Quelques centaines d'avocats du barreau d'Alger ont tenu, hier, leur assemblée générale extraordinaire. Après un débat houleux où certains en sont venus aux mains, ils ont autorisé le bâtonnier à rencontrer le président de la cour d'Alger et le procureur général «afin de régler les problèmes» auxquels ils font face, et insisté sur «le dialogue» avec les autorités «tout en restant vigilants». Pour beaucoup, c'est la montagne qui accouche d'une souris. Finalement, les avocats du barreau d'Alger ont tenu leur assemblée générale extraordinaire dont ils sont sortis, après plus de deux heures de débats, avec une déclaration dans laquelle ils ont donné le feu vert au bâtonnier pour qu'il prenne part à la rencontre avec… le président de la cour d'Alger et le procureur général, «dans le but de régler les problèmes qui empêchent l'exercice du droit de la défense». Pourtant, ils étaient nombreux à être venus pour «exprimer le ras-le-bol et le marasme» dans lequel se trouve leur profession. A signaler que cette assemblée a été décidée à l'issue de l'incident qui a opposé, le 21 avril dernier, le bâtonnier Abdelmadjid Sellini au juge Tayeb Hellali, alors qu'il présidait l'audience du tribunal criminel. Les deux se renvoient les accusations d'insultes tout en suscitant, chacun de son côté, la réaction de la corporation qu'il représente. Les magistrats exigent des excuses publiques, alors que les avocats ont décidé de se référer à leur assemblée générale réunie en session extraordinaire. Prévue le 24 avril dernier, celle-ci n'avait pu se tenir faute d'une autorisation que l'UGTA exigeait en contrepartie de la mise à leur disposition de la salle de conférences de la centrale syndicale. Pour les robes noires, «il n'est plus question de se taire sur les nombreuses dérives des juges et les humiliations» qu'ils leur «font subir au quotidien». Hier, ils étaient quelques centaines à avoir répondu présent à la centrale syndicale. Le bâtonnier commence par faire remarquer : «Nous aurions aimé que cette assemblée se tienne dans d'autres circonstances. L'incident avec le juge n'est que la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Nous ne pouvons plus nous taire devant ce trop-plein de dérives et de dépassements qui touchent au droit de la défense. La profession d'avocat doit être libre et indépendante, qui veille au respect et à la protection des droits de l'homme. Or aujourd'hui, je défie quiconque de me trouver un avocat qui a réussi à faire libérer un citoyen placé sous mandat de dépôt, un juge qui prononce le non-lieu ou une chambre d'accusation qui ne confirme pas l'ordonnance du juge. La présomption d'innocence est un leurre puisque 99% des personnes poursuivies sont mises en détention.» Me Sellini dénonce ce qu'il qualifie de «justice des statistiques» et s'offusque contre «la minimisation du rôle de l'avocat, dont la présence devant le juge d'instruction n'est que formelle… comme pour tenir la chandelle». Il met l'accent sur le rôle du barreau d'Alger auquel revient l'amendement de l'article du projet de loi relatif à la profession d'avocat qui met celle-ci sous le contrôle de la chancellerie. «Lorsque nous avons eu des informations sur des amendements actuellement en cours au niveau de la commission juridique de l'assemblée nationale, qui imposent ce contrôle uniquement en cas d'urgence, une demande a été transmise au Conseil de l'union des barreaux afin de réagir rapidement, mais à ce jour, aucune réponse», a déclaré Me Sellini, avant d'être interpellé par une de ses consœurs : «Nous voulons savoir ce qui s'est passé avec le juge Hellali.» «Cet incident n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan. Je suis intervenu parce qu'il ne cessait de dire à l'accusé qu'il avait commis un faux. Je lui ai dit de me donner acte de ce qu'il venait de déclarer, il a refusé tout en m'accusant de fanfaron. En réponse, je lui ai dit que la justice n'était pas un bien privé et lui m'a répondu qu'elle lui appartenait», réplique Me Sellini avant d'être violemment pris à partie par Me Moncef Amara : «Le bâtonnat n'est pas votre bien privé. L'incident a eu lieu avec le bâtonnier et non pas le barreau. Le statut évoque l'atteinte au barreau et non pas au bâtonnier, qui est un avocat comme les autres.» La salle est en ébullition. Une partie encourage Me Amara à poursuivre son intervention en dépit des cris et du chahut, d'autres tentent de l'en empêcher. L'avocat s'avance vers la tribune et là, il est violement interpellé par un avocat. Le climat devient électrique. Le bâtonnier s'attaque avec virulence au contestataire. «Vous n'avez pas droit à la parole, vous avez été suspendu», lance Me Sellini, et Me Amara répond : «J'ai une décision du Conseil de l'Etat qui me réhabilite et vous êtes mal placé pour parler de justice privée.» Tous les efforts pour calmer les esprits sont vains. La situation dégénère. Les avocats en arrivent aux mains, et ce, durant un bon moment. Quelques membres du conseil exigent des journalistes de quitter la salle. «Les travaux doivent se poursuivre à huis clos», lance Me Sellini. Une de ses consœurs tente de ramener le débat à l'essentiel : les conditions de travail pour lesquelles l'AG a été convoquée. «Nous sommes là pour ne plus nous taire sur les dérives et les violations que nous subissons au quotidien», dit-elle. Un autre avocat enchaîne : «Je suis choqué par l'inertie de notre barreau. Il y a quelques jours, une avocate a été évacuée par des policiers de la salle d'audience alors qu'elle plaidait au tribunal de Bir Mourad Raïs, et personne n'a réagi. Pourtant, il y a quelques années, pour des places de parking, des grèves ont été lancées. Où allons-nous comme ça ? Comment se fait-il que le bureau ne soit pas au courant de ce qui a été fait au niveau de la commission juridique de l'Assemblée ? Le projet de loi sur la profession d'avocat a été débattu jusqu'à 3h du matin et les députés ont voulu toucher à l'article 24 pour préconiser des poursuites contre l'avocat en cas d'incident d'audience. Me Bouchachi qui était présent a quitté les travaux en signe de protestation. Comment se fait-il que le bureau ne suive pas de près ces questions ?» Très gêné, Me Sellini s'en prend à l'assistance : «S'il y a des avocats qui acceptent de se faire évacuer de l'audience par des policiers, c'est qu'ils ne méritent pas leur robe. Et s'il y a des avocats qui assistent et n'en parlent pas, c'est qu'ils doivent quitter le métier. N'acceptez plus l'humiliation. Dénoncez toutes les violations et les dérives des juges.» En fin de journée, deux recommandations sont adoptées par l'assemblée générale. Tout en reconnaissant «la dégradation inquiétante des conditions d'exercice du droit de la défense» et les violations constantes de ce droit, l'assemblée générale a autorisé le bâtonnier à rencontrer le président de la cour d'Alger et le procureur général, mardi prochain, à leur demande, pour «cerner les problèmes auxquels font face les avocats et apporter les solutions». Elle a également interpellé le bureau sur «la nécessité d'ouvrir les voies du dialogue» avec les autorités pour faire aboutir le projet de loi sur leur profession tel qu'ils l'ont présenté. En parlant d'autorité, Me Sellini s'est lancé dans une plaidoirie au profit du ministre de la Justice, auquel il rend hommage en disant qu'«il a tout fait pour être du côté des avocats, mais des interférences de ceux qui ne nous aiment pas ont créé un climat malsain». Après plusieurs jours de colère, le barreau d'Alger a fini par réduire la contestation à sa simple circonscription, qui est la capitale. Pour de nombreux avocats, c'est la montagne qui accouche d'une souris…