Les éléments de l'histoire ne sont jamais isolés les uns des autres, mais ils constituent un ensemble cohérent qui regroupe toutes les données, toutes les relations et toutes les corrélations humaines. En outre, depuis Saussure, nous savons que l'histoire s'accapare aussi des autres sciences comme l'anthropologie, la sociologie, la psychologie et même la linguistique, parce qu'elle refuse l'enfermement sur elle-même et ignore sa propre logique interne. En effet, l'histoire se méfie de toute forme irrationnelle (telles, par exemple, la superstition, la religiosité, la nécessité, etc.) et ne se développe qu'à l'intérieur d'une société qui fonctionne à travers une rationalité totale et exemplaire. En Algérie, nous avons longtemps subi les historiens imprégnés par les mythes et la religiosité qui permettent d'enjoliver l'histoire et de la transformer en épopée, à l'exception bien évidemment de Mostefa Lacheraf. Dans L'empreinte des jours, Rédha Malek se situe dans cette lignée d'historiens et d'historiographes qui font de la rigueur analytique la condition première et essentielle pour toute approche de la réalité passée ou en train de se réaliser. Certes, si ce livre n'est pas vraiment un livre d'histoire, il l'installe – quand même – d'une façon essentielle et réflexive et donne, ainsi, un texte où la philosophie imprègne le développement du temps historique (objectif) et du temps philosophique (réflexif). Cet ensemble de textes est une méditation sur l'histoire humaine et donc sur l'histoire de l'Algérie. Repères au jour le jour sur des grands événements. Annotations sporadiques en fonction des humeurs et des rencontres. Analyses parfois plus approfondies sur le destin algérien et le destin de l'humanité. Mais tout cela est hanté par trois paradigmes lancinants et récurrents : – le destin algérien confronté aux défis de la survie coloniale ; – la difficile constitution d'une société rationalisée ; – l'érection d'un Etat-Nation moderne. Ces trois paradigmes sont, eux aussi, traversés par une obsession lancinante conjuguant une recherche éperdue de la morale, de l'éthique et du mystique. Parce qu'en fin de compte, c'est le point de vue d'Ibn Khaldoun que Rédha Malek connaît très bien. En fait en lisant L'Empreinte des jours, on se rend compte qu'il y a deux genres d'histoire : celle réelle que les hommes «fabriquent» en connaissance de cause ou inconsciemment et l'histoire que théorisent les penseurs et les historiens, en toute conscience ; c'est-à-dire l'histoire théorique ou explicative. Et c'est cette histoire-là que nous donne à voir l'auteur qui fait la part des choses et prend ses distances avec l'idéologie. En effet, l'histoire «narrative» ou descriptive a été largement diffusée en Algérie pour des raisons évidentes de propagande et aussi d'ignorance. Ce que réfute Rédha Malek parce que ce genre d'histoire manque d'analyse et de causalité et reste prisonnière du «quand», au lieu de se préoccuper du «comment» et du «pourquoi». Parce qu'il faut oser l'histoire et la produire d'une façon courageuse : «A reprendre et à creuser cette information que je retrouve dans mes papiers (fin 93). Il y aurait eu une note confidentielle du PS (Parti socialiste français) préconisant déstabilisation et mise en place éventuelle d'un protectorat européen en Algérie : 1- les intellectuels algériens condamnent le pouvoir et en appellent à l'intervention de l'Occident ; 2- établissement d'un climat de confusion et approfondissement des différences entre décideurs ; 3- mouvement sporadique de protestation.» Dans ce cas, Rédha Malek n'affirme rien et utilise le conditionnel. Tout le long de ce livre, l'auteur ne cesse de prêcher un islam tolérant qui prendrait ses distances avec le politique. Il dénonce l'islamisme et rappelle que déjà Ibn khaldoun demandait au XIVe siècle au calife de l'époque, d'interdire les prêches des «charlatans de l'islam». Aussi des notes et des réflexions prises au jour le jour jalonnent le livre. Au sujet de la fin de l'histoire de Fukuyama : «On peut être d'accord avec Fukuyama sur cette conception messianique de l'histoire à condition que, transposant la démocratie libérale en lieu et place du communisme, de ne pas occulter ‘‘la lutte pour la reconnaissance'' qui n'a pas atteint son but dans la majeure partie de l'humanité et pour qui l'histoire n'a pas pris fin comme ce serait le cas des ‘‘démocraties libérales stables'' d'Occident. A force d'insister sur la ‘‘postmodernité'', l'ère ‘‘postindustrielle'', on donne l'impression que tout ce qui reste encore à faire dans le ‘‘tiers-monde'' serait déjà dépassé, anachronique et devrait être tu, condamné au silence. Il s'agit notamment de la raison, la nation, l'Etat moderne, la souveraineté populaire, les libertés fondamentales, le développement industriel, etc. Faut-il que toute cette constellation de concepts soit laissée pour compte sous prétexte que les pays avancés ont dépassé ce stade ? La perplexité et le désarroi qui règnent chez nous viennent en partie de ce décalage réel mais dont l'un des deux termes, le niveau atteint par l'Occident, est absolutisé tandis que l'autre est simplement nié, non pris en compte, renvoyé aux ténèbres extérieures. En se taillant la part du lion, l'idéologie de la ‘‘postmodernité'' veut s'imposer à ceux qui en sont à la lutte pour la démocratie et à les en détourner. La diversion est trop forcée, trop artificielle pour ne pas paver la voie au concept envahissant d'une mondialisation aliénante pour les souverainetés nationales non encore consolidées. » L'auteur en connaisseur avisé de l'Occident puisqu'il y a passé la majeure partie de sa vie comme ambassadeur en France, aux Etats-Unis, en Union soviétique, etc., est farouchement hostile à toute ingérence extérieure. Pour lui, «Union européenne, OTAN, traité d'amitié avec la France, rapprochement sans préalable avec les USA, tous ces éléments complètent le puzzle de la nouvelle stratégie». L'Algérie devient un allié organique de l'Occident. Et de se demander : ce faisant n'en serait-elle pas «le vassal docile ? Sa souveraineté aurait-elle encore un sens ? A un tel degré d'alliance, celle-ci ressemble plutôt à un protectorat… » Comme il met à jour le pragmatisme agressif des Américains : la volonté proclamée de choisir ses interlocuteurs : les islamistes «modérés» devenant le relais social pour ancrer la démocratie et amorcer la mise en plan du «Grand Orient». C'est pourquoi l'idée de l'Etat-nation et la passion de l'Etat moderne qui doivent émerger en Algérie hantent tout le livre de Rédha Malek. Pour ce faire, il en appelle aux références des philosophes les plus marquants ; il cite Hegel : «L'Etat moderne est la réalisation de la raison.» C'est cette «raison» qui manque en Algérie et qui lui fait défaut ; elle est réfutée par le pouvoir politique qui en fait une auto-aliénation voulue pour anesthésier la grande masse qui en subit les dégâts. C'est pour cela que le rigorisme religieux est une façade. Un exemple : au Pakistan, on ne peut pas serrer la main d'une actrice qui vient de s'exhiber sur scène ; mais l'establishment, lui, participe allégrement à la société la plus dévergondée. D'où une société à double vitesse, avec un décalage hideux et monstrueux entre ceux d'en haut et ceux d'en bas. Une autre exigence revient souvent dans L'Empreinte des jours, la morale des responsables politiques qui est le critère le plus fondamental. L'intégrité doit se fondre avec la responsabilité politique. Tout le long de ce texte, court une sorte de mysticisme rationaliste dont le but est de développer l'Etat vertueux réalisé par des responsables politiques vertueux. Exemple : ces citations de Montesquieu : «Quand, dans un royaume, il y a plus d'avantage à faire sa cour qu'à faire son devoir, tout est perdu.» Ou bien cette autre sentence du même auteur : «La première loi, c'est d'appliquer la loi.» Ce que nous dit Rédha Malek, sans ces principes, il ne reste que la mégalomanie des hommes politiques : surenchère du gigantisme gratuit : la plus grande mosquée du monde à Casablanca. Sa réplique présumée à Alger «de plus haut minaret de la planète», ironise l'auteur. Et c'est cette mégalomanie qui amène les peuples arabes à l'explosion mais qui restera stérile parce que les fameux printemps arabes n'ont abouti à aucune conclusion fiable. Ou bien cela donne une démocratie en «trompe-l'œil» sous l'influence de l'armée qui consent quelques concessions mais qui veille surtout à «soigner la vitrine». Dans ce livre majeur, Rédha Malek nous donne avec toute la modestie qui le définit son point de vue sur tout ce qui est algérien, sur tout ce qui est humain : le politique, la philosophie, l'ascétisme, la foi anoblie en mystique, l'expérience du pouvoir (des pouvoirs) qu'il a exercé en son âme et conscience. Avec, peut-être, ce message majeur qu'il emprunte à Bhâgavata Gita (1200 av. J.-C.) : «Accomplir l'action sans en tirer bénéfice, une action ‘‘désintéressée''. Je l'accomplis parce que je le dois.» J'accomplis «un acte sans en être l'auteur». Pas le moindre désir ni la moindre volonté.