De la cîme de son siècle vécu, dont la famille a célébré l'anniversaire, superbe dans son séculaire haïk «m'rama» qu'elle a revêtu en l'heureuse circonstance, E'la Ouerdia Hamadou Amrouni nous révèle, avec amour, El Bahdja et sa cité antique El Mahroussa, «La protégée» de sa tendre enfance. Elle est toute contente de nous recevoir à son domicile pour nous conter l'histoire et la légende d'El Djezaïr qui l'a vu naître, selon son expression «un mardi 1er octobre 1912 à 10h du matin, à la rue du Chameau», dans la haute Casbah. Ironie burlesque de dérision d'une faune animale de la stratégie toponymique colonialiste pratiquée à dessein d'un processus de démantèlement culturel. La Casbah : un creuset de citadinité et de pluralité culturelle Elle a vécu dans la cité antique de sa naissance jusqu'à l'âge de 16 ans, quand ses parents déménagèrent pour habiter Bab El Oued et ensuite Notre Dame d'Afrique durant les années 1930. De tous ses souvenirs étonnamment vivaces et d'une mémoire phénoménalement infaillible émergent en elle des images éclatantes de sa Casbah altière, chaleureusement humaine, solidairement unie dans la cohabitation d'une mosaïque de convivialité peuplée d'une trame de communautés de toutes les régions de l'Algérie profonde. De la proche Kabylie à Jijel, de Constantine à Sétif, de Annaba à Biskra, d'Oran à Ghardaïa, El Mahroussa, fidèle à sa vocation civilisationnelle et historique, a accueilli et bercé en son sein l'ensemble de ses enfants. Une richesse inouïe d'une pluralité culturelle qui, dans son raffinement citadin a constitué un creuset harmonieux d'épanouissement et de résistance culturelle de la personnalité algérienne, dans l'authenticité sociologique de ses éléments constitutifs et structurants. Elle se souvient de la splendeur des douérate majestueuses avec leurs colonnes ornées de sculptures d'art, des terrasses qui surplombent la plus belle baie du monde, univers des femmes pour les causeries quotidiennes et le café rituel préparé avec dextrité et le raffinement de la tradition algéroise. La bouquala qu'elle affectionnait tant, lui rappelle, à ce jour, l'extase des rimes et des envolées poétiques qui subjuguaient un auditoire féminin envoûté par des déclamations dans le ravissement de la méditation. Le blanc immaculé de chaux des maisons éclairait harmonieusement les soubassements des murs violacés de nila, dans la féérie des magnifiques fontaines essaimées alentour et les senteurs aromatiques de jasmin, nesri, fel, menthe et basilic (h'bek) embaumaient dans la douceur l'enceinte de la vieille cité. Les rues, ruelles venelles de la cité antique étaient d'une propreté attrayante, ses habitants y veillaient de par leur comportement et leur civisme dans un élan naturel, éducationnel et collectif de solidarité, d'amour et de respect des lieux évocateurs, chargés d'un patrimoine commun d'histoire, de mémoire et de culture. Alger la blanche dans la légende du souvenir Dans un long soupir, elle martèlera qu'Alger de son enfance et de sa jeunesse était un havre édénique, qui émerveillait les foules de visiteurs venus nombreux du monde entier admirer ses splendeurs. Ses fastueux boulevards, ses jardins publics luxuriants de renommée mondiale, ses immeubles imposants d'architecture d'art, ses musées, ses édifices étaient une source inaltérable d'inspiration pour les artistes qui ont immortalisé, dans leurs œuvres de renom, la fascinante beauté. Que de poèmes, de chansons, de mélodies de qacidate dédiés au charme enchanteur de cette ville de rêve, inondée d'un soleil sonore qui baigne dans le bleu turquois aux reflets argentés de la Méditerranée, mer de lumière et mère d'amour. Elle nous conta aussi les valeurs humaines de la société incarnées par le respect, la courtoisie, la solidarité, le civisme et enfin la tendresse voués à des lieux de mémoire qui ont vu naître des générations entières affectivement attachées à leur ville. E'la Ouerdia, la centenaire, s'exprime dans la langue parlée d'Alger très riche, dans la symbolique et la métaphore qu'elle reprend avec aisance à travers la syntaxe linguistique française dans un style oratoire de talent. Une volonté tenace pour le savoir et la connaissance Jusqu'à une date récente où elle a été atteinte d'une déficience d'acuité visuelle, elle lisait couramment en cette langue sans jamais avoir été scolarisée ou avoir mis les pieds dans une école. Une véritable leçon de volonté humaine, d'abnégation et de performance dues à une ténacité obsessionnelle pour découvrir l'univers du savoir et de la connaissance. Ecoutons-la à ce propos dans une de ses plaisanteries dont elle est friande. «Je ne me suis jamais assise à une table d'écolier, mais j'ai été une enseignante persévérante pour avoir contribué à l'éducation d'un élève studieux devenu plus tard un universitaire, qui a achevé ses études supérieures en France et aux Etats-Unis d'Amérique il y a de cela 40 ans. Lui, n'est personne d'autre que mon fils Rachid qui est là devant vous.» Dans un sourire attendrissant à l'adresse de sa mère, ce dernier l'a ainsi confirmé : «Oui, maman ! C'est bien vrai. Merci à l'éternité pour ce que je n'oublierai point et que j'ai avec gratitude révélé à mes enfants.» L'art de vivre, l'euphorie de ses 100 printemps La vie de E'lla Ouerdia s'écoule paisiblement dans son modeste appartement impeccablement entretenu et décoré avec goût de reliques et de portraits photographiques de famille à travers le cycle des âges et du temps. Un art de vivre dans sa perfection : ménage, cuisine, culture avec le relais de la télévision et de la radio ; le tout dans la plénitude d'une existence où les jours sereins ne cèdent aucun espace à l'ennui. Le meilleur moment attendu est celui de la visite que lui rend quotidiennement son fils Rachid, qu'elle rassasie souvent de plats traditionnels, de délices cuisinés par ses soins et dont il raffole à l'évocation des souvenirs d'antan. Elle a aussi un penchant de tendresse pour son cadet, Saïd, «le maâzouz» qui est venu au monde dans la symbolique commémorative de Novembre de l'année 1962, en citoyen libre dans une Algérie indépendante. Dans une exclamation chaleureusement affective, E'la Ouerdia épanouie dans la quiétude de l'âme nous égaya par un élan d'optimisme et d'espoir en ces termes : «J'ai pleinement vécu un siècle traversé de convulsions et de tragédies, dont la plus cruelle fut celle de colonisation. Notre peuple a relevé le défi et s'est sacrifié pour la libération de notre chère patrie.» Décembre incarné par la pensée du souvenir Ce mois de décembre ranime en elle les souvenirs des glorieuses manifestations du 11 Décembre 1960, dont les images sont ancrées dans sa mémoire. «Je ne peux oublier ces journées bénies où j'ai vu le peuple algérien faire une démonstration de courage et de foi pour arracher l'indépendance de son pays. Cette flamme patriotique doit être perpétuée à jamais pour nos enfants dans une fidélité de pensée aux sacrifices de leurs aînés et de leurs aïeux.» Et elle ajoute avec solennité : «Au soir de ma vie, mon souhait ardent est en direction de ma descendance, la jeunesse qui doit pérenniser les repères mémoriels et les valeurs de notre société.» Un message très fort par la voix sage d'une maman attachée aux repères d'un riche passé qui dans la «baraka» de ses 100 ans n'a, en ce cinquantenaire de l'indépendance de son pays, qu'un vœu suprême à léguer : celui d'une Algérie des martyrs radieuse et prospère dans le miroir de sa capitale redevenue Alger la blanche, orgueilleuse à l'infini du décor symbolique et fabuleux des vestiges d'histoire et de culture de son éternelle Casbah. Ce long voyage au bout de la mémoire est une leçon féconde de notre honorable aïeule centenaire, à travers les valeurs de la société ainsi revisitées et jadis prodiguées dans la rationalité de la condition humaine par l'école de morale des aînés qui est aussi celle de la vie.