Depuis plus de trois mille ans, la civilisation en Méditerranée, de l'Orient à l'Occident, se fonde sur les valeurs abrahamiques, socle commun qui allie unité et diversité. Cela est aujourd'hui remis en cause par les dérives de la modernité et le nouvel ordre sauvage. D'où l'importance de réinventer un horizon commun. Ainsi, jadis, à travers les deux rives, se sont mêlés et appréciés des peuples venus d'Orient ou du Septentrion et d'autres venus d'Afrique, ainsi, jadis, dans le Maghreb, se sont mêlés hommes du désert et des côtes méditerranéennes. Puisque nous savons reconnaître les brassages et les fermentations subtiles du passé, sans relativisme, ni syncrétisme, pourquoi ne serions-nous pas capables de nous penser aujourd'hui - nous, hommes, femmes et peuples de la Méditerranée - comme un creuset pour une culture encore inédite? La «mondialisation», malgré ses menaces, porte les chances d'un monde commun- c'est-à-dire d'un espace de sens possible. On pourrait objecter qu'il n'y en a pas d'autre, à moins de ne vouloir que l'isolement et l'affrontement dont les effets sont ruineux. On pourrait donc juger superflu de renchérir sur une nécessité déjà établie du vivre-ensemble. Mais, comme nous le savons bien, cette nécessité n'est pas reconnue par tous, ni du côté de la vieille Europe chrétienne sécularisée à outrance, ni du côté du monde musulman contemporain. La belle circulation des humanités, des langues, des savoirs, des parfums, des sons et des formes a cédé le pas, d'une part à une uniformisation stérélisante et de l'autre, à des repliements identitaires. C'est pourquoi il y a, plus que jamais, à nouveau, place pour le travail de désenclavement et de remise dans la circulation - non pour les y dissoudre, mais pour les y faire vivre- des valeurs de l'ouvert. Compromis franco-allemand Cependant, tout le monde sait que, malgré les mémoires croisées, la proximité géographique, l'interdépendance, les valeurs communes, les formules multiples de concertation et le processus de Barcelone, l'Europe a délaissé la Méditerranée. Des chefs d'Etat européens le reconnaissent, comme le président français lui-même, Nicolas Sarkozy, en 2006, qui a souligné qu'en tournant le dos à la Méditerranée, ´´l'Europe et la France ont cru tourner le dos au passé. Elles ont, en fait, tourné le dos à leur avenir´´. Dans cette vision, les partisans du projet d'une Union précisent qu'il ne s'agit pas, seulement de retrouver un fonds commun, un héritage partagé mais, aussi, une ambition partagée. Le président français, dans son discours de Tanger, en octobre 2007, puis à Alger en décembre, et à Rome avec les chefs de gouvernement italien, et espagnol, a lancé un appel en faveur de l'Union pour la Méditerranée et annoncé la tenue d'une conférence au sommet à Paris en juillet 2008. Les divergences de vue européennes, initiales, notamment entre Paris et Berlin sur le projet d'Union pour la Méditerranée montrent que l'idée d'une Union au sens profond du terme reste énigmatique et problématique. On nous dit que la chancelière Angela Merkel n'était pas opposée à une nouvelle dynamique euro-méditerranéenne, mais exprimait l'inquiétude que les pays européens se divisent. Mais pour nous, sociétés du Sud, cela peut signifier aussi que la stratégie réelle à ce sujet pour le moment n'est pas claire, malgré des nouveaux repères et une recherche pour certains, de redéploiement au niveau de zones d'influence. Est-ce un remodelage d'autres projets inavoués? Qui vivra verra. Cependant, l'idée d'une Union méditerranéenne a provoqué les débats et relancé des questions de fond, la preuve qu'il s'agit d'un thème porteur. Dans ce contexte se pose la question: est-ce une chance ou une diversion? A la suite du débat avec l'Allemagne, il y a eu donc le compromis visible de Hanovre, synthèse entre le point de vue allemand et le point de vue français, entre les pays du Nord non riverains et les pays riverains du Nord de la Méditerranée. Tous les pays membres de l'Union européenne seront membres de droit de l'Union pour la Méditerranée; c'est le pas que la France a fait vis-à-vis de la position allemande. En contrepartie, tout le monde reconnaît que le Processus euro-méditerranéen de Barcelone n'a pas produit les effets escomptés. On prévoit, en conséquence, de réformer la relation euro-méditerranéenne et de la reconstruire sur cette idée de partenariat qui reste un axe du projet d'Union. A bien comprendre, le Processus de Barcelone devient Union pour la Méditerranée. Il est ouvert à tous et ne constitue pas apparemment un dérivatif pour remplacer les négociations de candidatures, comme celle de la Turquie, pour l'entrée à l'Union européenne. L'idée européenne serait de faire une sorte de GMed des pays membres. La gouvernance, selon les premières indications, sera assurée par les chefs d'Etat et de gouvernement des pays membres; elle sera coprésidée par un pays riverain du Nord et un pays riverain du Sud, un secrétariat permanent assistera la coprésidence. Pourquoi pas? Mais pourquoi faire? Nous espérons qu'il ne s'agit pas de «contrôler» le développement des pays du Sud, et en même temps de répondre aux seuls besoins sécuritaires, énergétiques et démographiques sélectionnés de l'Europe, mais de corriger ce qui a été fait par le passé, en particulier depuis 1995. Dans le cadre du Processus de Barcelone, tel qu'il a fonctionné. L'Europe proposait et disposait et les pays du Sud entérinaient. Les instances européennes décidaient de presque tout y compris du communiqué final qu'elles signaient seules. Elles choisissaient les projets, les niveaux et modes de financement et les contrôlaient à sens unique. On a appréhendé la Méditerranée non pas comme centralité mais comme une périphérie de l'Europe. Il faut changer la vision. Le Nord et le Sud qui sont imbriqués doivent travailler ensemble en tenant compte de la centralité de cet espace commun. L'union telle que nous la concevons, pour ne pas dire rêvons, doit se fonder sur l'égalité, la réciprocité, l'intérêt commun. Ce sont des projets élaborés en commun, financés en commun, réalisés en commun, dans le respect de nos souverainetés. Sans que cela soit contradictoire mais complémentaire aux accords bilatéraux. L'essentiel est de mettre l'accent sur les intérêts régionaux, sans porter atteinte à des droits nationaux de développements spécifiques. Car le problème de fond réside dans une double contrainte: les relations internationales ne sont pas démocratiques et les régimes en place au Sud sont faibles sur le plan de la bonne gouvernance. Le but est donc de favoriser la démocratie internationale et la bonne gouvernance interne aux pays du Sud, données que la rive Nord n'a pas voulu ou su favoriser. Dans ce sens, il y a lieu de réformer, de bâtir des passerelles en commun, en particulier entre les sociétés civiles, des laboratoires communs de recherche, des universités communes, des pôles de compétitivité communs, de multiplier les énergies, les compétences, les possibilités d'échanges. Cette coopération ne peut pas être qu'économique, pour imposer en sous-main, une zone de libre-échange, ou, pire, d'accaparement et de contrôle de nos ressources. Elle doit donner la priorité à la culture, l'éducation, les ressources humaines, le tout fondé sur la libre circulation. Certes, l'objectif est d'être pragmatique. L'Europe ne doit pas imposer aux pays du Sud sa politique d'immigration dite choisie, ce qu'il faut, c'est concevoir une politique d'immigration commune. Si les pays du Nord prétendent qu'ils ne peuvent pas absorber un flux continu d'immigration, les pays du Sud ne peuvent pas, non plus, accepter la fuite des cerveaux et l'exode de leur jeunesse. Créer les conditions, les institutions, les mécanismes qui permettent de réduire les inégalités et de réinventer un partenariat efficient, mais surtout, à l'horizon, de fonder une nouvelle civilisation qui fait défaut. L'Occident a été judéo-islamo-chrétien et gréco-arabe, et certains tentent d'occulter cette réalité. Pourtant, des maîtres, Braudel, Massignon, Berque, Taha Hussein, Bennabi et d'autres n'ont cessé de le démontrer. Depuis 1500 ans, notamment en rive Sud, d'Ibn Khaldoun à l'Emir Abd El Kader, une aspiration se manifeste en faveur de l'unité du monde méditerranéen, à condition que cela ne se base sur une vision faustienne. L'harmonie, la cohérence, l'équilibre est notre souci. On ne peut pas, sous prétexte de conditions d'accès au développement, nous imposer un modèle qui, malgré ses prodigieux acquis, est en crise, porte des risques de déshumanisation et rompt des équilibres immémoriaux, pour nous vitaux. De plus, arrêtons en Europe de s'inventer de nouveaux ennemis, de fonder des politiques sur la peur, de faire des amalgames entre religion et violences aveugles, de pratiquer la politique du deux poids, deux mesures. Il y a lieu aussi de mettre fin au recul de l'enseignement des langues dites orientales, comme l'arabe et celle des civilisations. Arrêtons en rive Sud ou bien d'imiter l'Occident sur des plans inadéquats, alors que la modernité et la société de consommation s'éprouvent en impasses, ou bien de le rendre responsable de tous les maux, et de fuir nos responsabilités. Arrêtons de s'imaginer qu'il suffit de perpétuer une tradition pour assumer la marche du temps. Décoloniser les esprits des uns et des autres est une urgence. Aujourd'hui, on se doit de penser et apprendre à vivre ensemble, tant les incertitudes et les défis sont grands. Depuis 50 ans environ, les peuples du Sud, témoins d'une civilisation lumineuse, supplantée provisoirement par la renaissance et la modernité, se sont émancipés politiquement, mais les questions de fond et les rapports de domination ou de dépendance n'ont pas totalement disparu. Trois conditions Tous ces mots union, dialogue, partenariat, coexistence, sont tellement usés que leur usage peut être suspect: ils peuvent servir d'enseignes à des entreprises de justification d'un type ou d'un autre d'hégémonie, pour imposer un ordre dont la loi est celle de la concentration des pouvoirs, ou fuite en avant pour consolider les barrières et bloquer toute synergie et symbiose entre les deux rives de la Méditerranée. Pour y remédier, trois passages obligés; même si on ne subordonne pas le règlement des problèmes urgents de développement et de protection de l'espace commun qu'est la Méditerranée, qui concernent tous les peuples et tous les pays de la Méditerranée et toute coopération entre les deux rives de la Méditerranée, à la solution des crises centrales, trois d'entre-elles paraissent incontournables. La première est politique, la nécessité d'oeuvrer pour un règlement juste, équitable et définitif du conflit du Moyen-Orient qui demeure le problème politique majeur sur lequel la communauté euro-méditerranéenne ne peut se permettre de faire l'impasse et qui, en tout état de cause, comme tout le monde le sait, pèse lourdement. La deuxième est économique, l'intérêt d'une identification claire et quantifiée des instruments financiers qui accompagneront les objectifs de la coopération économique. La troisième est scientifique et culturelle, l'accent sur les transferts de connaissances et la formation au savoir et au savoir-faire. La visibilité d'une Union euro-méditerranéenne prendra, à ces conditions, une portée nouvelle pour orienter les relations internationales sur la base du droit, du codéveloppement, du dialogue interculturel et participer ainsi de manière décisive à l'avenir. (*) Professeur des Universités www.mustapha-cherif.com