Chers Messieurs Besson et Sarkozy, et chers tous ceux d'entre vous, de gauche ou de droite, critiques de la forme et du calendrier ou adhérents sans réserves, qui approuvez et soutenez ce « grand débat sur l'identité nationale » lancé ambitieusement à travers notre « douce France », Je me permets de vous interpeller depuis la belle Algérie, (où j'ai suivi avec un intérêt sincère, sinon un peu inquiet et perturbé, les débats sur le débat et compte bien continuer à suivre, d'ici le 4 février 2010, la progression des échanges et des idées), afin de vous faire part d'un certain malaise qui ne me quitte pas depuis le coup d'envoi de cette consultation nationale. Non, pardonnez-moi, cela n'est pas tout à fait exact. A dire vrai, le méchant trouble date de l'exaltation du nationalisme de la campagne présidentielle, suivi de la création d'un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale en 2007... Pourquoi n'écris-je pas sur le site internet dédié à recueillir les remarques des citoyens, vous demandez-vous peut-être... Tout simplement parce que cela équivaudrait à participer à et suivre les règles d'un jeu dont je suis moins que certaine d'approuver le principe... Je vous épargnerai les échos que la notion même d'identité nationale évoque en moi des périodes les plus sombres de notre Histoire et de celle de l'humanité. L'affaire Dreyfus, le gouvernement de Vichy... tout cela a été développé mieux que je ne saurais le faire par d'autres(1). Mais peut-être est-ce la coïncidence de ma présence ces jours-ci de l'autre côté de la Méditerranée, peut-être est-ce la date choisie de lancement du débat (si proche de ce 1er novembre qui marqua le début officiel de la guerre d'indépendance de l'Algérie), ou peut-être un mélange de tout cela, je ne peux toutefois m'empêcher d'ajouter à cette liste d'épisodes peu glorieux le souvenir encore tout récent et douloureux du mythe de « l'Algérie française », auquel nous nous sommes tant accrochés au prix de tant de sang versé... Il serait bon de ne pas oublier avec combien de ces assoiffés d'une liberté qu'on leur avait v(i)olée l'on a fait rougir la lame et la sciure, au motif de leur haute trahison, puisque l'« algérien » n'existait pas, il n'y avait que des « français insoumis »... Ô la belle ironie, n'est-ce pas, alors que le débat qui s'ouvre ces jours-ci flirte dangereusement avec la démarche inverse... Car, c'est vrai, lorsqu'on parle d'« identité nationale », on parle forcément d'« étranger ». Permettez-moi ici d'exprimer ma perplexité et ma confusion : lorsqu'on aura bien codifié l'« identité française » et fait la part entre ce(ux) qui la compose(nt) et ce(ux) qui se trouve(nt) hors du moule..., on en fera quoi, de ceux qui restent dehors ? Vous comprenez, la réponse à cette interrogation me soucie pour de vrai, car elle pourrait bien avoir des implications d'effet direct pour ma petite personne... Je m'explique : dans quelle catégorie je tombe, moi, jeune femme de 24 ans, française « de souche » (quelle expression horrible, cinglante de mesquinerie autant qu'elle ne veut rien dire...), qui depuis ses années de collège a cette impression confuse de ne pas être vraiment complète, que quelque chose lui échappe, qu'il existe un décalage entre « sa » France et celle des autres... C'est quoi mon identité nationale, à moi qui ai ressenti le besoin de venir ici comprendre, celle avec laquelle j'ai partagé les bancs de l'école, les terrains de basket et les premiers émois, celle qui a réussi et celle qui « a mal tourné, mais aussi celle des livres d'histoire, celle des révolutions, des conquêtes et migrations multiples. « La France, tu l'aimes ou tu la quittes... » Oui, mais je l'aime moi, la France, et j'ai quand même voulu la quitter... Est-ce que j'ai le droit ? Est-ce que je suis une « déserteuse » ? Et est-ce que c'est grave si, quand j'y reste, des fois je la déteste, je peste contre elle et je la maudis ? Est-ce que je la trahis quand ses défauts me révoltent et me remplissent de rage ? Quand j'ai envie de la secouer, elle, et tous les gens qui y vivent, et de leur crier qu'ils ont les yeux et les oreilles pleins de m... et qu'il faut qu'ils se réveillent ? Pourtant je l'aime la France, d'un amour passionnel. C'est mon pays. Ses beautés et ses cultures, ses traditions et sa diversité me remplissent d'orgueil et peuvent me changer en l'une de ces français arrogants que le monde déteste, sur la moindre petite provocation. Mais je l'aime trop fort pour tout lui passer, ses caprices et ses erreurs. J'ai une trop haute idée d'elle pour être toujours d'accord, pour ne jamais blâmer, pour ne jamais me révolter. Et elle, telle une amie infidèle, elle me brise le cœur régulièrement en s'abaissant et se compromettant dans des actes et des paranoïas qui ne sont pas dignes d'elle. Alors je l'aime à la haïr, surtout quand elle ment, quand elle trompe, quand elle joue les prudes et quand elle piétine... Ma France, ce n'est pas celle de mon voisin, ni celle d'aucun d'entre vous. Ma France, elle est unique, puisque c'est la mienne. En est-elle pour autant moins légitime que les vôtres ? Je ne sais pas ce qui fait que je suis française. Je le suis, un point c'est tout. Parfois avec bonheur et fierté, des fois à contre-cœur, en traînant des pieds. Est-ce que ça vous regarde, si des fois la France me fait honte ? Et quand bien même je passerais plus de temps à la détester qu'à l'aimer, quel droit ça vous donne de me juger ? Si je vous dis que je déteste la Marseillaise depuis que, petite, on me l'a apprise à l'école, parce que ça parle de sang et d'armes partout, et que le drapeau, je l'ai toujours trouvé moche d'un point de vue esthétique ; si je vous informe que je n'ai jamais regardé un défilé du 14 juillet plus de 5 minutes parce que non seulement ça m'ennuie à mourir, mais en plus je ne m'y reconnais absolument pas et, au lieu d'un frémissement patriotique, ça me plonge dans le plus profond des malaises ; si j'avoue que les escargots et les cuisses de grenouille me donnent des hauts-le-cœur et que la blanquette me reste sur l'estomac... Est-ce qu'on va me confisquer carte d'identité et passeport ? Entre ma France, sa France, vos France, La France, et puis moi, et toi, et vous et lui qui sommes tous la France... on place où les limites ? qui décide ? sur quels critères ? Oh, vous avouerez quand même que votre démarche a de quoi nous rendre tous schizophrènes ! Et puis zut, à la fin ! Quelle indiscrétion avec toutes ces questions ! Et c'est quoi la France pour vous, et les symboles, et les emblèmes, et gnagnagna... Vous permettez ? Tout ça, ce n'est pas vos oignons, comme on dit chez moi. Tout ça, c'est entre ma France et moi. Note de renvoi : 1) voir par exemple, à ce titre, l'entretien remarquable avec Jean-François Bayard du CNRS dans Le Monde du 6 novembre 2009.