« Celui qui ne sait pas et se tait est un ignorant. Celui qui sait et se tait est un criminel », Friedrich Nietzsche. On les a tués par jalousie, par vengeance, on les a tués parce qu'ils étaient plus beaux qu'eux. » Lorsque, dans différents colloques traitant des massacres du 8 Mai 1945, Saci Benhamla lance ces mots à propos des colons de toutes origines, composant la fameuse milice ayant alors sonné l'hallali, il sait ce qu'il dit et l'assistance, qui n'en revient pas, boit ses propos goulûment. Et Saci de citer des noms de jeunes Algériens connus sur la place de Guelma, ayant fait les frais de ces massacres, parce que tout simplement ils étaient beaux. Beaux d'accord, mais bien entendu indépendantistes avant tout. Et pour avoir vécu ces événements - il avait alors 19 ans -, il ne les a jamais oubliés. Il en fait depuis son dada, sa passion, son credo. Il fait de la cause des martyrs du 8 Mai 1945 son combat pour la vie après celui mené pour l'indépendance. Il en fait un sacerdoce. Un devoir de mémoire à relever pour que nul ne l'oublie. Il lutte pour qu'on les reconnaisse, pour que la nation indépendante les reconnaisse en tant que martyrs à part entière. Agé aujourd'hui de 78 ans et perclus de maladies, à propos de sa prise de conscience, il dira cela : « C'est très jeune que j'ai commencé à réaliser que quelque chose allait se passer en Algérie, un événement important était en train de prendre racine, qui allait bouleverser ma vie et celle des jeunes de mon âge. Déjà à l'âge de 10 ans, il m'arrivait d'entendre autour de moi, principalement dans l'épicerie sise à la rue de Announa, que gérait mon père, parler les clients de choses que je ne comprenais pas. On en chantait des louanges : Sidi Bendjelloul raïs el gaoumia, Sidi nandeh bik sabha oua aâchia... » La tournée de l'émir khaled Et d'ajouter cela : « Vers 1922, racontaient les aînés, l'Emir Khaled, le petit-fils de l'Emir Abdelkader, dans la tournée qu'il effectua à travers le territoire national, visita Guelma et fera un discours à l'adresse d'une population chloroformée par les effets néfastes de la colonisation, aidée dans ce sens par le maraboutisme, qui, encouragé par une administration complice, vit et profite de la misère des gens, en leur faisant miroiter un monde meilleur dans un paradis de cimetières. L'Emir Khaled vint s'adresser à une population au sein de laquelle le colonialisme a fait des ravages en matière d'abrutissement et d'ignorance et qui restait en outre livrée aux seuls charlatans ; il essayait d'éveiller l'esprit de ces gens qui ne comprenaient rien à ce qui leur arrivait. Demandant à quelqu'un parmi la foule rassemblée à la terrasse du café Saïd Bentoumi, à la place Salluste (aujourd'hui place du 20 Août 1955) de lui apporter un fagot de bois, il invita, après que la chose fut faite, à l'assistance de le briser. Plusieurs tentèrent de le faire, sans résultat. Alors, il délia la ficelle qui attachait le fagot, et leur démontra qu'on pouvait maintenant en briser facilement une à une les branches. Un cours pédagogique signifiant que leur force réside dans leur union et que, pour vaincre le colonialisme, il faut qu'ils soient unis. » Un jour, en 1938, Saci, âgé à peine de 12 ans, s'est retrouvé au milieu d'une grande manifestation organisée par l'administration française au lieudit El Karmet sur les hauteurs de Guelma, à laquelle participaient les élus locaux musulmans, composant la fédération des élus musulmans, dont le président n'était autre que Dr Mohamed Bendjelloul, député à l'Assemblée nationale, celui-là même dont la principale revendication était l'assimilation des Algériens. Les manifestants criaient : « A bas Mussolini, mangeur de macaronis ! » On disait que l'Italie ayant envahi la Cyrénaïque, faisait monter les musulmans dans l'avion pour les jeter dans le vide. Ancienne possession britannique, elle était l'objet de convoitise de la part des Italiens, des Allemands et bien entendu des Français, pour l'exploitation de son pétrole. Certains manifestants brandissaient le drapeau français. Puis, tout à coup, un groupe de personnes surgi d'on ne sait où, appelait la foule à les écouter en leur montrant un drapeau jamais vu auparavant et en leur disant : « Voici votre drapeau, votre vrai drapeau, celui de l'Algérie. » Comme toute réponse, ils reçurent une volée de pierres sur leur tête. Plus tard, il saura que ce petit groupe de personnes qui avait montré à la foule le drapeau qui lui semblait être celui actuel de l'Algérie indépendante était le premier noyau des militants du PPA, en l'occurrence Ahmed Djelloul, Abdelkader Herga, Amar Boudjerida, Amar Oucif, Amar Aïssani, Ahcène Demnati, dit Ahcène Guenaoua et Mohamed M'Rad dit Tiou-Tiou. L'année d'après, Abdelkader Herga, Amar Boudjerida et Ahmed Djelloul, après la dissolution du PPA, furent arrêtés et condamnés par le tribunal militaire d'Alger respectivement à 9, 8 et 5 ans de prison, plus une amende collective. Ces personnes étaient auparavant des militants de l'Etoile nord-africaine (ENA). Le lieu-dit El Karmet, où jadis étaient plantés des figuiers et un arbre plus que centenaire, connaîtra d'autres hauts faits historiques. C'est là où furent fusillées en 1922 sept personnes, dont une femme, membres d'une même famille, celle des Keblouti, tribu dont est issu Kateb Yacine, ayant été condamnées par un tribunal pour rébellion. Et c'est là aussi où se rassembleront les manifestants du 8 Mai 1945, avant de suivre l'itinéraire connu au centre-ville, marche qui se terminera dans un bain de sang. Le jeune Saci Benhamla travaillait au greffe du tribunal de Guelma, quand son voisin Brahim Bahloul vient lui dire un jour s'il voulait intégrer le PPA, qui activait clandestinement en 1943. Il accepta et lui donna le mot de passe « Emir Abdelkader ». La première réunion à laquelle il assista un jour de cette même année, s'était déroulée au siège des AML. Il y remarqua une personne habillée en militaire. Il saura qu'il s'agissait de Souidani Boudjemaâ. « On m'a désigné chef de groupe qui comptait Tahar Seridi, Abderrahmane Limane, Djaâfar Sansri, Kaddour Laloui et Chohra Hocine. Mon chef direct était Chaïbi Hamid, un employé de l'hôpital civil, fusillé lors des massacres du 8 Mai 1945. Plusieurs éléments de ces fractions ont été tués lors de ces massacres. Rien ni personne ne pourra décrire ces jours noirs. Beaucoup d'émules de Bugeaud ont fait des ravages au sein de la population et dans les rangs du PPA. Vers le mois d'octobre 1945, le PPA se reconstitua sous le commandement du nouveau chef de la wilaya de Constantine, Mohamed Belouizdad, qui est venu à Guelma installer le comité dirigeant de la section PPA clandestine en nommant Idir Oumoussa, président, et moi, secrétaire. En 1947, je fus désigné chef de section de l'OS de Guelma en remplacement de Abdelkader Boutesfira dit Kaddour rouge, qui avait demandé son transfert à Annaba pour des questions familiales, qui lui-même avait pris la place de Souidani Boudjemaâ appelé à d'autres missions. Le bureau de l'OS de Guelma a été installé en 1947 par Mohamed Boudiaf, Larbi Ben M'hidi et Brahim Chergui dans le local de Mohamed Nasri, une cordonnerie qui servait aussi d'école coranique sous la houlette de Si Zaroug Zeroulou. » Trois années d'activités de l'OS s'écouleront sans que les services français y sachent quoi que ce soit. « Mais, dira Saci Benhamla, la tentative de l'application de la condamnation (personne n'a jamais su la peine infligée) du dissident Rehaïm de Tébessa, dont l'enlèvement avait mal tourné par la faute d'une mauvaise gestion de Amar Benaouda, - qui avait présidé le conseil de discipline à Annaba, et qui, dans l'exécution de la condamnation de ce dissident, entraîna dans son sillage Didouche Mourad quelque peu naïf, ne connaissant pas son excès de zèle -, fut un grand fiasco, œuvre du "Matador" Si Amar Benaouda. Cette triste affaire coûta très cher à l'organisation puisqu'elle sera à l'origine du démantèlement de l'OS et à l'arrestation de 130 personnes, dont certaines ont été condamnées à de lourdes peines. » Défendons la mémoire des martyrs Quoi qu'il en soit, pour Saci Benhamla, la révolution était un devoir et ce qui en est un aujourd'hui, est la défense de la mémoire des martyrs. Il cite les propos de Didouche Mourad (Si Abdelkader), qui disait : « S'il nous arrive de mourir, défendez notre mémoire. » D'aucuns se demandent comme lui comment qualifier d'une manière appropriée ce qui s'est passé le 8 Mai 1945 et les jours qui suivront. S'agit-il d'une insurrection, d'un soulèvement, d'une manifestation pacifique ou de massacres, sachant que cet événement et cette date constituent, de l'avis des historiens et autres observateurs avertis, une étape charnière de la lutte du peuple algérien pour son indépendance, qu'on avance généralement comme le prélude à Novembre ? La question mérite d'être posée, car, en vérité, les morts pour cette cause sont toujours relégués au fin fond de l'oubli, qu'on sort en les qualifiant de martyrs uniquement lors des occasions de forte démagogie. Plus encore, les massacres du 8 Mai 1945 sont aussi un crime contre l'humanité. La fondation nationale du 8 Mai 1945 et l'association de la wilaya de Guelma du 8 Mai 1945 créée en 1995, dont Saci est le président, ont beau batailler pour mettre en relief un certain nombre de valeurs de cette période de l'histoire et pour combler beaucoup de « trous de mémoire ». En vain. Saci Benhamla nous apprend que ces martyrs, qu'on se plaît à appeler ainsi, n'en ont malheureusement pas le statut, et que, pis encore, ils sont toujours portés vivants sur les registres de l'état civil. Où sont passés les milliers de martyrs de Sétif, Guelma, Kherrata et bien d'autres localités ? Saci Benhamla qualifie le 8 Mai 1945 de page sanglante et non moins glorieuse de l'histoire de notre peuple. « Ces morts nous interpellent et nous demandent : qui sommes-nous ? Pourquoi la loi du chahid et du moudjahid ne nous reconnaît pas comme tels ? etc. », dira-t-il. Aussi, faisant de cela son cheval de bataille, Saci Benhamla ne cesse de transmettre aux hauts responsables du pays dossiers et correspondances, dans lesquels suggérées entre autres l'insertion de la formule suivante en marge des registres de l'état civil : morts pour la patrie, et la reconnaissance officielle de ces martyrs par la loi en les désignant à tout le moins « martyrs de l'histoire ». Bouteflika, ainsi que les précédents présidents, a été destinataire de ces correspondances, mais il n'y aura pas de suite. Seuls quelques chefs de parti ont daigné lui répondre, notamment Louiza Hanoune, qui approuve son combat. Parce que les massacres du 8 Mai 1945 sont un crime contre l'humanité, Saci Benhamla, par le biais de l'association, a toujours proposé (et le fait encore avec ce qu'il sait et ce qu'il peut) la création d'une commission composée de spécialistes pouvant porter l'affaire devant les tribunaux algériens et internationaux par le biais de commissions rogatoires devant désigner les criminels. Encore que ces derniers soient notoirement connus, tels que le général Duval, commandant de la division (militaire) de Constantine, Charles Tillon, ministre de l'Aviation dans le gouvernement de de Gaulle, Maubert, maire de Guelma, Lestrade-Carbonnel, préfet de Constantine, André Achiary, sous-préfet de l'arrondissement de Guelma, Bernardini, procureur de la République près le tribunal de Guelma, Henri Garrivet, instituteur, chef de la section socialiste (SFIO) et président du comité du salut public (milice) et bien d'autres encore. Quand il s'agit de défendre la mémoire des martyrs, il se fait violence, malgré son âge avancé, pour dire son mot. Saci écrit à Chirac A la fin de 2002, profitant de la prochaine Année de l'Algérie en France, Saci Benhamla au nom de l'Association du 8 Mai 1945 de Guelma, a adressé une lettre ouverte au président de la République française, dans laquelle il l'invitait à demander pardon en tant que chef de l'Etat français au peuple algérien et à lui présenter des excuses officielles, peuple que son pays a fait souffrir et (auquel) il a confisqué richesses et biens. Il lui a écrit : « Ayez la magnanimité, la noblesse et le courage que n'ont pas eus vos prédécesseurs, que l'histoire a rattrapés dans leur fuite et leur persistance à refuser de reconnaître la responsabilité de la France dans les malheurs et les tragiques événements vécus par le peuple algérien. » Il lui demandait de ne pas arborer le profil frisant la haine de Lionel Jospin, qui a dit devant l'Assemblée nationale française : « Jamais, jamais de repentance, laissons aux historiens la tâche d'écrire l'histoire. » Il évoquait dans cette lettre les enfumades et les nombreux massacres ayant jalonné la nuit coloniale, dont celui du 8 Mai 1945, où pas moins de 45 000 personnes ont été tuées, celui du 20 août 55 à Skikda, celui du 13 février 1960 à Reggane, où 200 personnes du camp de concentration de Bossuet près de Sidi Bel Abbès, ont servi de cobayes pour les essais nucléaires. A. Boumaza Biographie Parcours : né le 12 septembre 1926 à Guelma, Saci Benhamla a dû arrêter très jeune ses études parce que tout simplement son école devait servir de lieu de casernement pour les alliés. Il perdra aussi son travail pour ses activités politiques et pour avoir participé à la marche du 8 Mai 1945. Il fut secrétaire de la section PPA-MTLD, puis chef de la section OS de Guelma. Après l'affaire Rehaïm et le démantèlement de l'OS, il fut emprisonné de 1950 à 1953. Il sera déporté et aura connu les prisons et camps de concentration, à Aflou, à Bossuet, à Arcole, Sidi Chahmi (Oran), etc., de 1955 à 1962. L'indépendance retrouvée, il sera membre du comité central du FLN. Moudjahid, invalide, il est actuellement président de l'Association du 8 Mai 1945 de la wilaya de Guelma.