificiel totalement contraire à la nature de l'homme. On pourrait appliquer à l'homme cette maxime que Bachelard attribuait à la science : «dans l'homme rien n'est donné, tout est construit». Plus encore, puisque la culture est une nécessité imposée à l'humain, on peut la considérer comme l'a fait Kant, comme ce qui nous est «extorqué pathologiquement». Extorqué pathologiquement à cause de l'insociable sociabilité de l'homme. Selon Kant, l'homme, à l'encontre de la tradition aristotélicienne, n'est pas naturellement sociable. S'il entre en société, c'est en vertu d'une nature duelle, à la fois intéressée par les profits résultant de l'association et par le désir d'y avoir le moins de recours possible, puisque ce qu'il cherche c'est son profit. Kant écrit à ce propos : «Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme au sein de la société, dans la mesure où cet antagonisme est, en fin de compte, la cause d'une organisation régulière de cette société. J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à s'isoler, car il trouve en même temps en lui (…) l'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens. Et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L'homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossièreté le mènent à la culture ; c'est alors que se forme le goût, et que même cette évolution se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut, avec le temps, transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en des principes déterminés et, enfin, transformer un accord pathologiquement extorqué pour former la société en un tout moral.» Pour Rousseau, un homme privé de culture n'est rien de plus qu'un «animal stupide et borné». «Tous les attributs proprement humains : la bipédie, l'usage approprié des mains, la parole, la pensée, la civilité, etc., requièrent un milieu social, des apprentissages, du mimétisme et de l'éducation. L'enfant est un candidat à l'humanité selon Piéron, mais un candidat seulement. Hors d'un contexte culturel dans lequel il prend forme humaine, le petit de l'homme est condamné à la condition fruste, hébétée de l'enfant sauvage. Ainsi, on ne naît pas homme on le devient. L'homme n'est donc pas homme par son héritage biologique, il l'est par son héritage culturel. Sa nature n'est pas une nature donnée, c'est une nature acquise», (Simone Manon, Est-ce un devoir pour l'homme d'être cultivé, Ibid.). Ainsi, l'homme n'a pu devenir ce qu'il est, c'est-à-dire un homo sapiens, que grâce à un long processus de socialisation et d'enculturation. Cependant, ce processus n'a pu s'enclencher que grâce au fait que l'homme possède une capacité qui fait de lui un être unique en son genre : la capacité de penser. Pour Pascal, l'être humain est avant tout un vivant pensant. «L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Toute notre dignité consiste en la pensée. L'homme est visiblement fait pour penser : c'est là toute sa dignité et tout son mérite; et tout son devoir est de penser comme il faut».(9) L'esprit est donc ce qui distingue l'homme comme être rationnel, lui permettant de s'élever et de passer ainsi de l'état de nature à celui de culture. Grâce à son aptitude à penser le réel au lieu d'agir sur lui, l'homo faber a pu se hisser au stade d'homo sapiens, à bâtir des civilisations, mais comme il n'arrive pas toujours à contrôler son instinct de destruction, l'homme a vite fait de détruire ce qu'il a construit et les choses en sont allées ainsi depuis l'aube de l'humanité jusqu'à aujourd'hui. Ainsi, malgré cette force morale qui le caractérise, l'instinct de destruction reste toujours actif en l'homme. Pour des raisons de possessions matérielles, de pouvoir, d'espace vital, de stratégie politique, l'homme est toujours prêt à déclencher des guerres meurtrières, si bien que toutes les luttes et tous les acquis civilisationnels n'arrivent pas à contrecarrer la force de l'instinct de mort, la force de Thanatos qui est en nous et qui nous pousse toujours à vouloir asservir et dominer notre prochain et parfois même à vouloir le détruire. Cependant, malgré cette tendance obscure qui anime l'être humain, il reste que par la force de sa pensée, il a su accomplir les miracles dont témoigne le degré atteint par l'humanité dans son évolution. La pensée est donc créatrice de richesses. Pour survivre, l'être humain a certes besoin de nourrir son corps, mais il a surtout besoin de nourrir également son esprit, car c'est grâce à son esprit que l'être humain a réussi à survivre et se développer, malgré le fait qu'il soit la créature la plus faible et la plus démunie. En effet, contrairement à l'animal qui est héréditairement programmé pour survivre dans son environnement, l'être humain est l'être le plus démuni de la création, le plus fragile et le plus vulnérable, c'est bel est bien un roseau pensant, comme l'a énoncé Pascal, mais sa force réside dans ce don exceptionnel qu'il a su développer : sa pensée créatrice. Pour survivre, l'être humain a non seulement besoin de nourrir son corps mais également son esprit, car comme l'écrit Descartes : «Les bêtes brutes, qui n'ont que leur corps à conserver, s'occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir ; mais les hommes, dont la principale partie est l'esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture…» Descartes ajoute : «Les gens du commun se comportent en toutes choses comme des animaux, cherchant à se nourrir, à s'accoupler, à prendre leurs aises. S'ils n'y parviennent pas, ils se battent, ou encore, craignant la mort, tremblent d'effroi», (Les principes de la philosophie, lettre-préface de l'édition française des Principes, op.cit.). Ainsi, la condition humaine ne peut advenir que si l'homme s'attache non pas à nourrir uniquement son ventre, mais également à employer toute son énergie à rechercher la sagesse par la culture de l'esprit. Aussi, aucune civilisation ne peut être érigée sur la culture du ventre. Aucune société ne peut évoluer en tournant le dos à cette vérité première, à la certitude que tout doit être construit par la force de l'esprit, qui est seul capable de se créer ses propres instruments. Selon Descartes, les instruments que se forge lui-même l'esprit ce sont les règles de la méthode, la méthode qui «prépare notre entendement pour juger en perfection de la vérité et nous apprend à régler nos volontés en distinguant les choses bonnes d'avec les mauvaises.» Pour Descartes et pour ce faire, il faut se servir de «toutes les ressources de l'intelligence, de l'imagination, des sens, de la mémoire, pour avoir une intuition distincte des propositions simples», (règle douzième). Aucun salut n'est donc possible pour celui qui ne cherche qu'à nourrir son ventre sans se préoccuper de ce qui fait de lui un être humain : la spiritualité et le bon sens. La spiritualité et le bon sens, voilà en deux mots ce qui définit le mieux l'être humain qui a su, grâce à ce don exceptionnel, à domestiquer non seulement sa nature fondamentalement égoïste, mais également son environnement et à ériger des civilisations. Quant à nous, comment allons-nous nous situer par rapport à ce continuum évolutionniste ? S'il est vrai que l'Algérie est un pays jeune, on vient juste de fêter le cinquantième anniversaire de notre indépendance, cela n'excuse en rien les retards que notre nation a accumulés. Des nations beaucoup moins nanties que nous ont accompli des miracles dans à peu près le même laps de temps. Citons à titre d'exemple le Japon, dont la superficie est à peine le quart de la nôtre, pratiquement dépourvu de matières premières, dont la population est quatre fois plus importante que la nôtre (123 millions) et la densité de 1000 habitants au kilomètre carré sur les 20% de surface habitable. Ce petit pays a réussi, en cinquante ans, à passer de la féodalité à la modernité pour devenir, enfin, un siècle plus tard, l'une des plus grandes puissances du monde. Quelques repères nous permettront de mieux comprendre la situation de ce pays. – En 1868, c'est la restauration Meiji, première partie de sa révolution bourgeoise accomplie par les féodaux. Et ensuite, cela va très vite : – En 1895, il entame ses premières conquêtes coloniales. – En 1905, il étonne le monde en remportant la victoire sur l'armée tsariste. – En 1914, il participe à la guerre impérialiste aux côtés des alliés. – En 1941, il attaque les USA et détruit leur flotte à Pearl Harbour. – En 1945, le Japon est occupé par l'armée américaine qui réalise la seconde partie de la révolution bourgeoise au Japon. – En 1968, cent ans après la restauration Meiji, le Japon est le troisième grand pays.(10) L'exemple de la Corée du Sud est également à méditer. Ce pays est passé, en un demi-siècle, de la situation de pays pauvre à celle de membre de l'ODCE au revenu de 17 000 dollars par habitant. Ce qui caractérise ces deux pays, le secret de leur réussite, c'est le fait qu'ils ont tous les deux misé sur l'effort et l'endurance conjugués à une soif d'éducation. Voilà les rouages d'un «miracle» qui s'inscrit dans l'histoire tourmentée de ces deux peuples, par ailleurs victimes d'une guerre meurtrière qui a totalement détruit le pays pour le premier (la Seconde Guerre mondiale) et d'une guerre fratricide (1950-1953) pour ce qui est du second, pays qui, en plus, a longtemps été humilié (pendant un demi-siècle) par son voisin japonais.(11) Point de secret donc. La réussite, l'évolution d'une nation ne peut s'inscrire que dans la promotion de l'homme, dans l'effort et l'endurance et dans la promotion de l'intelligence et du savoir. S'il est vrai que la comparaison entre notre pays et ces deux nations n'est pas aisée, compte tenu du fait que nous n'avons pas les mêmes réalités historiques et culturelles, il reste que les exemples de ces deux pays sont à méditer pour en tirer les leçons qui s'imposent. En effet, cinquante ans après l'indépendance, l'économie de notre pays n'arrive pas encore à décoller. Nous continuons toujours à dépendre de nos ressources naturelles et à manger frénétiquement notre pétrole et notre gaz. Cette frénésie gastronomique atteint des sommets ahurissants pendant le mois sacré du Ramadhan, qui a perdu toute sa sacralité à cause, d'une part, de la spéculation qui sévit en cette période au cours de laquelle certains commerçants doublent carrément leurs prix (et dire que tout ce beau monde se retrouve le soir à la prière des Taraouih, alors que par ailleurs certains d'entre eux font tout pour affamer leurs concitoyens tant il est vrai que pour certaines bourses cette spéculation effrénée est insupportable), d'autre part à cause du comportement de nos concitoyens prêts à s'écharper devant les étals des commerçants pour un fruit ou un morceau de viande, alors même que ce mois est censé être le mois de la rahma, de la modération, de la méditation et du pardon. Moi-même je n'ai pu échapper à cette réalité dégradante en ce mois de Ramadhan où je me suis surpris à jouer des coudes et à me faire bousculer et pourquoi, s'il vous plaît ? Pour une simple botte de céleri (krafès), herbe aromatique, ô combien nécessaire à une bonne chorba à la Constantinoise. Pour l'anecdote, j'ai quand même réussi à l'avoir ma botte de céleri, que j'ai fièrement ramenée à la maison comme un trophée de guerre arraché de haute lutte. Que reste-t-il de sacré à ce mois quand nos concitoyens perdent leur contrôle pour un oui ou pour un non, quand on affame les plus démunis d'entre nous, mais surtout quand on renonce totalement à ses obligations professionnelles ? En effet, si en temps normal l'Algérien est très peu travailleur, en ce mois de Ramadhan il arrête pratiquement toute activité et ne pense qu'au moment du f'tour. Pourtant, l'Islam est la religion qui a le plus sacralisé le travail. En Islam, le travail est un acte d'adoration. Toute activité, tout travail que le croyant exerce est considéré comme un acte de culte. L'Islam va plus loin encore, en considérant comme un combattant dans la voie de Dieu celui qui travaille pour satisfaire ses besoins et les besoins de sa famille. D'ailleurs, le devoir du travail vient juste après le devoir de la prière. Dieu nous exhorte à rechercher ou à regagner le travail une fois la prière accomplie : «Lorsque la prière est achevée, dispersez-vous sur terre, recherchez la grâce d'Allah ; invoquez souvent le nom d'Allah. Afin que vous réussissiez», 63.10. Il n'est pas licite pour un musulman de fainéanter et de ne pas chercher à gagner son pain, que la raison de cette oisiveté soit de se consacrer à l'adoration, ou au nom de la confiance en Dieu, car il ne pleut ni de l'or ni de l'argent. «Dieu déteste l'homme oisif», (hadith)(12). S'il est vrai que l'Algérien a longtemps souffert de toutes sortes de privations, qu'au regard de l'histoire des nations et des sociétés l'Algérie est un pays encore jeune, ce qui explique peut-être cette fringale insatiable qui nous caractérise, mais il faut quand même garder à l'esprit que nous vivons dans un monde hautement compétitif, dans lequel seuls les plus forts peuvent survivre. Les défis qui nous attendent sont donc immenses, parce que jusque-là nous n'avons fait que manger sans nous soucier du lendemain, à l'heure où les nations développées sont en train de penser à nous enlever jusqu'à notre seule et unique source de survie : les ressources naturelles qui alimentent notre ventre. Cela n'est pas sans me rappeler une chanson parue dans les années soixante-dix, lors du premier choc pétrolier qui dit à peu près ceci : Vous avez du pétrole, nous avons des idées. Cela est d'autant plus vrai qu'aujourd'hui, au moment où nous sommes en train de manger nos ressources naturelles (le pétrole et le gaz), les nations développées sont en train de penser à trouver des solutions à leur dépendance énergétique, et ils y arriveront tôt où tard, et ce jour-là qui n'est pas si loin qu'on le pense, il arrivera aux énergies fossiles ce qui est arrivé par le passé au charbon : plus personne n'en voudra. Que mangerons-nous alors? Il est donc grand temps de nous atteler, nous aussi, à la tâche et de commencer à penser comment sortir du cercle vicieux de la rente pétrolière et de la culture du ventre. Il est temps de commencer à penser à la préservation de nos ressources naturelles, en investissant dans les énergies renouvelables. L'Algérie est un pays ensoleillé presque douze mois sur douze, il ne faut donc pas trop tarder à investir dans l'énergie solaire, énergie propre et renouvelable. Des pays beaucoup moins ensoleillés que le nôtre sont déjà en train d'exploiter ce créneau et là où il n'y a pas de soleil, ils investissent les créneaux de l'énergie éolienne ou géothermique, sans parler des biocarburants ou encore la nouvelle génération des énergies nucléaires. Plus urgent encore, il est impérativement temps d'investir dans l'homme, dans les ressources humaines. «L'homme est le capital le plus précieux», aurait dit Lénine. Il faut donc œuvrer à promouvoir cette ressource inépuisable : l'intelligence, en formant des citoyens qui pensent et non de simples tubes digestifs et inverser ainsi cette réalité du vivre pour manger pour cette autre réalité plus triviale : manger pour vivre et prendre ainsi le temps de penser, de réfléchir à construire une nation viable. Parce qu'à l'heure actuelle, nous sommes bien loin de cette maxime de Descartes : «cogito, ergo sum» et beaucoup plus proche de cette autre maxime : «Je mange, donc je suis».