Annaba et Tunis de notre envoyé «Il faut partir demain.» La décision a été prise au dernier moment autour de la grande table du local de la Ligue des droits de l'homme de Annaba. Ils voulaient faire le voyage à trois, mais l'un d'entre eux n'a toujours pas obtenu son passeport. Cigarette au coin de la bouche, Kamel Belabed soupire. Son fils Marwan a disparu en 2007 à bord d'une felouque à destination de l'Europe. Il a remué ciel et terre. Cette fois, il part à Tunis se constituer partie civile. Il accuse les autorités tunisiennes de disparitions forcées. L'avocat qui le représente, Kouceila Zerguine, quitte le local pour aller acquérir une assurance tunisienne pour la voiture. Kamel Belabed répète que le déplacement n'était pas prévu. Pourtant, il connaît le dossier par cœur. Pas seulement celui de son fils, mais aussi celui de dizaines d'autres équipes de jeunes harraga, tous portés disparus entre 2007 et 2010. Lorsque le régime de Ben Ali est tombé, les parents de disparus ont eu l'espoir que les nouveaux dirigeants seront plus attentifs à leur détresse. Au début de l'année 2013, le président tunisien, Moncef Marzouki, a même accepté le principe d'une rencontre. Terroriste Mais aujourd'hui, rien n'a changé. Ceux qui ont autrefois soutenu les familles algériennes et qui sont désormais au pouvoir ont fermé la porte derrière eux. Pis encore, les familles ont l'impression que la lutte antiterroriste en Tunisie va faire disparaître toute chance de retrouver la trace de ces jeunes. Le 7 octobre dernier, le journal tunisien Essour publie la photo d'un des jeunes disparus depuis 2008. Ce jeune est Tunisien, mais il a disparu avec 39 autres harraga algériens. L'article affirme que ce jeune est un terroriste qui a été abattu par les forces de sécurité après un attentat à Béja. Le journal algérien Ennahar publie la même information, sans la photo, et affirme que de nombreux jeunes que l'on croit disparus en mer sont en fait partis au maquis. «En 2008, ces 43 jeunes qui sont partis de Annaba ont été récupérés à Tabarka. Le commandant des garde-côtes a dit aux familles : ‘‘Estimez- vous heureux que vos enfants soient bien vivants ! Et depuis, on n'a jamais eu de nouvelles d'eux. Et tout d'un coup, en 2013, ils mettent la photo de ce jeune dans le journal. Mon avis ? Peut-être qu'ils l'ont tué. Les Tunisiens sont champions du monde de la torture. Et pour effacer les traces, ils affirment qu'il était parmi des terroristes et a été abattu», explique Boubakeur Sabouni, membre du collectif de familles et père d'un disparu. Frontière 6h30, le lendemain matin. Kamel Belabed et l'avocat, en costume tous les deux, quittent Annaba. Ils ont plus d'une heure et demie de retard. La voiture, un vieux Partner au pare-brise fendu, n'a pas démarré. Un panneau indique : «Tunis 290 km». Les deux hommes discutent de l'objectif de la journée. D'abord, arriver à Tunis, puis faire le tour des cabinets d'avocats pour trouver celui qui acceptera de domicilier l'affaire. «Nous, avocats algériens, pouvons plaider en Tunisie, mais l'affaire doit obligatoirement avoir un relai tunisien», explique Kouceila Zerguine. Kamel Belabed insiste : «Il faut nous concentrer sur le dernier équipage. Là, nous avons des preuves matérielles.» Arrivés au poste-frontière d'Oum Teboul, il leur faudra plus de 2 heures et demie pour passer en territoire tunisien. Sans jamais s'arrêter de fumer, le père du disparu raconte en riant ses anecdotes de poste-frontière. Et en sept ans, il en a compilé beaucoup. Il connaît la plupart des agents de police ou des Douanes, aussi bien algériens que tunisiens. Certains conducteurs de taxis clandestins le saluent également. Une fois la barrière dépassée, la route goudronnée serpente au milieu des forêts jusqu'au village de Malloula. «Dans les années 1990, alors que je rentrais chez moi de nuit, les forces de sécurité ont pris peur. On m'a arrêté, fait une fouille au corps et mis en joue. J'ai juré que je ne remettrai plus jamais les pieds en Tunisie. Et j'ai tenu parole jusqu'à ce que mon fils disparaisse.» Au fil des kilomètres, Kamel Belabed pointe du doigt les endroits qui le font douter de la mort de son fils. A droite, une caserne militaire, «là où ils enferment les harraga interceptés». A gauche, une prison, «c'est là que l'un des gardiens a reconnu certains de nos enfants». Le vert et le marron des champs laissent place aux roses et ocres de la ville. Tunis est devant eux. «Si on vient jusqu'ici, c'est parce que nos autorités nous méprisent. Le sort de nos enfants n'a aucun intérêt», raconte Kamel Belabed qui énumère les courriers envoyés aux députés, aux sénateurs, aux ambassadeurs successifs en Tunisie. Tous sont restés sans réponse. «Les autorités algériennes répètent qu'elles ont saisi les autorités tunisiennes et que leur travail s'arrête là», ajoute Kouceila Zerguine. Tunis est bloquée par d'énormes embouteillages. Il faut trouver une place où stationner la voiture et un hôtel bon marché. Tous les déplacements, ce sont les familles qui les ont financés jusqu'à aujourd'hui. Désormais, le Réseau euro-méditerranéen des droits de l'homme a accepté de prendre en charge certains frais. Kouceila Zerguine passe une série de coups de fil pour obtenir des rendez-vous avec des avocats. Certains sont absents, d'autres trop occupés, il faut attendre le lendemain matin. Plaintes Le rendez-vous a été fixé dans la matinée avec Radia Nasraoui, avocate et membre de la Ligue tunisienne contre la torture. Le soleil réchauffe l'avenue Bourguiba. Les deux hommes passent devant le ministère de l'Intérieur. «Ici, ils ont torturé certains de nos enfants.» Longue écharpe rose et orange autour du cou, le visage fatigué, l'avocate accueille les deux Algériens dans un bureau du centre-ville. Ces temps-ci, la société civile tunisienne tente de retrouver la trace de milliers de harraga disparus. Eux ont pris la mer juste après la chute de Ben Ali. Une enquête est en cours. C'est à cette démarche-là que les familles algériennes veulent se greffer. «J'ai vu le juge d'instruction il y a une semaine, il est pessimiste et découragé», souffle l'avocate. Après avoir discuté de la marche à suivre, Radia Nasraoui accepte de s'occuper de l'affaire. «Le silence des autorités est inacceptable.» Elle sollicitera son réseau pour organiser une conférence de presse dans quelquex semaines. L'avocat algérien, lui, se chargera de la rédaction des plaintes. Kamel Belabed sourit : «On relance la machine.» En sortant du bureau, ils promettent de se revoir bientôt. Dans la rue, Kamel Belabed rallume sa cigarette et estime qu'«un espace de plus s'est ouvert», pour faire entendre leur histoire et retrouver leurs enfants. Mais la route est encore longue. Radia Nasraoui leur a raconté comment certains de ses clients ont été tués sous la torture, comment la justice tunisienne a du mal à enquêter. La Tunisie de 2013 n'est pas celle de 2007. Mais ceux qui sont au pouvoir aujourd'hui n'ont pas forcément intérêt à ce que toute la vérité sur le traitement des harraga soit faite. Les deux hommes remontent dans la voiture et reprennent la route direction Annaba. Kamel Belabed sait qu'une fois arrivé de l'autre côté, il devra s'occuper de ses enfants. Ceux qui ont encore là.