Très peu évoquée et certainement mise dans l'ombre des événements du 20 Août 1955, la grande manifestation du 8 Mai 1945 à Skikda reste très peu connue. Pourtant, c'était lors de cet événement que le drapeau algérien flotta pour la première fois dans le ciel de l'ancienne Philippeville. Il était porté par un jeune Skikdi : Boudoukhana Mohamed. Aujourd'hui il a plus de 88 ans et vit paisiblement au Mont plaisant. Il ne fait pas partie des nouveaux « barons récupérateurs » de l'histoire locale, qui se pavanent à chaque occasion officielle dans les cortèges. Lui, il préfère siroter un thé au café Belloukil à Zkak Arab et évoquer avec ses amis l'histoire de Skikda, la vraie. Boudoukhana a intégré les rangs du PPA en 1939. Il a côtoyé les Boudiaf, Harbi, Ali Mendjeli, les Boukadoum et tous les jeunes Skikdis qui faisaient de leur ville un véritable bastion du nationalisme. Pour revenir à la manifestation du 8 mai 1945, Boudoukhana rapporte que l'événement a été préparé au mois de mars quand quelques militants locaux furent conviés à une réunion secrète : « Nous nous sommes réunis à cet endroit (l'actuel bureau d'El Watan à Skikda- ndlr-) et le lendemain je devais transmettre les consignes pour la préparation de la manifestation à tous les frères de la wilaya. » Et c'est alors qu'à bord de son scooter, Boudoukhana sillonnera plus de 300 km en une seule journée pour rencontrer les militants de Azzaba, d'El Harrouche, de Zighout Youcef, Ramdane Djamel et Collo, disant à ce propos : « Au départ, on devait manifester le 1er mai. Deux sœurs militantes, les filles Ben Gas et Karoui se sont occupées de nous confectionner les emblèmes, et Souames Ahcene, peintre de son état, s'est occupé à peindre dessus le croissant et l'étoile. On a caché le tout au café de Ali Tabbouche au faubourg et on a attendu l'armistice. Finalement, le 1er mai on n'a pas défilé. On nous informa qu'il fallait nous préparer pour le 8 mai ». Le 8 mai à 15h, le mot est donné pour un rassemblement près du Café Tabbouche au faubourg de l'Espérance. Notre interlocuteur, l'un des principaux organisateurs, se souvient encore et raconte : « Au premier rang il y avait moi, Ali Karbeche et Mahmoud Chorfane. On a rassemblé les militants en file indienne et on leur a demandé qu'une fois devant le cinéma Régent, ils devaient tous exhiber les banderoles. Pour le grand drapeau, on l'a donné à un militant nommé Rabah. Une fois devant le cinéma, j'ai entonné : allez Rabah, sors le drapeau maintenant ! Je ne sais pas pourquoi, il a eu peur, alors je me suis dirigé vers lui pour le lui prendre et le brandir bien haut. Ce n'est qu'en arrivant près de l'immeuble Casorec, que Malek Tadjer, un autre militant, est venu me supplier de le lui remettre. Je l'ai regardé et je lui dis alors : d'accord je te le donne, mais regarde j'ai un révolver sur moi et je jure que si tu ne le portes pas jusqu'à l'hôtel de ville, je viderai les 7 balles du chargeur dans ta tête. Il a souri, et a pris le drapeau et on a continué notre marche devant les Français qui ne comprenaient pas encore ce qui se passait dans l'ancienne Philippeville. On était les maîtres de notre ville. Arrivés devant le square de l'ancienne église, on a marqué une pause pour permettre au frère Bachir Boukadoum de lire une lettre, une sorte de communiqué puis on a repris la marche vers l'hôtel de ville. Boukadoum ne s'est pas gêné de la présence des chefs de la police locale et a de nouveau sorti la lettre pour la relire. La foule s'est par la suite dispersée dans le calme. Moi et Ali Tabbouche devions repartir ensemble à la mosquée Sidi Ali Dib pour cacher les drapeaux. » Et de poursuivre son récit : « Le lendemain, j'ai repris mon travail à la station d'essence de Bab Qcentina et ce n'est que le soir qu'on m'arrêta. On m'emmena, menottes aux mains, aux bureaux de la police des HBM. Là, j'allais vivre dans ma chair et dans mon âme les affres de la torture. Sept jours durant, j'ai vécu l'enfer. J'ai refusé même de répondre aux plus simples questions, chose qui énerva d'avantage mes tortionnaires. Parmi les policiers, il y avait Chaâbane dit l'Assorti. Un Algérien. Il est venu, en cachette, me voir dans ma cellule et m'a dit ceci : écoute Mohamed, continue de résister. Si j'apprends que tu as dis un seul mot sur les frères, je te descends. Chaque nuit, il venait me voir pour m'informer des horreurs qui m'attendaient le lendemain. Chaque matin, on me transférait vers le centre de torture situé au quartier de l'Abattoir pour subir les sévices de l'électricité, de l'eau et autres atrocités. Le soir on me renvoyait à ma cellule. Chaâbane, qui était aux petits soins pour moi m'apportait du lait pour que je retrouve un peu de force. Ces horreurs ont duré plus de quinze jours avant qu'on me mette sous mandat de dépôt. On me transféra par la suite vers la prison de Constantine où siège le tribunal militaire. » Une fois libre, il revient à Skikda puis se déplace à Alger pour rencontrer Boudiaf afin de lui demander de nouvelles consignes pour continuer la lutte en militant dans la région de Fil-Fila et de Béni Kbouche. Il assistera également à la réunion de préparation des offensives du 20 Août 1955 tenue à Ezzamene.