Quelque part au milieu de ces tribus qui sont quand même parvenues à fabriquer un Etat, on raconte qu'un jour on découvrit un étrange papyrus défraîchi sur lequel on pouvait lire ces quelques mots à peine lisibles : «Le juge n'obéit qu'à la Loi». Mais qu'est que le juge ? Et qu'est-ce que la Loi ? demandèrent, éberlués, les indigènes de cette contrée insolite. Et c'est de là, de cette énigme, que naquirent tous les mythes et toutes les légendes au sujet de ce personnage et du culte qu'il pratiquait : celui de la Justice. Notre histoire commence par il était une fois un juge. Un juge qui prêta allégeance à la Loi et jura de la servir avec la loyauté la plus totale. Il prêta serment et s'en est allé guerroyer pour elle dans des contrées lointaines et terriblement hostiles et envoûtantes. Mais comme dans toute odyssée, dans toute quête il y a toujours des dangers de toutes sortes qui vous guettent, le juge se mit à entendre des voix qui lui susurraient avec un ton très grave et menaçant : «Ton combat est perdu d'avance ! Tes luttes sont vaines, et ce maître à qui tu as prêté allégeance est sénile et sans force. Cette Loi dont tu es le chevalier servant n'a pas les moyens de ses ambitions. Nous te serons de précieux conseils. Fais ce que nous ordonnons, ne cherches rien hors des sentiers battus, comme ces choses chimériques telles que la justice, la vérité et toutes ces fadaises qui ne sont en fin de compte que des mirages. Les héros et les intrépides finissent toujours très mal car la bravoure est une muse facétieuse. Obéis et tu couleras des jours heureux.» Face à autant d'insistance et de harcèlement irrépressibles, notre pauvre juge terriblement vulnérable, esseulé et avec pour seule arme qu'une conscience intermittente se mit à douter de sa mission et de sa capacité à lutter contre des forces aussi obscures et invincibles. Qui oserait lui en vouloir, car que peut faire une conscience engloutie dans un cloaque ? Un nouveau pacte secret, tacite sera ainsi conclu entre ce juge malheureux et son nouveau maître : sa hiérarchie immanente. Mais les choses ne s'arrêtent pas là. Notre juge, conscient de la vanité de ses espoirs, et sachant qu'il était illusoire de servir son premier maître, se résolut par dépit et vengeance non pas à servir la Loi et sa hiérarchie, mais à répondre à toutes les sollicitations et particulièrement à celles qui viendront de son troisième maître, le plus redoutable de tous et qui n'est autre que son égo enfoui et insaisissable, ce maelstrom de pulsions qui enchaîne, bâillonne, pervertit et empêche d'accéder à la quintessence des choses : le sacrifice et l'affranchissement. Essayons de prospérer se dit notre juge, à défaut d'être juste. On n'aura point vécu en vain. Peut-on citer nos juges comme des exemples de courage, de probité, d'indépendance et agissant stoïquement sous le règne d'une justice exempte de toutes ces réprobations dont elle a toujours fait l'objet ? Hélas, toutes les Lois et les discours ne peuvent à eux seuls être ni les gages ni les garants d'une justice qui aspire à l'impeccabilité. Nous avons toutefois religieusement veillé à ce que nos constitutions refignolées et nos Lois amendées se prévalent de ces mêmes principes prônés par les plus grandes instances internationales. On peut dire que de ce point de vue, «nous avons toujours été irréprochables». Mais la réalité est tout autre, même si la Constitution algérienne, depuis 1989(1) reconnaît explicitement (dans les textes) au pouvoir judiciaire cette même indépendance impérativement recommandée par des textes onusiens catégoriques : «Les magistrats règlent les affaires dont ils sont saisis impartialement, d'après les faits et conformément à la loi, sans restriction et sans être l'objet d'influences, incitations, pressions, menaces ou interventions indues ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelques raison que ce soit… La justice s'exerce à l'abri de toute intervention injustifiée ou ingérence…».(2) Il est regrettable de reconnaître que jusqu'en 1989, l'Algérie a vécu sous le règne d'un pouvoir monocéphale qui avait confisqué et monopolisé l'ensemble des autres pouvoirs (exécutif-législatif-judiciaire) qui devaient assurer cet équilibre essentiel et propre à toutes les démocraties qui se respectent. D'une Justice qui n'était qu'une «Fonction» qui devait concourir «à la défense des acquis de la Révolution socialiste et à la protection des intérêts de celle-ci»(3), l'Algérie, république à sa manière, décide en 1989 sous les effets de la contrainte de conférer à celle-ci le titre qui lui sied le mieux, «Un pouvoir judiciaire indépendant».(4) Au grand dam des réformateurs, l'ensemble des aspirations et des ambitions politiques qui se profilaient à ce moment furent immédiatement tuées dans l'œuf suite à la descente aux enfers qu'avait connu le pays pendant la décennie noire. Il faudra attendre les années 2000 pour que l'Etat se résolve enfin à entamer une réforme de la justice censée doter le pays d'institutions plus crédibles. Force est de reconnaître aujourd'hui qu'en matière d'infrastructures, de ressources humaines, de formation et spécialisation du personnel judicaire, de promulgation et d'amendements de textes législatifs visant à moderniser l'appareil judiciaire et à promouvoir un véritable Etat de droit, l'Algérie a déployé des efforts immenses et mobilisé d'énormes ressources financières. Néanmoins, hormis cet ostentatoire étalage de chiffres censés rassurer et convaincre, notre justice n'arrive toujours pas à susciter un assentiment et un enthousiasme unanimes. Beaucoup de personnes, apparemment mieux placées que quiconque pour pouvoir en juger, estiment que notre justice n'a pas pour autant atteint sa vitesse de croisière en matière d'indépendance et de respect des droits de l'homme. – Comment peut-on parler de justice indépendante si celle-ci est toujours inféodée à un exécutif qui tient dans ses mains le Conseil Supérieur de la Magistrature ainsi qu'une Justice dont la liberté d'action est «présupposée» se subordonner aux limites balisées par «la politique générale du Gouvernement et de son programme d'action»(5), cette aliénation ne peut inévitablement que fragiliser, amoindrir, voire éroder complètement l'indépendance du juge qui avancera dans sa carrière avec une épée de Damoclès au-dessus sa tête. – Comment peut-on aussi parler de justice indépendante si le magistrat, à son corps défendant, est conditionné à agir avec pusillanimité de sorte à accorder davantage de prééminence aux instructions et directives ministérielles, et cela au détriment de sa propre conscience censée être au service exclusif de la Loi. L'année passée, lors de son assemblée générale, Le Syndicat national des magistrats (SNM) a appelé le ministère de la Justice à «cesser de gérer les infrastructures judiciaires par des instructions contraires aux lois et à l'indépendance de la justice».(6) Cette semaine, le SNM réitère en remettant sur le tapis les mêmes doléances, à savoir une Justice plus indépendante, affranchie du joug de l'exécutif et avec comme garantie un CSM remodelé. A l'occasion de la présentation du rapport annuel du CNDPPDH (la Commission nationale consultative de défense et de promotion des droits de l'homme) de 2012, M. Farouk Ksentini abonde dans ce sens en évoquant cette récurrente problématique d'une justice qui, selon lui, est encore loin d'être totalement indépendante de l'exécutif. Cette question de l'indépendance de la justice, ajoutera-t-il, constitue «Un point noir… un point d'achoppement qui entrave l'Etat de droit». La réponse du berger à la bergère ne se fait pas attendre ; immédiatement après ces déclarations, le président de la cour suprême réagit immédiatement pour défendre un secteur trop longtemps décrié. Monsieur Berradja dira à cet effet : «La magistrature algérienne est souveraine et personne ne peut parler de l'intervention d'une quelconque partie dans les décisions prises par le juge… Les magistrats prennent leurs décisions en toute liberté… leur conscience demeure le seul arbitre.» D'ailleurs, M. Farouk Ksentini n'avait pas lui aussi manqué de rappeler, en parlant du magistrat, que celui-ci «dans ses décisions devait faire prévaloir la loi et sa conscience professionnelle». Tout ce beau monde semble ému ou outré par l'inconsistance de ce «magistrat» en qui on espère ardemment voir s'incarner de manière permanente, saillante et inconditionnelle ces attributs essentiels : le libre arbitre, le courage, et une conscience professionnelle. Le président du Syndicat national des magistrats (SNM), M. Djamel Aïdouni, pense également la même chose, il estime que «si le juge est courageux et ses décisions courageuses, on peut arriver à l'indépendance de la justice…chaque magistrat a sa conscience professionnelle et la loi devant lui».(7) On exige, on souhaite, on prie pour que nos juges fassent montre de plus de courage. Comment voulez-vous que le juge soit courageux s'il n'est pas libre et indépendant. Après tout, un juge n'est qu'un homme fait de chair et de sang et avec en prime des gosses à nourrir. Risquerait-il le bien-être de sa famille et une carrière professionnelle prometteuse pour laquelle il a consenti tant de sacrifices et de compromis, tout cela uniquement pour une question de principes, car en définitive qu'est-ce que la justice si ce n'est qu'une simple question de principes déterminés, validés et mis en application conformément à des invariants subliminaux ou manifestes qui conditionnent les comportements et les réponses juridiques. Me Khaled Bourayou, avocat au barreau d'Alger, semble lui aussi convaincu, de par sa longue expérience, que notre justice mérite bel et bien l'anathème qui ne cesse de la diaboliser. Dans un entretien qu'il accorde au journal Le Soir d'Algérie, l'avocat confirme : «Le juge est tenu d'appliquer l'instruction. Nous ne sommes plus devant l'intime conviction mais devant l'intime instruction. Nous avons d'excellents magistrats, il faut juste qu'ils se libèrent». (8) Faut-il nécessairement qu'une bonne fée nous fasse don de cette liberté, de ce courage ou de quelque arme à destruction massive pour que nos juges puissent rendre convenablement la justice ? Notre juge ne peut-il donc pas puiser en lui-même la force nécessaire qui lui permettra d'affronter ses gorgones, dépasser ses peurs et consentir l'ultime sacrifice s'il y a lieu de le faire ? Quel mérite peut tirer un juge si pour servir la justice il doit être accompagné par la sixième flotte, s'il doit recevoir l'entière et inconditionnelle bénédiction de sa hiérarchie, et s'il fallait attendre que la magistrature, telle un buffle sauvage, se mette à gambader libre, indépendante et prête à brouter dans tous les pâturages et défoncer tous les enclos. Soyez-en certains, on ne verra jamais ce jour. A vaincre sans périls, on triomphe toujours sans gloire. En Italie, à une époque où la maffia et l'Etat étaient les faces d'une même médaille, une époque où régnait une forme de terrorisme bizarre car laïc, non idéologique et exclusivement affairiste, des hommes se sont hissés hors de la masse terrifiée, complaisante et résignée. Des hommes ont résolu de monter au front sans l'appui nécessaire de leur gouvernement et de leur hiérarchie pour s'attaquer à une hydre séculaire avec pour seule arme ces ingrédients qui constituent la trame de tous les panégyriques : le libre arbitre – la liberté – et le courage. En 1982, le général Dalla Chiesa qui consacra toute sa vie à la lutte contre le crime, le banditisme et enfin contre la maffia, fut lâchement assassiné avec sa femme. Ce général insensé aurait pu se contenter de jouer au golf, chasser les outardes avec quelques émirs, pêcher à bord de son yacht où vérifier si ses containers sont arrivés à bon port. Pire encore, ce général était convaincu que ses jours étaient comptés et que ses croisades menaçaient non seulement sa propre personne, mais celle de tout son entourage, néanmoins rien ne put le dissuader de continuer à tirer le diable par la queue. Qui saura un jour si le martyre du général aura servi à quelque chose, puisque la société italienne n'a jamais réussi à se dégager de ces cycles de violence et d'une politique laminée par la collusion entre les milieux maffieux et le pouvoir ? Mais le courage n'est pas de faire ce qui est usuel et recommandable, il s'agit plutôt de lutter pour ce qui est juste avec tous les risques que cela implique. Cet homme en uniforme traça la voie à d'autres héros et à d'autres martyrs, cette fois-ci des civils. Le 23 mai 1992, la maffia utilisera 500 kg de TNT pour attenter à la vie de l'un de ses pires ennemis, le juge Giovanni Falcone. Sous escorte policière permanente, le juge avait vécu ou plutôt survécu pendant 11 ans sans jamais sortir de son bureau-bunker. Barricadé, il n'avait plus de liberté, plus d'indépendance, il attendait seulement son heure. Il disait : «Certes, ils ne m'ont pas encore tué. Mais la boucle n'est pas bouclée. Mon compte reste ouvert avec Cosa Nostra. Je sais que je ne le solderai qu'avec ma mort, naturelle ou non.» Et puis, un jour, fatalement, une bombe décimera le juge, sa femme ainsi que cinq de ses gardes du corps. Ce juge se plaisait à répéter : «Je ne suis pas Robin des bois, je ne suis pas un kamikaze, pas davantage un trappiste. Simplement un serviteur de l'Etat en terre infidèle.» Connaissant le pouvoir italien, on peut affirmer que ce juge ne se contentait pas d'être seulement un «serviteur de l'Etat», mais par son abnégation et la noblesse de ses buts il a réussi à s'élever au-dessus de l'Etat, de le transcender et d'en donner une image moins méprisable. Le 19 juillet 1992, la maffia n'utilisera cette foi-ci que 100 kg de Semtex pour désintégrer un autre juge, Paolo Borselino et cinq agents de son escorte. Dans la même année, sera lancée l'opération «Mani pulite» (Mains propres). Cette riposte de grande envergure se traduira par une série d'enquêtes judiciaires menée par le parquet de Milan. On mobilisera un contingent de magistrats pour enquêter sur des personnalités du monde politique et économique. Les enquêtes mirent au jour un système de corruption et de financement des partis politiques. Le bilan de cette croisade fut très lourd : des partis politiques traditionnels disparaîtront. Des ministres, des députés, des sénateurs, des entrepreneurs et même des ex-présidents du conseil furent impliqués. Ce séisme juridico-politique annoncera l'avènement d'une seconde république qui ne sera pas pour autant plus propre que la précédente. Bien avant l'histoire tragique et mémorable de ces trois personnages, d'autres magistrats furent assassinés pour avoir essayé d'enquêter sur des affaires sensibles. En 1976, l'assassinat du magistrat Vittorio Occorsio met fin à une enquête sur un mouvement néofasciste et la loge maçonnique P2. En 1979, le magistrat milanais, Emilio Alessandrini, sera lui aussi assassiné après qu'il ait effectué une enquête sur la banque Ambrosiano, une institution financière terriblement louche avec laquelle s'acoquinaient la maffia et le Vatican. L'hécatombe est gigantesque pour la relater en si peu de mots. Plusieurs fonctionnaires de police, de journalistes seront assassinées pour avoir osé braver cet immense empire du crime, où on retrouvera des malfrats de tout acabit. De ces tragédies dignes de la Grèce antique, on retiendra bien sûr l'épopée de ces superbes héros qui ont décidé de livrer un combat perdu d'avance à un milieu maffieux composé de criminels, d'hommes politiques et de financiers. On retiendra aussi et surtout que si le crime prospère assez longtemps et impunément, c'est indubitablement parce qu'il y a derrière lui un Etat complice et complaisant. Et enfin, la postérité sera convaincue que le martyre n'est jamais vain et qu'une justice indépendante ne se délègue pas à coups de serments pompeux et de slogans creux. On doit forcément y laisser des plumes. La disparition tragique de ces héros permit pour une fois dans l'histoire de porter un coup très dur à la maffia et surtout de jeter de la lumière sur le véritable visage du pouvoir italien. Un immense chaudron hermétique où mijote à feux doux une véritable tambouille faite de banquiers, de politiciens, de criminels purs et durs, de loges maçonniques et de cercles occultes du Vatican. Si les combats incessants de la justice ressemblent à ces navettes futiles et dérisoires des danaïdes, si l'ère d'Andreotti comme celle de Berlusconi, faites de scandales, d'impunité, de graves accusations et d'une justice qui se dérobe pitoyablement sans cesse, voire d'une justice compromise qui utilisera tous les stratagèmes juridiques et procéduraux pour disculper ces magnats, cela n'a jamais démotivé d'autres fonctionnaires intègres de poursuivre le même combat périlleux et ingrat. Cette résistance formidable me fait penser au chant patriotique des résistants français pendant l'occupation et la terreur nazie : «Ami, si tu tombes, Un ami sort de l'ombre, A ta place». Si la justice italienne a réussi à mettre en place des simulacres de procès pour absoudre des pointures tels qu'Andreotti ou Berlusconi(9), il n'en sera pas de même pour d'autres juges qui considèrent qu'aucune forme de réconciliation nationale ou de prescription juridique ne peut effacer l'impunité de certains crimes. Ainsi, le célèbre magistrat espagnol Balthazar Garzón n'était pas né pour faire de la figuration. Véritable Robin des bois des temps modernes, ce juge avait ce don d'ubiquité remarquable, il s'attaqua à des dossiers vieux comme le monde tels que les disparitions survenues pendant la guerre d'Espagne sous le régime franquiste, ou le génocide commis sous le règne de Pinochet. Son ambition de justicier ne se limitait pas à son fief juridique, il enquêta sur des affaires internationales scabreuses où étaient mises en cause des personnalités telles que l'ex-secrétaire d'Etat, Henry Kissinger ou l'Italien Silvio Berlusconi. Il s'attaqua à des puissances financières impliquées dans des affaires de blanchiment d'argent. Il dirigea de grandes opérations anti-drogue et des enquêtes contre des groupes terroristes. Il prit position contre la guerre en Irak et contre la détention arbitraire des détenus de Guantanamo. Son audace démesurée lui valut pas mal de déboires avec tout le monde y compris avec sa tutelle. Les juges français, Renaud Van Ruymbeke et Eva Joly, se distinguèrent eux-aussi par le courage de leurs actions dans des dossiers extrêmement sensibles et brûlants. Le premier pour l'affaire Urba, l'affaire des frégates de Taiwan, l'affaire Clearstream 2 et sur le volet français de l'affaire Madoff. Tandis que la magistrate Eva Joly s'est illustrée dans la fameuse affaire Elf, qui mettra au jour un impressionnant réseau de corruption mettant en cause des hommes politiques et des patrons d'entreprise. Ce scandale politico-financier touchera le président du Conseil constitutionnel, Roland Dumas, et le poussera vers une fin de carrière très humiliante, malheureux dénouement que l'on n'attendait pas d'un homme qui occupa pendant un certain temps l'une des plus grandes fonctions politiques du pays. Je me suis délibérément appesanti sur le cas de ces juges hors-normes et exceptionnels non pas pour faire dans le romanesque et l'épique, mais pour démontrer que le métier de juge est forcément un métier de tous les dangers. Chacun de ces juges que je viens d'évoquer a fait l'objet de mesures de représailles, de pressions, d'ingérences, de menaces de la part de groupes d'intérêts et surtout d'une hiérarchie timorée. Fort heureusement, la mobilisation d'une société civile très forte et éclairée dans une démocratie relativement solide a permis de protéger ces justiciers. Après l'affaire Elf, la juge Eva Joly quitte la France pour la Norvège et dira : «J'ai quitté la France. Je suis partie parce que je ne voulais laisser à personne les moyens et le temps de se venger.» Tous ces sacrifices, ces martyres et ces combats face à autant d'impunité pousseront une coalition de magistrats anti-corruption animés par le même sacerdoce à lancer en octobre 1996 «l'Appel de Genève». Leur souhait consistait à créer un espace judicaire européen qui viserait à lutter contre les malversations financières. Leur crédo sera le suivant : «Par cet appel, nous désirons contribuer à construire, dans l'intérêt même de notre communauté, une Europe plus juste et plus sûre, où la fraude et le crime ne bénéficient plus d'une large impunité et d'où la corruption sera réellement éradiquée». Cette initiative sera suivie en 2003 par la «Déclaration de Paris», un autre appel rédigé par la magistrate Eva Joly et appuyée par plusieurs figures internationales et des ONG. Ce cri de ralliement se propose comme toujours de «dénoncer les effets dévastateurs de la grande corruption avec son corollaire, l'impunité». On retrouvera bien entendu parmi ces chevaliers de la table ronde le magistrat espagnol Balthazar Garzón et le juge Renaud Van Ruymbeke. Ces histoires de juges, de justiciers et de Justice revancharde et juste, soyons en sûrs qu'on ne les verra jamais chez nous. La mollesse de notre justice n'est pas à démontrer. Il existe chez nous un énorme décalage entre le vécu, le ressenti de la société et la célérité de la justice à régler ces «Contentieux». La justice étant responsable de l'image qu'elle projette dans la société est tenue de rasséréner par des procédures concrètes et visibles l'opinion publique sur des rumeurs infondées ou sur des vérités que l'on tente de dissimuler. La vox populi n'est ni schizophrène ni paranoïaque. Dans un entretien accordé au journal El Watan, le professeur Ahmed Mahiou dira : «La justice en Algérie, j'ai le regret de le dire, n'est pas indépendante… l'indépendance de la justice se juge aux affaires sensibles. Des affaires qui peuvent toucher les domaines sensibles où les politiques sont impliqués, ou des personnes haut placées sont impliquées. Une justice indépendante est celle qui dans ces cas-là statue de manière indépendante. Il ne peut y avoir de respect de la loi s'il n'y a pas d'organes capables de sanctionner et qui soient indépendants de toutes formes de pouvoir et de pressions, politiques, économiques ou sociaux.» Le dernier rapport émis par la cour des comptes révèle certaines défaillances non négligeables qui témoignent d'un malaise assez profond, le même qui perdure depuis des décennies et qui touche directement la puissance de l'Etat par la compromission de ses institutions qui font l'objet d'un nombre important de dysfonctionnements et d'irrégularités liés comme toujours à la gestion des deniers publics. Plus grave encore, les appréhensions de cette institution laissent croire que l'Etat fait preuve d'une absence flagrante de détermination dans la lutte contre l'ensemble des ces fléaux qui portent atteinte à la sécurité nationale. S'il y a toujours des officiels qui estiment que «les interventions, les intrusions, voire les pressions et les menaces ne sont qu'affabulations et que nos magistrats s'acquittent de leurs tâches en toute liberté… leur conscience demeurant le seul arbitre» , le président du SNMCC (Syndicat national des magistrats de la Cour des comptes) ne partage ni le même avis ni le même vécu. Il dira que «les magistrats de la cour subissent de terribles tensions de la part des groupes et des puissants lobbies influents.» Et que certains de ses collègues subissent des «menaces», voire «des menaces de mort».(10) Le degré de corruption et de prévarication démontre à lui seul qu'il n'y a ni Etat de droit ni justice indépendante. Nul besoin, pour corroborer cela, de recourir à des arguments tels que la subordination du judicaire à l'exécutif, le mode de fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature ou par ces «mystérieuses injonctions» émises par la chancellerie aux P. G. et présidents de cour. Je terminerai mon article par cette blague illustrée dans un dessin satirique qui met en scène l'homme politique italien, Andreotti. La caricature le décrit recevant un appel téléphonique d'un ami qui le pousse à assister aux funérailles du juge Falcone. Son ami lui dit : «L'Etat doit répliquer à la maffia, et tu es celui qui est à sa tête !» Ce à quoi Andreotti répond : «A la tête de quoi tu fais allusion ?». En effet, ce calembour assez plaisant est fort révélateur d'une situation rocambolesque, vaudevillesque et inextricable, surtout lorsqu'on est à la fois à la tête du crime organisé et de l'institution qui est chargée de le pourfendre. En faisant du juge un véritable eunuque, l'Etat lui confisque ses attributs essentiels. Dépourvu de son instrument préhensile, le juge cessera d'exercer son métier avec les seuls moyens et la seule manière qui lui est propre : la Loi au-dessus de tous, toujours la Loi, rien d'autre que la Loi.
Notes : -1) Constitution algérienne 2006 : Art. 138 – Le pouvoir judiciaire est indépendant. Il s'exerce dans le cadre de la loi. -Art. 147 – Le juge n'obéit qu'à la loi. – Art. 148 – Le juge est protégé contre toute forme de pression, intervention ou manœuvre de nature à nuire à l'accomplissement de sa mission ou au respect de son libre arbitre. -2) Principes fondamentaux relatifs à l'indépendance de la magistrature adoptés par le septième congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants (1985) -3) Constitution de 1976 – Chapitre IV- Article 166 -4) Constitution de 1989 – Art. 129. -5) Décret exécutif n° 02-409 du 26 novembre 2002 fixant les attributions du ministre de la Justice, garde des sceaux- Art : 1. -6) Journal El-Watan du 11 avril 2011 -7) Journal Le Quotidien d'Oran du 7 février 2011 -8) Journal Le Soir d'Algérie du 11 juillet 2012 -9) Irréfutablement mis en cause pour ses liens étroits avec la maffia – Le célèbre homme politique italien Giulio Andreotti échappera à la justice d'abord grâce à son immunité parlementaire, avantage sournois que le système judicaire italien était dans l'impossibilité d'annuler en dépit des lourdes charges qui pesaient sur les personnalités politiques, ensuite pour des considérations juridiques inhérentes à la «prescription des faits», mesure salutaire que les lenteurs judiciaires délibérées avaient sciemment et astucieusement mis en branle pour sauver l'accusé. L'autre personnage emblématique d'une justice pitoyable et ridicule reste par excellence le légendaire et sulfureux homme politique et homme d'affaires, Silvio Berlusconi. Ce personnage, qui a pourtant fait l'objet de 33 procès (corruption, fraude fiscale, faux en bilan, prostitution de mineure…) a invariablement glissé entre les mailles béantes d'une justice incommensurablement conciliante. Condamné récemment (octobre 2012) à quatre ans de prison ferme pour fraude fiscale, actuellement poursuivi pour recours à la prostitution de mineure et abus de pouvoir, violation du secret de l'instruction, ce fieffé arlequin n'ira jamais en prison pour l'unique raison que la justice italienne recèle en elle-même des dispositions qui permettent à ce genre de criminels de jouir d'une bizarre impunité (appel, cassation, amnistie, prescription, détention à domicile pour les personnes âgées…) -10) Journal El Watan du 13 décembre 2012.