En vérité, les deux questions essentielles que pose l'élection présidentielle sont les suivantes : – Pourquoi faut-il se présenter face à des électeurs ? – Puisqu'il y a des électeurs, et donc des élections, que doit-on en attendre ?
A la première question, que répondre ? Tout d'abord, et à l'évidence, si les électeurs n'existaient pas, il n'y aurait aucune raison de mobiliser une énergie formidable pour organiser un scrutin et pour en «maîtriser» les principaux acteurs et les paramètres fondamentaux. Au lieu de cela, parce que les Algériens et les Algériennes sont des électeurs à part entière, il faut leur organiser, pendant des mois, des élections et veiller à en contrôler tout le déroulement pour que, sans le besoin de recourir à un quelconque sondage, le vainqueur soit celui que l'on a prévu. Car, bien entendu, cette «course à l'échalote» n'a à ce jour de sens que si certains, en dehors des électeurs, entrevoient le nom du vainqueur à l'avance. Pour cela, il faut approcher hommes et femmes politiques, à défaut d'hommes ou de femmes d'Etat, susciter ou rejeter leurs candidatures, les persuader qu'ils peuvent gagner la course sous réserve qu'ils aient la capacité de convaincre les électeurs que cela est possible grâce à la seule vertu de l'urne. Et fixer les conditions d'organisation et de déroulement des campagnes visant à faire élire le candidat désigné de manière plus ou moins transparente. Dans ces conditions, et sous réserve de l'efficacité de l'administration en charge du scrutin, l'élection pourrait alors n'être qu'une simple formalité. Ainsi fait, les électeurs ne poseraient plus de problème. Mieux, ils légitimeraient les résultats du scrutin jusqu'aux prochaines échéances électorales. Encore faut-il qu'au moment du vrai choix, cette désignation se fasse sans douleur et ne soit pas connue des électeurs. Ce qui n'est pas toujours le cas. Un comité de désignation, réel ou supposé, n'étant pas toujours homogène et n'ayant pas toujours les mêmes intérêts, le consensus ou la majorité ne sont pas faciles à obtenir, ce qui impose des sortes de «primaires». Dans ce cas, on recourt alors à divers moyens de pression pour emporter la conviction ou l'adhésion des uns et des autres à un seul candidat. Quitte, pour cela, à prendre à témoin les électeurs sur fond de débats plus ou moins artificiels, mis sur la place publique, où l'invective la plus insupportable côtoie la menace physique ou judiciaire. Pour autant, lorsque les électeurs subodorent que les dés sont pipés, deux comportements se développent chez la multitude de postulants alléchés par les diverses retombées du scrutin. D'aucuns, retrouvant leur lucidité, jettent l'éponge et se retirent d'une compétition qu'ils espéraient démocratique, au moment où elle leur paraît toujours aussi truquée que par le passé. Ils rejoignent ainsi les non-candidats, c'est-à-dire ceux qui, contre vents et marées, ont décidé de longue date de ne pas répondre au chant illégitime des sirènes. D'autres multiplient, comme si de rien n'était, les rencontres et les contacts informels, les escapades verbales ou les chemins buissonniers, — suivant en cela le parcours rocambolesque de la fable du «lièvre et de la tortue» —, les retournements de veste ou les désistements en faveur du vainqueur des primaires. Ce faisant, sur fond de relents pétroliers, ce dernier conforte tout cela en distribuant des faveurs et en promettant postes, honneurs et autres récompenses à ces adversaires factices d'un jour. C'est alors que de plus en plus d'électeurs sont tentés par le boycott du scrutin. Ils tentent alors de faire entendre leurs voix différentes, hors des urnes, afin d'exercer tout ou partie de leurs libertés fondamentales, notamment leur droit à l'abstention et leur droit à l'expression, de sorte à proposer rapidement, mais pas toujours dans la cohésion souhaitable, des solutions à leurs problèmes quotidiens et récurrents d'emploi, d'éducation, de santé, de logement… Ce qui n'est pas sans danger car tout cela, à l'évidence et selon les «spécialistes», est facteur d'instabilité, ce qui fait courir de grands risques au pays, dont le moindre n'est pas de briser le sacro-saint statu quo. C'est pourquoi, selon ces mêmes «spécialistes», il eut été «tellement bon et agréable» de vivre dans un pays sans électeurs. S'il n'y avait pas tous ces «fichus» électeurs, on pourrait, en toute transparence et simplicité, désigner le président de la République ou, au pire, le faire adouber par un comité restreint et trié sur le volet. Il n'y aurait pas besoin de multiplier les candidatures. Un seul candidat suffirait. Il n'aurait guère besoin de présenter un programme de gouvernement et encore moins besoin de faire campagne pour cela, ni d'engager, en l'absence d'électeurs, sa responsabilité devant les chambres d'enregistrement non élues, prévues à cet effet. Il n'y aurait guère besoin de suspense, réel ou imaginaire, encore moins d'attente anxiogène des résultats. Tout serait tellement plus simple sans ces «fichus» électeurs ! Personne ne se ferait d'illusion. Il n'y aurait ni partisans du vote ni partisans du boycott. Il n'y aurait pas de perdants ni de déçus du scrutin. Il n'y aurait pas d'intérêts divergents et donc pas de conflits. Face à la réalité toute dépouillée du superflu, plus de rêve, plus d'aspirations au changement. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Chacun pourrait vaquer en toute tranquillité à ses occupations. Il n'y aurait qu'à circuler car il n'y aurait rien à voir.
Puisqu'il y a des électeurs, que répondre à la seconde question ? Mais, tel n'est pas le cas. Depuis l'indépendance, Dieu merci, les électeurs sont bel et bien là. Leur présence, — et celle de scrutateurs plus ou moins patentés —, impose donc l'organisation d'élections. C'est d'ailleurs «conforme» à la Constitution ! A condition cependant, et pour les mêmes, de connaître à l'avance le vainqueur des «primaires» savamment orchestrées, ou à tout le moins d'influer de façon décisive sur le résultat, avec son nom et son visage. Pourtant, à y regarder de plus près, l'important n'est ni dans le nom du locataire d'El Mouradia ni dans son visage. La logique électorale est ailleurs. Elle est dans le scénario dont ce nom et ce visage sont, souvent «à l'insu de leur plein gré», le sujet et qui va engager l'avenir du pays à court, moyen et long termes. Pour cette raison, la vraie question est bien de savoir de quels scénarii ces élections pourraient-elles accoucher ? Probablement de l'un des trois scénarii suivants, peut-être d'un mixage des trois : -1 – Le scénario du statu quo rentier. Dans cette perspective, sous l'autorité du Président élu et du comité restreint, l'après-élection ressemblerait à s'y méprendre à l'avant-élection. Il aurait pour axes essentiels la poursuite du pompage effréné du pétrole et du gaz (y compris de schiste), la multiplication des grands projets improductifs et l'expansion des programmes d'importations, sous l'œil «plus ou moins bienveillant» du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Car, mondialisation ultralibérale oblige, il faut bien veiller, de gré ou de force, à ce que chacun reste à la place qui lui est dictée par le nouvel ordre international. Ce scénario se déroulerait alors avec son clientélisme hétéroclite, régional, tribal ou clanique et ses affaires politico-judiciaires à répétition, sur fond d'émeutes sociales et d'affrontements pseudo-communautaires, plus ou moins attisés ou manipulés par des mains criminelles, comme au M'zab ou ailleurs, allant jusqu'à mettre en cause, sur la base d'idéologies fumeuses, notamment religieuses, venues d'ailleurs, l'algérianité millénaire des uns et des autres et l'unité indivisible du pays. Avec pour principales conséquences la multiplication des victimes, l'approfondissement de la crise multiforme du pays et l'expansion du sentiment d'insécurité au niveau des populations et des entreprises aux plans économique, juridique et politique. Une situation propice à l'élargissement de toutes les fractures, à la disparition de toute culture du compromis et à la résurgence de tous les extrémismes et de toutes les violences. -2 – Le scénario de l'autoritarisme productif. Dans cette autre perspective, sous l'autorité du Président et du comité restreint, l'après-élection se traduirait progressivement — malgré les obstacles que ne manqueraient pas de multiplier les tenants du statu quo rentier — dans la discipline restaurée, la cohésion retrouvée et la mise au point d'un compromis politique minimal par la réorientation du secteur énergétique pour le mettre au service du développement de tous les secteurs productifs du pays, par la promotion des investissements productifs publics et privés, par l'émergence d'une double politique d'import-substitution et d'export-substitution, par la réhabilitation de la valeur du travail et de ses deux revenus productifs que sont les salaires et les profits, et par la lutte contre toutes les formes de rente et leur corollaire : les activités corruptrices et informelles. Il aurait pour vertu de relancer efficacement la machine économique du pays, aujourd'hui fortement marquée par l'effondrement de ses entreprises productives, l'inquiétude de ses cadres, le découragement de ses travailleurs et le désespoir de ses jeunes chômeurs, au bénéfice d'activités commerciales «douteuses et juteuses» plus ou moins légales. Un tel scénario, pour viable qu'il puisse être à court terme, pourrait cependant évoluer dans deux directions opposées. Primo, sous l'autorité du Président et du comité restreint, il pourrait, se contentant du compromis minimal obtenu, garder la société civile du pays hors des grandes décisions et de leur contrôle, dans un champ politique dénué de tout contrepouvoir réel et fermé à tout exercice effectif des libertés fondamentales. A terme, une telle évolution serait bien entendu économiquement intenable, socialement insupportable et politiquement ingérable. Avec le risque de voir le fragile compromis voler en éclats, la discipline se déliter à nouveau et la cohésion nationale se fissurer avec, in fine, la réouverture des vieilles plaies. Secundo, sous l'autorité du Président et du comité restreint, en impliquant dans la mise en œuvre du compromis les institutions du pays et la société civile, ce scénario pourrait conduire… à une véritable transition démocratique, c'est-à-dire au troisième scénario. -3 – Le scénario de la transition démocratique. Dans cette ultime perspective et au-delà du compromis minimal initial, le pays pourrait se doter légalement et de manière consensuelle d'un véritable contrat social historique — noué par le dialogue entre toutes les forces démocratiques du pays, présentes dans toutes les organisations du pays, notamment dans les institutions fondamentales de la République et approuvé par le peuple ou ses véritables représentants — engageant l'avenir du pays sur la base d'un Etat de droit moderne, s'alimentant à toutes les sources et valeurs de notre histoire et en mesure de mener pacifiquement jusqu'à son terme le processus démocratique. A son niveau, à celui de ses institutions, à celui des régions comme à celui de toutes organisations politiques, économiques, syndicales et sociales. Autrement dit, jusqu'à l'exercice plein et entier de toutes les libertés fondamentales, individuelles et collectives par chaque Algérien et chaque Algérienne sur l'ensemble du territoire national. Dans ce cas, l'après-élection se traduirait alors par un double processus : la réhabilitation-consolidation du système productif national, public et privé ; la mise en œuvre d'une transition politique démocratique pacifique, progressive et maîtrisée. De sorte que la liberté économique et la liberté politique se conjuguent efficacement pour renforcer la dynamique de progrès économique et de justice sociale du pays, dans son unité, son indivisibilité et sa diversité — face aux ennemis internes et externes qui continueront de souffler sur les braises pour entretenir les divisions et raviver les conflits — pour conforter pacifiquement toutes les institutions de la République, restaurer leurs missions constitutionnelles, réhabiliter leurs véritables fonctions et renforcer leurs moyens d'intervention pour défendre, protéger et sécuriser efficacement le pays, et garantir le développement durable au service du plus grand nombre. Au bout du compte, à courte vue, la lassitude aidant, il y aurait probablement plus de «raisons» ou de «déraisons» pour que le premier scénario finisse par s'imposer. Pour le pire. Pour autant, d'ici le jour du scrutin, si la mobilisation et les débats pacifiques s'amplifient dans une certaine discipline et sans contrainte, on peut encore espérer le second scénario, voire le troisième, car «l'espoir est prometteur du futur», comme l'écrivit Khalil Gibran. Plusieurs indices, quelques interventions et déclarations de personnalités nationales respectables vont déjà dans ce sens. Elles montrent que ces deux derniers scénarii sont souhaitables et possibles, dans l'intérêt du pays tout entier. Pour le meilleur. En tout état de cause, à plus ou moins brève échéance, électorale ou non, ce second et ce troisième scénario finiront par émerger. C'est le sens de l'histoire. Pour que ces électeurs, plus ou moins ignorés depuis plus d'un demi-siècle, deviennent enfin des citoyens libres, dans un pays libre. Histoire de renouer enfin avec la Déclaration du 1er Novembre 1954.