le terme de civilisation gréco-romaine cher aux Européens indique à quel point les cultures romaine et hellénique se sont imbriquées pour donner naissance à toute une série de référents demeurés d'une actualité vivante. Le brassage des cultures passe par la langue. Le nombre de termes spécialisés qu'on retrouve aujourd'hui dans les langues européennes et arabe et qui sont d'origine gréco-romaine témoigne de cette actualité. Dans l'Antiquité, cette civilisation s'était tellement répandue qu'on a longtemps cru que tout patrimoine bâti de l'époque était romain. En fait, beaucoup de monuments construits en Afrique à l'époque romaine l'avaient été par des Berbères qui suivaient les canons de leur temps. L'Afrique du Nord a bien donné deux empereurs à Rome, dont le fameux Septime Sévère venu de Leptis Magna, dans l'actuelle Libye. Au cours de l'Antiquité, les Puniques avaient occupé une partie du sud de l'Europe où ils se sont fondus dans la population. La civilisation arabe s'est considérablement enrichie de la culture et du savoir grecs qui représentent, à bien des égards, le point de départ de ce raffinement que les Arabes ont amené en Occident à partir de l'Andalousie. Les penseurs arabes se sont nourris de la philosophie grecque qu'ils ont traduite et qu'ils ont fait redécouvrir à Grenade ou à Cordoue. On se souvient de l'interdit fait par l'Inquisition de consulter, à partir de traductions arabes, les manuscrits grecs, d'en particulier le Traité du rire d'Aristote. Ce qui a fourni l'intrigue du roman d'Umberto Eco Le Nom de la rose. De son côté, la musique arabe a trouvé ses sources dans la musique grecque avant que Ziriab n'en fasse la gloire dans ce qu'il est convenu d'appeler la musique arabo-andalouse. Au Moyen-Age européen, les portulans ont développé les échanges entre la rive nord et la rive sud de la Méditerranée. Outre les ouvrages qu'ils trouvaient à Tombouctou, ils ramenaient l'or et le sel d'Afrique, mais faisaient également transiter la soie et les épices que les navigateurs arabes et portugais faisaient venir de Chine. Les Arabes ont largement influencé l'architecture européenne en Espagne, en Sicile et dans l'Italie du Sud. Dans la première mappemonde que le roi normand Roger Il de Sicile demanda à Al Idrissi de réaliser, l'Europe se trouvait au sud de la Méditerranée ! Les relations au sein de l'espace méditerranéen se sont toujours faites à partir de considérations culturelles. A travers le dialogue des civilisations, les échanges commerciaux ou même les confrontations, le dernier mot est toujours resté au brassage culturel. Dans ce contexte, les médias ont aujourd'hui un rôle crucial à jouer. La culture et sa production ne sont pas séparables. Chaque civilisation s'est nourrie des richesses de celle qui la précédait et a donné à son tour naissance à une autre civilisation qui, sans elle, n'aurait jamais vu le jour. La terminologie « dialogue des civilisations » est, dans ce cas, inappropriée tant la civilisation méditerranéenne apparaît comme un seul fleuve alimenté par une multitude d'affluents majeurs. On ne peut même pas parler de culture cosmopolite dans cette région tant les sources se croisent et s'entremêlent. Le dialogue interculturel correspond davantage à ce réveil de la Méditerranée auquel nous assistons aujourd'hui Les pays du Sud bloqués par la colonisation La colonisation a bloqué le développement des pays du Sud qui sont devenus de simples réserves de matières premières. Une décolonisation bâclée n'a pas réussi à résorber les retards dramatiques accumulés tant du point de vue structurel que superstructure ! Les fossés ainsi créés semblent s'être considérablement élargis à la faveur des échecs des pouvoirs issus des indépendances. Les sentiments identitaires se sont exacerbés tant au Sud qu'au Nord. Tout cela a provoqué depuis quelques années une prise de conscience européenne en direction du sud de la Méditerranée, inconcevable il y a encore une décennie. La situation est certes sérieuse et les sources de conflit, comme la question palestinienne ou l'Irak, n'ont jamais paru aussi nombreuses. Pourtant, dans ce pessimisme ambiant, un déclic semble s'être produit. Il n'y a pas si longtemps encore, on pensait que les relations économiques centralisées avec les Etats pouvaient constituer la réponse unique à la question du développement de pays de la rive sud de la Méditerranée. Le tout-économique a, depuis, montré ses limites. Les sociétés civiles ont commencé, parfois cahotiquement, à émerger. Dans ce nécessaire dialogue interculturel, les médias sont incontournables. Les deux guerres du Golfe ont joué à cet effet un rôle catalyseur dans l'espace méditerranéen. La massification des moyens de communication a, au même moment, attisé les relations d'attraction-répulsion entre les opinions publiques du Nord et du Sud, tantôt les rapprochant et tantôt les opposant. Les journalistes des pays de la rive Sud voient leurs lecteurs, et encore plus leurs téléspectateurs, se détourner d'eux. Devant ce hold-up, ils ont été tentés de se retrancher dans une frustration négative. Le résultat en fut désastreux pour l'image de l'Europe au début des années 1990. Les fermetures des frontières ont encore accentué ces sentiments de rejet. Le journaliste, un médiateur De nombreux programmes et projets (dont ceux de la Communauté européenne, mais aussi du Conseil de l'Europe ainsi que de plus en plus de nombreux instituts de recherche, fondations et organisations professionnelles et non gouvernementales) ont permis aux universitaires et aux journalistes du sud de la Méditerranée de franchir ces frontières de la méfiance. Ils ont côtoyé leurs collègues européens et se sont repris à espérer en un nouvel ordre euro-méditerranéen. Des centaines de journalistes du Sud ont ainsi pu travailler avec des professionnels du Nord et se rapprocher des standards internationaux en matière de communication. Ce fut également l'occasion pour de nombreux journalistes européens de mieux connaître les pays de la rive sud. Les journalistes, vecteurs du dialogue interculturel entre les deux rives de la Méditerranée, doivent continuer à avoir les moyens d'échanger des idées. C'est à ce prix - celui de rencontres entre les hommes et les femmes du Nord et du Sud - que le dialogue sera véritablement possible. La perte de crédibilité des pouvoirs en place a créé dans l'espace méditerranéen un besoin irrépressible d'être informé. Les sociétés civiles existent même si elles n'ont pas toujours les moyens de s'exprimer. Les opinions publiques nées de cette nouvelle société des citoyens actifs attendent du journaliste qu'il soit le médiateur entre elles et les décideurs. Rien ne pourra dorénavant se gérer de façon durable dans cette partie du monde sans ce triptyque autorités-sociétés civiles-médias. Inutile de tenter de convaincre les politiques si l'opinion publique n'est pas acquise. Si les tirages des journaux baissent en Occident, ce n'est pas le cas dans les pays « émergents ». L'engouement pour la presse est un indicateur des valeurs recherchées par le citoyen : le droit à l'information et la liberté d'expression sont intimement liés à la revendication démocratique. Le blocage historique qu'ont connu les pays du Sud ont fait reculer la culture de l'écrit. L'analphabétisme et la tradition orale qui l'ont remplacée reculent peu à peu, mais pas assez encore pour protéger le citoyen contre la pensée unique. Pour l'heure, les progrès des politiques de scolarisation poussent les jeunes générations à lire la presse plus que les livres. C'est donc d'un formidable réservoir dont disposent de plus en plus les médias. C'est là qu'on cherche l'information politique, mais aussi culturelle et sociale de l'espace euro-méditerranéen. La construction implique le passage par un véritable dialogue interculturel capable de disloquer les frontières de la pensée. Certes, l'Europe est encore mal connue dans les pays du Sud, mais l'inverse est également vrai. Des millions d'émigrés vivent en Europe. Leur culture est mal connue. Cette méconnaissance alimente les extrémismes et les préjugés. En luttant contre les idées reçues, les journalistes contribueront à rétablir la vérité sur le dialogue interculturel et à faire reculer les extrémismes et la xénophobie qui, malheureusement, ne sont le privilège d'aucun camp. L'être humain est « condamné à penser », disait Pascal. Si l'être humain retrouvait sa place comme richesse principale, alors la mer Méditerranée pourrait, comme l'affirmait le géographe André Siegfried, redevenir « la mer la plus humaine et la plus intelligente de l'histoire ».