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Les assassins de l'innocence «Urban Legend of Algeria»
Publié dans El Watan le 27 - 04 - 2013

Tout le monde vaquait à ses occupations, loin de s'imaginer que l'inénarrable se tramait. Une soucoupe volante atterrit sans que personne y prenne garde, il y avait à son bord des créatures rebutantes aux sourcils rasés et qui portaient des barbes bien fournies, teintées au henné. Les occupants du vaisseau firent irruption chez nous, les bras chargés de couteaux, de haches et de sabres. Une très longue besogne les attendait. Le pays sera plongé dans le noir pendant dix longues années. Le temps se figera, pétrifié par le sang qui ruisselait dans les caniveaux. Et puis un jour, on n'a plus revu cette soucoupe volante. Pourquoi ces créatures étaient-elles venues ? Quel chemin mystérieux les avait menées jusqu'à nous ? Nous avons seulement eu le temps de préparer à la hâte une forme d'armistice pour empêcher l'extermination de notre espèce. Nous avions préalablement essayé de déchiffrer leur langage, saisir leurs mobiles. Nada ! Il y eut une «Rencontre du troisième type», genre Steven Spielberg, mais version plus «Gore». On a fini par tout oublier. Cela s'est-il réellement passé ? Ou n'était-ce qu'un cauchemar national, une psychose collective ? Les victimes sont les seules à avoir ce droit sacré de fournir des réponses, de porter des jugements, de faire leur deuil ou de réclamer justice jusqu'à la fin des temps. Comment avions-nous fait pour ne pas voir venir cet holocauste ?
«Pendant que les étendards de la mort happaient les âmes des innocents, nourrissons, enfants et femmes au milieu de flots de sang, les voisins attendaient leur tour [pour être égorgés] dans un état d'hystérie et d'épouvante poussés à l'extrême.» (1) Cette légende urbaine n'a rien à voir avec mon article, les seuls faits similaires avec l'actualité sont, comme toujours, cet état d'âme sociétal surprenant : insouciance, incrédulité, étonnement et panique. C'est l'histoire de monstres assoiffés de sang qui apparaissent à des moments précis pour semer les drames les plus macabres et les plus indicibles. Une fois la société terrorisée, la paranoïa s'installe et avec elle les excès de prudence et de répression, ou de colère et de résignation. Les monstres se terrent le temps de la chasse à l'homme et attendent patiemment que la société replonge dans ses distractions favorites : les jouissances quotidiennes, la course effrénée vers les biens matériels, l'égocentrisme, l'indifférence, l'insouciance, les terribles disparités sociales, la mondialisation de la violence par l'image et le son, des mécanismes éducatifs, préventifs et répressifs lamentablement inefficients et en décalage par rapport aux menaces… Bref !
Une situation certes chaotique, mais toujours supportable. Comme disait le philosophe Kierkegaard : «Dans la réalité nul ne peut tomber si bas qu'il ne puisse tomber plus bas encore, ni qu'on ne puisse en trouver un autre ou beaucoup d'autres pour tomber encore davantage.»(2) Ainsi, certains parmi nous prient chaque jour pour que cette parcelle de bonheur, qu'ils essayent jalousement de préserver, ne puisse pas s'évanouir sous les coups d'un mauvais sort, tandis que d'autres voudraient seulement que la misère indescriptible dans laquelle ils sont se maintienne au même niveau. On cherche moins à construire l'idéal qu'à tout faire pour éviter le pire. Chacun s'interroge dans son coin pour essayer de démêler ces énigmes. Tout le monde a une réponse bien faite. Evidemment, cela ne consolera jamais les parents de la victime, mais toutes ces supputations réchauffent le cœur, car elles auront au moins ce mérite illusoire et éphémère de permettre, à nous autres rescapés, de continuer à vivre jusqu'à la prochaine calamité sans penser que l'ombre de la mort rôde constamment aux alentours.
La peur et le sang, c'est mauvais pour les affaires ! Le peuple algérien est robuste et cela ne sera pas des hécatombes qui l'empêcheront de vivre, d'espérer, de faire des affaires, de renouer avec ses fiestas, ses noubas et de deviner son avenir grâce à des «boqualas». Cela a toujours été comme ça. L'Arabe n'anticipe pas. Il se soumet à la fatalité et répare les dommages qu'elle lui fait subir en pansant ses plaies. Que peut-on faire contre «El mektoub»? «Lan Youssibouna Illa ma kataba Ellahou lana !» Cette vision réductrice de la soumission de l'homme à la volonté divine a ses avantages. Elle permet de déresponsabiliser, de déculpabiliser tout le monde. Elle nous évite de faire des efforts afin de nous hisser au niveau de l'irrationnel, de l'inconnu, de ces forces obscures, de cette puissance démiurgique qui, pense-t-on, s'amuse avec nos destinées. Alors, on se contente de subsister en se persuadant que toutes ces mésaventures n'arrivent qu'aux autres. Nous sommes nombreux à ignorer où se trouve exactement Bentalha, Raïs, Had-Chekala.
Des galimatias toponymiques insolites, des lieux qui ne font que passer, transitoires et interchangeables, impossible donc à caser dans cette mémoire sémantique propre à faire germer en nous cette émotion nécessaire à notre empathie, notre indignation et surtout à la mise en place d'une prospective d'autodéfense, qui pourrait ultérieurement amoindrir l'impact de ces coups de sort funestes. «Si l'histoire ne se répète pas, les comportements humains se reproduisent»(3). Après la décennie noire, ces égorgements à répétition barbares, disséminés dans l'espace et le temps et perpétrés par des criminels de droit commun, seront distillés de manière à constituer une normalité tolérable, terriblement sournoise, d'autant qu'elle contribue à pérenniser cette culture de l'attentisme. «J'ai égaré ma chamelle, dira le bédouin. Où l'avais-tu laissée répondit le Prophète ? L'avais-tu attachée ? Non ! répondit le bédouin, je l'ai laissée entre les mains de Dieu. C'était à lui que je m'en suis remis. Attache-là et remets-toi à Dieu, conseillera le Prophète.» On ne se réveille pas un beau matin avec subitement l'idée de vouloir égorger quelqu'un, de kidnapper un gosse ou de violer une fille. Cela couve à l'intérieur assez longtemps, jusqu'à cette date fatidique que personne ne pouvait ou ne voulait prévoir, et à ce moment-là, l'irréparable finira inéluctablement par débouler dans nos existences paisibles et insouciantes…lorsque toutes les circonstances seront réunies.
Les égorgeurs étaient là, bien avant de commencer à égorger, ils ne sont pas tombés du ciel. Ce n'est pas un vaisseau spatial qui les a propulsé jusqu'à nous. Ce sont des produits locaux, nationaux, c'est nous qui étions ailleurs, chacun dans sa bulle protectrice. Nous ne les avons pas vu naître, grandir, évoluer et mijoter leurs projets à notre insu, à leur insu.
«Je marchais tranquillement, lorsque le garçon m'a aspergé d'eau avec son pistolet. C'est alors que j'ai vu rouge. Je l'ai empoigné énergiquement, mais il se débattait. Je lui ai alors mis la main sur la bouche pour l'empêcher de crier et j'ai pris mon cutter pour lui trancher la gorge.» En deux coups de cuillère à pot, le jeune Nazim aura la gorge tranchée. C'était en 2002, à Bordj El-Kiffan.
En 2008, à El-Khroub, ce sera au tour du jeune Yasser, âgé de trois ans, à subir l'immolation et l'abus sexuel par un gars du coin comme toujours. En 2012, à Sétif, en plein jour et à quelques encablures des forces de l'ordre, un enfant âgé de quatre ans sera lui aussi égorgé. Ces faits divers seront ponctués par une chronique macabre qui laisse supposer que ces drames ne reflètent pas des cas particuliers, c'est toujours un cas général latent sous la carapace d'un particulier. En huit ans, 1000 enfants de 4 à 15 ans seront enlevés. Le phénomène du kidnapping d'enfants, suivi d'assassinat, est rentré avec fracas dans nos mœurs dès l'an 2000. On n'a pas cessé de découper des enfants en rondelles, toujours les enfants des autres bien entendu. Ces kidnappings sont plus fréquents que les décès par mort naturelle.
Evidemment, cela se passe toujours loin de chez nous, parfois dans le beylik de l'Est et le plus souvent en pays amazigh, dans ces patelins qui ressemblent à Boghni. Même si ce phénomène horriblement contre-nature dure depuis 13 ans, les feuilletons turcs sont là pour nous faire oublier la laideur de nos mœurs. La violence est servie à toutes les sauces : la violence à l'école, la violence dans les stades, la violence conjugale, la violence routière, les harcèlements sexuels et moraux…Une autorité parentale complaisante et démissionnaire, une institution scolaire moralement avachie, une politique préventive et sécuritaire submergée par l'actualité débordante d'un monde qui va très vite en termes de bouleversements culturels, sociaux et politiques…Tous ces acteurs s'amusent à exercer une autorité apparente, superficielle et vouée à l'échec. Tout le monde est surpris par le comportement d'une jeunesse qui a entamé une rupture radicale et discrète avec les codes traditionnels et obsolètes d'une société impuissante à gérer le changement. «Dans l'Algérie actuelle, les personnes produisent leurs folies, car elles ne savent pas vivre ensemble en l'absence de sentiments partagés et de références identitaires.
Dans ces situations, la déraison ne réside pas exclusivement dans les dérèglements de la vie psychique et mentale, mais dans l'altération de la vie sociale et communautaire.»(4) Déjà, depuis bien longtemps, un peu partout dans les grandes villes, on a commencé à tirer la sonnette d'alarme au sujet de ces «enfants de la nuit», cette faune juvénile abandonnée à elle même dans une autre dimension, loin de nos regards. «La mégapole renoue, comme à chaque soir, avec une autre réalité, choquante et cruelle. Celle que les gouvernants ne voient pas ou refusent de voir. Le monde de la nuit synonyme de tous les dangers et où la créature la plus faible constitue une proie pour des prédateurs nocturnes… Ces enfants sont les victimes toutes désignées d'une société qui a perdu ses repères.»(5) Propagation des phénomènes de pédophilie, homosexualité, proxénétisme, rendus imperceptibles à cause de ces maudits tabous qui facilitent le mutisme et une paupérisation qui légitime ou justifie nos démissions répétées et parfois un consentement délibéré. Le 26 juin 2007, Le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales, Yazid Zerhouni, invité par la Radio Chaîne I, dira : «Nous ne sommes pas préparés face au crime organisé ni au kidnapping.»
Concernant la violence subie par l'enfance algérienne, déjà impressionnante à cette époque, le docteur Oukaci Lounis, maître de conférences à l'université de Constantine, révèle à travers l'une de ses enquêtes que les réseaux de prostitution de mineurs sont «très bien organisés, bénéficient de couvertures et utilisent du matériel perfectionné», avec apparemment des réseaux de plusieurs années en avance sur la police en matière de technologie utilisée et de moyens financiers colossaux. De graves accusations ont été portées, en 2006, contre l'Algérie par le Département d'Etat U.S dans son rapport annuel sur la situation de l'enfance dans le monde. Parmi les griefs retenus figurent l'exploitation sexuelle.
Dans un entretien accordé au journal Liberté, le 20 août 2007, Mme Dalila Djerbal, sociologue et membre du réseau Wassila déclare que «la génération qui a 20 ans aujourd'hui n'a connu que la violence, la corruption et l'impunité.
Si tout est devenu possible et permis, c'est qu'il y a confusion des normes et des repères… La violence étant devenu un mode de comportement naturel que nous n'avons pas suffisamment dénoncé. Ce qui est inquiétant, c'est de ne pas prendre de réelles mesures de sanction». Docteur en psychosociologie à la faculté des sciences sociales et humaines de Bouzaréah, Slimane Medar, a déclaré au cours d'un entretien accordé au quotidien El Watan, le mardi 23 janvier 2007 que «nous évoluons à travers une insécurité permanente. Le jeune est préparé à n'obéir à aucune règle sinon à celle de la force». Autres temps, autre mœurs. «Une vidéo montrant des détails de l'assassinat d'une adolescente à Alger circule actuellement sur internet. Les images sont d'une violence insupportable. Des coups de pied en cascade, suivis par deux coups de pierre à la tête et au visage, plongent le corps frêle de la victime dans un bain de sang. Les acteurs qui filmaient la scène étaient en extase devant leur crime.»
Ce n'était, hélas, ni en Afghanistan, ni dans une fiction de ces films d'horreur passée au Festival d'Avoriaz que ce drame se déroulait ! Non, c'était bel et bien une des réalités algériennes rapportées par la journaliste Salima Tlemçani au journal El Watan dans son édition du lundi 10 mars 2008. Ce ne sont pas les Cassandre qui ont manqué dans notre pays, il est utile de rappeler que tous ces faits horribles et étrangers à notre culture (suicides, viols, kidnappings, pédophilie, proxénétisme…) ont à chaque fois été ipso facto soumis à des éclairages très instructifs et à des mise en gardes faites par des instances spécialisées et confrontées à la dure réalité du terrain (associations, réseau Wassila, Forem, psychologues, sociologues, reporters, journalistes…) auxquelles il faut rendre un très grand hommage. Ce sont les pouvoirs publics, qui les bras ballants, demeurent à chaque fois tétanisés face à des dérèglements sociaux criminogènes et terriblement exponentiels. Les dissertations débiles qui tournent autour de la mise en place de systèmes d'alerte similaires à ceux que l'on voit dans des pays, tels que le Canada risquent, à eux seuls, de n'avoir absolument aucun effet.
Il faut apprendre à adapter les mécanismes qui correspondent à nos réalités sociales et à ne pas mettre la charrue avant les bœufs. Nos kidnappeurs ne sont pas de psychopathes itinérants qui sillonnent des Etats et dont il faudrait renifler les traces sur des longueurs considérables, ce sont des lâches du coin qui accomplissent leurs méfaits tout près de chez eux. On découpe nos enfants en rondelles et on fait semblant de tomber des nues. La société a toujours eu du mal à dresser le profil de ses délinquants. Et pourtant, ils peuvent se trouver partout, parmi vos voisins, dans votre cage d'escalier, dans votre propre famille… La société cultive un art de s'accommoder au chaos qui l'entoure. Nos réactions dépendent des choix auxquels est confrontée notre mémoire : décider de figer en soi l'information tragique, chose qui va nous pousser, pour être en paix avec nous-mêmes, à trouver des solutions, chacun à son niveau ou supprimer le fait émotif de notre disque dur mental et mettre son attention à la disposition d'une actualité moins harcelante. Le plus souvent, tout le monde surfe impassiblement sur ces événements qui auraient dû nous interpeller il y a bien longtemps.
La violence est rentrée dans les écoles il y a plus de dix ans. On s'est mis à tabasser les enseignants. Certaines classes ont commencé à ressembler à des asiles psychiatriques par l'anarchie, l'insubordination et l'absence totale de respect à l'égard de l'institution.
En 2009, au lycée Lotfi d'Oran, des lycéens s'amuseront sadiquement à scier un pied de la chaise de leur enseignante. La dame fera une chute déplorable qui lui vaudra plusieurs hématomes et une fracture au niveau du bassin. La scène sera filmée à l´aide de portables. Des faits similaires et plus graves sont hélas monnaie courante. En 2013, à Mostaganem, un collégien pénètre le plus normalement du monde dans son CEM avec un bidon d'essence avec lequel il tentera d'asperger son professeur, pour ensuite l'immoler. Est-ce l'heure d'un déploiement massif d'une police de proximité vigilante, d'une télésurveillance, d'un fichage d'une population potentiellement dangereuse (signalement des premiers signes alarmants à l'école – au boulot – dans la vie de tous les jours – surveillance accrue des récidivistes, des délinquants sexuels…) ?
Des jeunes iront jusqu'à se présenter eux-mêmes au commissariat munis de plaquettes de cannabis et demanderont à être incarcérés. Si on appliquait à toute la société certains paradigmes propres à la victimologie, on verrait peut-être s'étaler sous nos yeux ébahis nos multiples défaillances dans notre manière de jauger la société, surveiller l'éducation de nos enfants et l'ensemble des interactions qui produisent ces difformités sociales. Plus de 1000 kidnappings après que la soucoupe volante des barbus égorgeurs eut quitté l'Algérie, et nous sommes toujours au stade du balbutiement sécuritaire. Ces pays d'Amérique latine, réputés pour ce genre de délinquance, sont une pâle copie face à notre palmarès nécrologique. Pendant qu'on tabasse nos enseignants, qu'on viole nos filles, qu'on kidnappe nos gosses sur lesquels on pratique toutes sortes de rituels dignes des serials killers, on s'affaire ailleurs pour hériter d'un parti politique, préparer le nouveau découpage de la rente suite aux prochaines présidentielles ou tout bonnement pratiquer ce sport aristocratique national : la corruption avec ses nombreuses variantes.
Notes de renvoi
-(1) Al Khabar, 24 septembre 1997
-(2) Soeren Kierkegaard, Le concept de l'angoisse
-(3) Michel GODET, Manuel de prospective stratégique, (1997)
Michel Godet est un économiste français, titulaire de la chaire de prospective stratégique.
-(4) Mourad Merdaci Folies et cliniques sociales en Algérie, éditions L'Harmattan
-(5) Liberté du 14/02/2008, « Dans les quartiers d'Alger, avec les enfants de la nuit ».


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