«J'ai perdu tout espoir. Ma mâchoire se bloque de plus en plus au point que j'ouvre difficilement la bouche pour boire ou manger.» Abderrazak Yahiaoui, la quarantaine, père de famille, vit avec deux balles dans le corps. La nuit du 29 novembre 2001. vers 22h, au lieu-dit Tizi Kechouchen, à Ahnif, un groupe terroriste prend d'assaut le poste d'observation de la garde communale. «Nous étions six. L'accrochage a duré plus d'une heure et nous n'avons reçu aucun renfort des services de sécurité. Ce sont les par contre Patriotes de la région qui sont venus à notre secours.» Les yeux rougis par les larmes, toujours en colère, il témoigne encore : «Au cours de cet accrochage qui a failli me coûter la vie, j'ai reçu deux balles dans le corps.» Une a traversé la mâchoire pour aller se loger près de l'œil droit, l'autre l'a touché au niveau du torse. Admis quelques jours à l'hôpital de la ville de M'chedallah pour des soins, il s'aperçoit à son retour à la maison que les deux balles n'ont pas été retirées. Orienté par des proches, il décide d'aller se faire soigner au CHU de Tizi Ouzou. Là, un chirurgien lui raconte avoir déjà eu un patient dans ce cas et préfère le prévenir : il est décédé après l'opération. Inquiet pour sa santé et pour ses enfants, Abderrazak refuse finalement l'opération proposée par les médecins. «J'ai décidé de vivre avec, même si cela me rappelle cette nuit tragique», confie-t-il. Malgré cela, Abderrezak se bat encore pour ses droits et ceux de ses collègues. Car parmi les gardes communaux, des milliers de personnes, jeunes, pères de famille qui, recrutés avec un simple document administratif, armés de fusils de chasse ou d'une kalachnikov, certains gardent encore des plaies des années 1990. Quand ils n'ont pas laissé leur vie dans le maquis. Sachet de lait Radiés du corps de la garde communale, ils réclament aujourd'hui leurs droits : un statut, une prise en charge dans les hôpitaux militaires et une aide sociale pour les années passées «à défendre, sans contrepartie, la patrie». Malgré les dizaines de sit-in organisés devant le siège de la wilaya, à Bouira, leur situation n'a pas changé. «Hier, nous étions des héros pour avoir combattu le terrorisme. Aujourd'hui, les autorités nous surnomment les “douze salopards“ !», constate, amer, Abderrezak Yahiaoui. Meziane Mesrane vit aussi le calvaire. «J'ai été blessé dans un attentat terroriste perpétré dans la région est de Bouira, raconte-t-il. J'ai été radié de la garde communale sous prétexte que je suis invalide. Je perçois une pension de 3500 DA/mois et j'ai à charge une famille de huit personnes. C'est inadmissible, je n'ai même pas bénéficié d'un logement social !» Ils estiment aujourd'hui qu'ils ne sont pas «des faiseurs de troubles, encore moins des agitateurs» et réclament «seulement de la considération». «Si aujourd'hui nous en sommes là, c'est pour revendiquer nos droits les plus élémentaires. Des victimes invalides n'ont même pas de quoi se procurer un sachet de lait ni subvenir aux besoins de leur famille. Tout le monde est au courant de notre situation, sans pour autant chercher à résoudre nos problèmes», relève une autre victime, qui souligne que la quasi-totalité des gardes communaux blessés dans des attentats terroristes ont été soignés dans les hôpitaux publics ou privés. Ali Chekmane est l'un des premiers à s'engager dans les rangs de la garde communale en 1995, au détachement de Raffour, M'chedallah. Il a assisté à plusieurs attentats et accrochages, et a vu ses collègues déchiquetés, mourir dans ses bras. Après tant de chocs, Ali est atteint de dépression nerveuse. Ses capacités physiques et mentales se sont réduites au point de ne plus pouvoir prononcer les mots correctement. Ce sont ses collègues qui témoignent de son état désastreux. «Suite à sa dépression et après plusieurs congés de maladie, notre collègue a été tout simplement licencié sans aucun droit. Actuellement, il vit dans une extrême pauvreté», témoignent ses collègues. Abandonné Ali, qui a à sa charge une famille de 4 personnes, perçoit une pension mensuelle de 7000 DA. Une somme qui ne couvre même pas les besoins les plus élémentaires d'un foyer. Ainsi, Ali Chekmane se voit obligé de mendier pour nourrir sa famille. Ce sont des âmes charitables qui viennent l'aider en faisant une collecte d'argent pour lui payer le loyer par exemple. «Il n'a bénéficié d'aucun avantage, il est abandonné, lui et sa famille», affirment ses proches. Karim Aïssaoui, un garde communal d'Ath Yakhlef, à l'ouest de M'chedallah, est tombé en martyr suite à l'explosion d'une bombe au centre de santé de la localité, un certain 26 juillet 1999. Il a laissé derrière lui un enfant handicapé sans aucune prise en charge de l'Etat. C'est le frère du défunt qui l'a pris en charge avec ses propres moyens. «Le fils du martyr a été abandonné, la pension que perçoit sa mère n'est plus suffisante. Cet enfant a besoin de soins qui coûtent cher, et ce n'est pas avec 20 000 DA qu'on va les couvrir», s'emporte son frère. «L'Etat doit s'occuper de nous. Notre situation sociale est lamentable. Notre pension de retraite minime ne nous permet pas de vivre dans de bonnes conditions, ni de se soigner», estime encore une victime. Fonctionnaires A Bouira, comme dans d'autres régions du pays touchées par le terrorisme, des centaines de personnes, de familles de victimes du terrorisme souhaitent une intervention du chef de l'Etat. Pour Aliouat Lahlou, porte-parole de la Coordination nationale des gardes communaux et délégué de la wilaya de Bouira, si l'Etat n'a pas pris en charge les gardes communaux victimes du terrorisme, c'est parce qu'«ils ont été recrutés au titre de contractuels». «Ils sont victimes de la législation du travail, exploités durant des années. Ils n'ont jamais regretté d'avoir pris les armes contre les terroristes à l'appel de la patrie, mais ils ont été gérés comme des fonctionnaires, regrette-t-il. Poursuivre les autorités en justice ne nous permettra jamais d'obtenir nos droits puisque nous étions des contractuels». Et de s'interroger : «Mais à qui appartiennent ces victimes ? L'administration les a complètement oubliées. Il n'y a eu aucun accompagnement. L'Etat doit impérativement les prendre en charge. Ils doivent bénéficier des dispositifs de la loi dans le cadre de la réconciliation nationale et d'un statut digne, car ils sont des victimes de guerre.»