Ce qui n'était qu'un incident d'audience, qui aurait pu être réglé jeudi dernier sur place entre un juge et un avocat, a pris l'ampleur d'un conflit entre le président de la section syndicale des magistrats pour la capitale et le bâtonnier d'Alger. Hier, les avocats ont boycotté toutes les audiences pénales, correctionnelles et civiles au programme de cette juridiction, tandis que les magistrats ont observé deux heures d'arrêt de travail, enregistrant ainsi un retard dans l'ouverture des audiences. Des deux côtés, on promet de durcir le ton. «D'autres actions seront décidées dans les prochains jours par le biais du bureau national. De graves propos ont été tenus par l'avocat en pleine audience et devant les justiciables.» Des membres du syndicat des magistrats, qui ont tenu une réunion à la cour d'Alger hier affirment «qu'il n'est pas question de laisser passer de telles dérives». Le même climat de tension et de colère a régné au niveau du barreau d'Alger, où le bureau s'est réuni vendredi dernier et a décidé de boycotter les audiences en signe de protestation et de convoquer une assemblée générale extraordinaire le 24 avril. A l'origine de cette crise, l'échange de propos entre le juge Hellali, président de la section syndicale des magistrats pour la capitale et le bâtonnier Abdelmadjid Sellini, lors du procès du notaire Me Benabid, poursuivi jeudi dernier par le tribunal criminel dans une affaire de faux et usage de faux. Selon quelques avocats ayant assisté à cette audience, tout a commencé lorsque le magistrat, en sa qualité de président du tribunal criminel, aurait «déclaré à deux reprises que le document, en l'occurrence le statut d'une banque, objet de la poursuite, était un faux». Me Sellini s'est offusqué. Il a demandé de prendre acte de ces déclarations et le juge aurait refusé. «Vous ne pouvez pas me refuser ce droit», lui aurait répondu Me Sellini, avant que le magistrat ne réplique : « Vous venez pour faire le fanfaron ? Oui, je le refuse de vous donner acte.» L'avocat : «Donnez-moi acte sur ce que vous venez de me dire. La justice ne vous appartient pas.» Le juge : «La justice m'appartient et j'en fais ce que je veux.» Des propos provoquant l'ire de la défense, avant que l'audience ne soit levée. Le barreau d'Alger s'est réuni le lendemain et a décidé d'un arrêt de travail en signe de protestation contre les «dérapages» du magistrat. D'autres sources affirment néanmoins que «le juge ne faisait que notifier le contenu de l'arrêt de la chambre d'accusation à l'accusé, avant que Me Sellini ne réagisse pour demander de prendre acte. Devant le refus du juge, un échange de propos s'en est suivi, et l'avocat aurait traité le magistrat de petit juge minable». Hier, un communiqué du barreau d'Alger, signé par le bâtonnier, a été distribué à la presse. Il est fait état de la «dégradation des conditions de la pratique de défense des droits des justiciables d'une manière très grave». Il est indiqué en outre que les avocats font l'objet de «dépassement et d'humiliation au quotidien et sont privés de plaider les affaires (…) dans le but de minimiser le rôle de la défense». De ce fait, et «devant le refus des responsables de prendre en charge la situation et de consacrer la bonne gestion de la justice et de la loi (…), une assemblée générale sera convoquée le 24 avril pour débattre de la grave situation dans laquelle se trouve le droit de la défense et les graves dérives des pratiques judiciaires quotidiennes au niveau des institutions judiciaires». Hier, toutes les audiences au niveau de la cour d'Alger ont été boycottées par les avocats, et ce, en attendant d'autres actions définies le 24 avril prochain lors de l'AG extraordinaire. Assailli par les journalistes, Me Abdelmadjid Sellini a improvisé une conférence de presse. Il n'a pas mis de gants pour fustiger le comportement «humiliant et indigne de certains magistrats», tout en niant avoir accusé le juge de «corrompu». «Il faut mettre de l'ordre dans les tribunaux afin que la loi soit respectée. Les avocats sont mis dans l'incapacité de plaider. Tous les membres du Conseil se plaignent des dérives et des entraves. L'incident de jeudi dernier est très grave dans la mesure où le juge dès le départ parlait de faux document, alors qu'il était là justement pour entendre les parties et décider à la fin s'il y a eu faux ou pas. Comment peut-il m'interdire de prendre acte ou de me lancer à la figure que c'est sa justice et qu'il en fait ce qu'il veut ? Ces propos sont très lourds de conséquences. Il est président d'audience, il doit être plus responsable et surtout impartial. Malheureusement, ce n'est pas la première fois que les avocats font l'objet de tels dépassements. Je ne dirais pas tous les juges, mais certains. Ce qui s'est passé n'est en réalité que la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Nous en avons assez de supporter autant de dérives depuis plus de cinq ans», a déclaré en aparté Me Sellini. Et d'ajouter : «Nous voulons que ces pratiques humiliantes cessent et que le droit de la défense soit respecté.» Légitime ou pas, cette colère, qui touche aussi bien les juges que les avocats, donne non seulement une piètre image de la justice et surtout pénalise lourdement le justiciable.