Certains auteurs sont allés jusqu'à parler de démantèlement d'un service plus que vital dans la défense du pays (ce qui serait de la haute trahison), d'autres, plus mesurés, ont parlé d'entreprise d'affaiblissement du général Toufik, à titre personnel, auquel l'imaginaire collectif prête des pouvoirs exorbitants, les uns ont parlé de guerre éclair, les autres de guerre d'usure, mais tous ont été unanimes : tout ceci rentre dans les grandes manœuvres de la préparation de l'élection présidentielle de 2014. Cela a donné aussi matière à discussion dans les salons et les cafés. Il est vrai que le timing pour annoncer les décisions de restructuration, de mise à la retraite et des nouvelles nominations n'a pas obéi cette fois à la tradition d'annoncer tout ce qui touche à l'armée la veille du 1er Novembre et du 5 Juillet. Depuis 1965, à force de respecter ce rituel immuable, le pouvoir a réussi à développer en chacun de nous ce réflexe pavlovien d'attendre ces dates et dès que le rituel n'est plus respecté, nous sommes déstabilisés et nous essayons de comprendre le comment et le pourquoi de la chose. Depuis l'intronisation de Ben Bella comme premier Président par l'armée des frontières et le coup d'Etat contre lui en juin 1965, par ceux-là mêmes qui l'avaient imposé malgré l'opposition des combattants de l'intérieur, l'armée a toujours été désignée comme étant LE pouvoir plus que la source du pouvoir. Le colonel Boumediene s'était autoproclamé chef de l'Etat, le colonel Chadli Bendjedid a été choisi par ses pairs, à la mort du premier, pour barrer la route de la présidence à Bouteflika et Yahiaoui, ce dernier avait abandonné la tenue militaire lorsqu'il fut désigné par Boumediene à la tête du FLN. De 1979 à 1989, des officiers supérieurs d'active siégeaient au Comité central du parti et au Bureau politique. Les émeutes d'Octobre 1988 et l'avènement du multipartisme changèrent la forme du pouvoir : l'armée décida de se retirer des instances dirigeantes du parti, mais dans le fond, sa participation dans, et son emprise sur le pouvoir restaient intactes, simple changement de méthode. En 1992, l'armée ramena Boudiaf. Après son assassinat le 29 juin de la même année, le général Khaled Nezzar, précédemment ministre de la Défense nationale, faisait partie du Haut comité d'Etat, une présidence collective. Le général Liamine Zéroual, ministre de la Défense depuis 1993, fut désigné comme successeur du HCE, par la Conférence du Dialogue national, le 31 janvier 1994. Il fut élu président de la République le 16 novembre 1995. En 1999, Bouteflika, candidat du consensus, c'est-à-dire du système, dont l'armée était le cœur, parvint à la magistrature suprême. Cette survivance des services de sécurité comme élément moteur du pouvoir s'explique par la situation insurrectionnelle créée par le FIS et ses satellites et par «l'insertion et la prépondérance de l'armée comme substitut aux carences administratives de l'Etat dans une phase de construction» (Jean-François Daguzan, directeur adjoint à la Fondation pour la Recherche stratégique). De 1989 à 1995, le mot carence n'est qu'un euphémisme pour qualifier la désagrégation de l'Etat. Est-il logique de parler d'une confrontation Président vs DRS, sachant que le premier est, de par la Constitution, commandant suprême des forces armées et qu'il cumule toujours (pourquoi ?) le portefeuille de ministre de la Défense ? Comment croire, ne serait-ce qu'un instant, à une guerre de leadership entre ce DRS et l'état-major ? Qui veut en faire accroire à un plan de démantèlement du DRS, sachant qu'il est les yeux et les oreilles de l'armée et que sans service de renseignements efficace, il n'y a plus de système de défense et donc plus d'armée ? Comment accepter l'idée qu'au sommet de l'Etat il y ait une volonté de casser un élément essentiel de la sécurité nationale, le DRS, l'un des services les plus efficaces et les plus compétents dans le monde, qui figure à juste titre dans le top ten des services de renseignements ? Celui qui le déciderait l'initierait ou essayerait de le faire agir à coup sûr pour le compte des puissances étrangères. L'armée dans son ensemble, y compris le DRS, n'est pas un corps monolithique, elle évolue, elle connut sa dernière velléité putschiste avortée en novembre 1967, dès lors, elle se mua en armée républicaine et légaliste, même si ses interventions dans le champ politique n'ont pas cessé, à son corps défendant, elle utilisa des méthodes beaucoup plus soft. Elle reste à l'écoute des mutations qui s'opèrent dans le monde et s'y adapte progressivement. Les dernières décisions prises par le président Bouteflika, l'ont été en accord avec les responsables militaires et les services de sécurité, il ne s'agit nullement d'un casus belli. Elles rentrent dans la nouvelle politique (RSS) initiée d'abord par les Nations unies depuis l'aube des années 2000 et qui redéfinit la place et le rôle de l'armée et des services de sécurité dans la structure du pouvoir et leur relation avec la société. D'autant que l'armée et ces services de sécurité ne peuvent rester insensibles aux événements violents qui se sont déroulés dans les pays du «printemps arabe», notamment ceux qui sont limitrophes à l'Algérie. Cette RSS est conçue en deux étapes : une première mise en conformité au niveau national, une deuxième par l'émergence d'une coopération et une intégration régionale indispensables aujourd'hui pour lutter contre le terrorisme et le crime transfrontières. Elle vise à transformer l'armée, les services de sécurité, police et douanes comprises, mais aussi l'appareil judiciaire et la législation et en profondeur réformer la composition et les attributs de police judiciaire. Mais pour être efficiente, elle doit s'inscrire impérativement dans une recherche de bonne gouvernance. Si dans beaucoup de pays, notamment africains, cette RSS a été initiée, suscitée, financée et pilotée par les pays européens dans le cadre du Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE, en Algérie, elle est le fruit d'une stratégie nationale autonome et souveraine, même si elle s'inspire librement des stratégies élaborées par l'ONU ou l'OCDE. En 1999, la Déclaration d'Alger avait jeté les bases d'un code de conduite pour les forces armées des pays d'Afrique, avec, en perspective, une redéfinition des rapports entre les militaires et les pouvoirs civils en déclarant le rejet et la non-reconnaissance des pouvoirs issus de coups d'état. En 2001 et 2002, les deux conférences de Lomé, sous l'égide de l'Unrec (Centre régional des Nations unies pour la paix et le désarmement en Afrique) ont permis l'élaboration et l'entérinement de ce code de conduite. Dans son rapport du 12 mai 2008, le Conseil de sécurité de l'ONU souligne : «Le Conseil s'est dit conscient que la réforme du secteur de la sécurité s'inscrivait dans le long terme et a réaffirmé qu'il s'agissait d'un droit souverain et de la responsabilité première du pays concerné que de déterminer sa conception et ses priorités en matière de réforme du secteur de la sécurité. Chaque pays devrait s'approprier cette entreprise, qui doit répondre à ses besoins et à sa situation particulière… Présentant son rapport, le Secrétaire général a expliqué que le point de départ du processus est une large discussion sur le concept même, soulignant ses liens avec de nombreux autres processus importants. Il y apparaît clairement que la réforme du secteur de la sécurité doit bénéficier d'une approche stratégique et holistique. Il s'agit d'un domaine technique mais aussi qui dépend de questions budgétaires, du développement économique, de la bonne gouvernance et d'une gestion publique saine. Ce rapport définit ainsi la réforme du secteur de la sécurité comme un processus d'évaluation, d'élaboration et de mise en œuvre mené par les autorités nationales dans le but de renforcer la responsabilité des États et de son peuple sur la base du respect des droits de l'homme et de la primauté du droit. » Le rapport sur le développement dans le monde 2011 de la Banque mondiale met, lui aussi, l'accent sur la nécessité des réformes à engager au niveau des institutions chargées de la sécurité, de la justice et de l'emploi. Le processus de démilitarisation de la vie publique a débuté au lendemain des événements d'Octobre 1988, il a connu un ralentissement durant les dix années de terrorisme, puis fut relancé sereinement, sans tapage, mais malheureusement sans informations expliquant les bases et les objectifs de la redéfinition des rôles et missions de l'armée et des services de sécurité dans la cadre de la mise en conformité constitutionnelle des forces armées. En Algérie, cette RSS a commencé avec la disparition des tribunaux d'exception et la levée de l'état d'urgence. Lors des élections législatives et locales de 2012, il ne fut pas fait appel à l'appréciation des CTRI, pour éliminer des candidatures comme cela se faisait auparavant, au motif spécieux de «menaces ou troubles à l'ordre public». Depuis l'indépendance, l'armée avait régulé la vie de la société, cependant, elle sut très vite se remettre en cause et relever le défi de l'inéluctable enjeu de se mettre au diapason des standards internationaux. Peu de gens se souviennent qu'en 1990, une loi de programmation militaire fut proposée par le ministère de la Défense, discutée et votée par l'Assemblée nationale, une première !!! Outre son caractère technique, elle fut l'ébauche d'un contrôle de la société sur son armée via ses représentants élus. Hélas, l'émergence du terrorisme armé et l'impératif de le combattre eurent pour conséquence un coup d'arrêt à cet embryon de contrôle civil. Les récentes mesures sont de la même veine : protéger le citoyen de l'intrusion des services de sécurité dans sa vie quotidienne et politique par la dissolution du corps de police judiciaire du DRS, soustraire la société civile et les médias au contrôle et la domestication par le biais de la manne publicitaire. Pourquoi charger un officier de la répartition de cette manne gérée par l'ANEP et ce en dehors des critères commerciaux ? Il est à espérer que le département qui gérait l'information et qui a été transféré à l'état-major ne s'occupe plus que de l'information des forces armées. La réforme des services de sécurité devrait s'articuler sur : – La démocratisation et la disparition des structures politiques coercitives sous contrôle militaire. – La professionnalisation du métier des armes et son redéploiement. – La suppression des législations d'urgence et une réforme du système judiciaire. – Assomption de responsabilité des services de sécurité devant les autorités civiles élues, l'obligation de reddition de compte et à terme la nomination d'un ministre civil à la défense. – Transparence, notamment en termes de gestion des allocations budgétaires. – Le droit et la capacité des autorités civiles élues à l'exercice de la supervision constitutionnelle. – Le désengagement de la sphère politique et partisane. – L'indissociabilité des questions de sécurité, de gouvernance et de développement En conclusion, nous pouvons dire qu'en Algérie : 1 – la réforme des services de sécurité est un long processus commencé juste après Octobre 1988 qui s'assemble comme un puzzle. 2 – il s'agit d'une évolution, volontaire, souveraine et avec l'accord et la participation des acteurs concernés, l'armée et les services de sécurité ont intériorisé et se sont appropriés la RSS par souci d'une plus grande efficacité. 3 – l'armée et les services de sécurité sont conscients que cette réforme entrant dans la démocratisation de la vie publique est une condition du développement du pays et de sa sécurité, surtout en ces moments où aucun des 6 400 km de frontières terrestres n'est sûr. Les menaces d'ingérence et d'intervention étrangères ciblent précisément l'ensemble des pays arabes, les grandes puissances occidentales ayant réussi à faire adopter par l'ONU le principe R2P (responsability to protect), camouflant ainsi le fameux droit d'ingérence décrié. Est-ce là, la matérialisation d'un principe cardinal énoncé par le Congrès de la Soummam, à savoir la primauté du politique sur le militaire ? Nous attendons de cette réforme des services de sécurité une modernisation de ces forces pour qu'elles deviennent réellement un instrument plus performant de la défense du pays et de la nation, défense qui a été longtemps confondue avec la défense du régime et qu'elle ne soit pas une manœuvre de plus dans la gestion des questions de pouvoir qui déboucherait inéluctablement sur une aventure lourde de conséquences, d'autant qu'elles ont été décrétées à la veille d'une élection présidentielle capitale suscitant suspicion et incompréhension.