Si les revues en papier et à portée générale tendent à disparaître sous nos cieux pour se métamorphoser en firmaments numériques, il en est autrement des publications littéraires qui résistent toujours à internet. Voici qu'en ce printemps 2013, deux belles floraisons sont venues enrichir le paysage médiatique (et universitaire !) national. Il s'agit de Multilinguales et de Kalim, présentant toutes deux quelques similitudes. Multilinguales est une revue semestrielle de l'université de Béjaïa (n° 1, juin 2013). Dirigée par la professeure Farida Boualit dont les initiés ont apprécié les actions bienveillantes en faveur de l'ex-école doctorale algéro-française, le sommaire inaugural est centré sur l'ethnocritique. Celle-ci est envisagée comme une nouvelle étude du littéraire dans sa confrontation avec l'ethnologie, une «science» occidentale à décoloniser dans les littératures des pays maghrébins et subsahariens. Marie Scarpa, de l'université de Lorraine, en pose quelques concepts théoriques encore émergents. Des études ancrées dans les romans algériens (de Rachid Boudjedra et de Mouloud Feraoun) et ivoiriens (Ahmadou Kourouma) en livrent quelques aspects. D'autres textes donnant à penser, notamment au sujet de la presse écrite (Mourad Bektache et surtout Hadj Miliani), sont à indiquer. De belle confection, sans langage abscons, la revue peut être lue gracieusement sur le site de l'université de Bejaïa (www.univ-bejaia.dz). Kalim est la reprise du titre d'une ancienne publication — plutôt artisanale, voire dactylographiée à ses débuts — de l'Université d'Alger (six numéros parus entre 1982-1987, historique retracé judicieusement par Dalila Morsly). Sous la coordination de sa directrice de rédaction, la professeure Afifa Bererhi, elle succède à Réflexions et Perspectives qui a vu le jour en 2012 avec deux numéros spéciaux sur le cinquantenaire de l'Indépendance et Mostefa Lacheraf (en vente dans toutes les librairies de l'OPU). Le premier numéro, daté de juin 2013, se présente presque luxueux tout en étant innovant. En effet, semestriel, il se veut à la fois une publication universitaire (avec tous les codes et normes scientifiques qui en découlent) pluridisciplinaire et, en sus, de création. Ce faisant, la revue accueille des écrits aussi bien littéraires, linguistiques et d'autres sciences humaines ou sociales que des œuvres de l'imaginaire — une nouveauté. Soulignons le dossier principal axé sur la ville algérienne dans tous ses états, d'une urbanité sans âme à des enjeux politico-sociaux (prise du pouvoir local, développement inégal d'une économie ne permettant pas de créer suffisamment d'emplois à la jeunesse…). Côté littérature, retenons les études de Ahmed Bedjaoui (l'écriture binaire chez Assia Djebar) ; de Hervé Sanson sur Isabelle Eberhardt (l'altérité religieuse constitue-t-elle un regard sur soi ou/et sur l'autre ?) ; Albert Camus vu de Jordanie en ce centenaire de sa naissance célébrée mondialement ; le point sur les Libéraux et l'Algérie (d'Ismaïl Urbain à Albert Camus), objet d'un colloque en mars 2013 à l'Institut du Monde arabe. Enfin, l'aspect création n'est pas moins présent : un hommage appuyé à Yamina Mechakra, décédée cette année, avec divers textes et poèmes. A cela s'ajoute une poésie d'Ismaïl Abdoun – si rare – et la présentation d'un jeune peintre, Ahcen Drici, dont la maquette en belle calligraphie et les dessins épurés et aériens ne renferment que prouesses et promesses. Ce numéro liminaire de Kalim ainsi que son homologue Multilinguales, plus sobre, s'avèrent vraiment satisfaisants. La professeure Afifa Bererhi dirige aussi aux Editions du Tell (Blida) la collection Auteurs d'hier et d'aujourd'hui, laquelle vient de s'enrichir d'un nouveau titre de Hervé Sanson La Trace et l'écho, Entretien avec Habib Tengour (octobre 2012, diffusé en 2013). De cet ouvrage, disons que l'œuvre de l'écrivain est habitée par la poésie, dans ses titres comme dans sa texture, dans son écriture comme sa secrète unité. Aux questions relatives à chacun de ses livres (une vingtaine entre prose et poésie), Habib Tengour se confesse sans se dévoiler, analyse son œuvre-vie sans bavardage interprétatif. C'est là un autoportrait où l'énigme demeure mais autorise à apprécier une démarche exigeante en rapport avec des figures singulières du passé islamique ou de la culture occidentale, à peine transfigurés et déplacés et usés dans le réel d'aujourd'hui. L'actualité de Habib Tengour se poursuit sur deux registres que l'on ne lui connaissait pas : la publication, l'an passé, d'une anthologie en anglais (USA), Poems of the Millennium (University of California Press, Berkeley, Los Angelès, 2012, 760 p, en collaboration avec Pierre Joris, poète et traducteur). C'est une première dans le vaste espace Nord-américain, autarcique et, a fortiori, peu ouvert à la poésie maghrébine toutes périodes historiques (de l'Antiquité carthaginoise à nos jours) et toutes langues confondues (latin, arabe, français, traditions orales), objectifs visés par cette compilation. En outre, en cet été, Tengour a ajouté à son répertoire une pièce de théâtre, Captive sans éclats (Alger, Apic, 2013, 37 p) que la presse algérienne de langue française a unanimement saluée. Il est question d'un huis clos où, au sein d'un vieux couple stérile, se profile une menace terroriste qui va se télescoper avec les mémoires blessées de la guerre de libération nationale. Une telle situation déséquilibrante ne peut mener à terme qu'à la folie, thème récurrent chez Tengour et univoque à la littérature algérienne. Quant à Hervé Sanson, il vient de publier une essai-critique sur Mouloud Mammeri, L'opium et le bâton (Paris, Honoré Champion, 2013). On croit tout connaître de ce roman, propulsé d'abord dans l'histoire littéraire algérienne par une polémique dans les milieux nationalistes lors de sa publication en 1952, démocratisé ensuite pour-par le grand public suite à son adaptation cinématographique en 1970 par Ahmed Rachedi. Plus d'un demi-siècle après, le premier livre de Mammeri se révèle encore fécond. Si l'ouvrage est destiné en priorité au grand public (dans une collection Entre les lignes-Littérature du Sud, dirigée par Christiane Chaulet-Achour), s'il éclaire donc de manière didactique les composantes «classiques» du livre (personnages, thèmes, vie et œuvre de l'auteur dans l'histoire littéraire), il n'en présente pas moins des pistes de réflexion stimulantes négligées à ce jour. De ce roman de guerre et d'amour, et en puisant sur les différentes déclarations de Mammeri, l'auteur donne à découvrir des orientations insoupçonnées : l'œuvre est construite en opposition, à l'instar d'un drame de l'antiquité gréco-romaine avec, en arrière-fond ou à l'avant-scène, une trinité non religieuse. Si l'ésotérisme ne se dévoile pas par quintessence, on ne peut qu'être attentif à cette manière de pensée interrogeant littérature et sagesse séculaire. En définitive, toute cette actualité livresque nous enseigne une certitude : il ne faut jamais enfermer un auteur ou une œuvre dans une approche, une catégorie, un genre, une lecture, un rayon, une aire culturelle. Tout est mobile en matière de réception littéraire, à la fois éphémère et durable, selon l'infortune-fortune de l'un et de l'autre.