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Ali Brahimi : «Bouteflika doit prouver qu'il veut réellement abolir la police politique»
Publié dans El Watan le 14 - 12 - 2013

– Le pays est à six mois d'un scrutin présenté comme capital pour l'avenir du pays. Or, rien n'indique qu'on est à la veille d'un événement d'une telle envergure tant le désintérêt est quasi général. Seul le pouvoir fait du forcing pour imposer à la société la reconduction du statu quo à travers un quatrième mandat, sinon des «candidats» à la succession nourris au sein de l'«alternance clanique» et programmés pour protéger le «cœur du réacteur». Vous êtes porte-parole du Mouvement citoyen pour les libertés et le développement (MCLD), mouvement politique en devenir, vous étiez opposant clandestin d'abord, ensuite opposant parlementaire comme député RCD puis «indépendant» ; quel regard vous inspire cette élection et cette constellation de prétendants à la présidence ?

Le problème n'est pas tant les profils des candidats. Ces candidats déclarés, ou annoncés ou priés de s'annoncer, participent de cette impression que la situation du pays est normale. Or, l'Algérie est saignée par la corruption. L'activité associative et la liberté de manifester sont criminalisées. L'insécurité et le terrorisme sont à géométrie variable, vingt ans après l'insurrection islamiste. Aucune de nos frontières n'est sûre. Un véritable déni de développement asservit le pays à des forces improductives et mafieuses et à des intérêts étrangers de type néocolonial. Chômage, malvie, pauvreté sont le lot de la majorité des citoyens. Le pouvoir est squatté par des octogénaires, alors que les trois quarts de la population ont moins de trente ans. Les institutions ont été délégitimées par la fraude, l'arbitraire et la prédation qui imposent le statu quo, au risque d'attenter à notre intégrité territoriale. Y a-t-il plus grave que ce désastre ? A l'heure où il faut se mobiliser, en appeler aux états généraux citoyens et même à la rue pour sauver l'Algérie, l'on court faire acte de candidature ou l'on se fait prier pour le faire ou seulement pour «parler».
Je m'étonne d'autant plus que ce soit à cinq mois de cette élection que des acteurs se réveillent pour se préoccuper des garanties nécessaires à un scrutin décisif. Des garanties désormais impossibles à concrétiser. Ces compétiteurs sont-ils résignés ou ont-ils accepté des rôles de lièvre ? Ont-ils reçu des promesses d'être «élus» par la machine du régime ? Ou obtenu quelques avantages inavoués ? Face à la clientèle nombreuse du pouvoir, à ses capacités de fraude et à son union habituelle derrière le candidat du consensus (de ses clans), pourquoi tous ceux qui se proclament hors-système ne s'entendent-ils pas sur une seule candidature, que ce soit en fonction des familles politiques ou sur la base d'un contrat politique et d'engagements publics ? Car il faut savoir s'il s'agit de sortir du régime ou de lui tendre la perche. Pour le moment, force est de constater que toute l'agitation actuelle vise à masquer les enjeux et protéger le cœur du réacteur, comme vous dites.

– Amar Saadani, le SG du FLN, a récemment prêté au président Bouteflika le projet de «bâtir un Etat civil». Saadani – et c'est une première pour un haut responsable – s'en est pris violemment à «l'Etat-DRS». De cet idéal citoyen qu'est la construction d'un Etat civil, il fait un programme de campagne. Serait-ce le «syndrome de la vache folle» qui fait délirer les «hommes» du pouvoir, ou est-ce une stratégie électorale pour s'agréger des soutiens nationaux et internationaux ?

Ce ne sera pas la première fois que les tenants du régime s'emparent du discours de l'opposition démocratique. L'Etat policier a été tour à tour «socialiste», «démocratique», «capitaliste», «libéral compradore». Suivant la mode en vogue. A chaque fois, c'était pour vider de sa substance la voie revendiquée. Le régime aura épuisé tous les mots d'ordre et slogans au point de s'inspirer de ceux-là mêmes qu'il a longtemps réprimés. Le problème est que les partis de l'opposition démocratique sont devenus muets. Sur leur propre terrain. Du reste, le sens de la revendication de l'Etat civil est connu. Il est l'antithèse du régime militaire et de l'Etat confessionnel. Une telle «réforme», si elle advenait, empêcherait l'armée de jouer un quelconque rôle en politique et obligerait les partis islamistes à devenir des organisations civiles et, du coup, faciliterait le rassemblement de l'opposition. Assurément, cet idéal est celui de la majorité républicaine et si Bouteflika veut aller dans cette direction, il redorera son blason et marquera l'histoire. A la condition de le prouver par des mesures concrètes pour montrer sa bonne foi, car les contre-réformes de 2011 ont bien refroidi les citoyens.

– La politique de l'autruche faite sienne par le régime Bouteflika ne condamne-t-elle pas le pays à (re)produire les scenarii de violence des années 1990 ou, pire, va-t-elle achopper sur un scénario à la libyenne ou à la syrienne avec démantèlement à terme de l'Etat-nation ?

Toutes les hypothèses restent possibles au vu des bouleversements régionaux et des mutations géostratégiques et eu égard à l'irresponsabilité, à l'arrogance des tenants du régime. Entretenir l'impunité d'une corruption à l'heure où la majorité croupit dans le dénuement ou n'avoir, sur des milliers de kilomètres, aucune frontière sûre ne sont pas de minces affaires. Pour autant, le niveau de conscience des Algériens reste la meilleure barrière contre le pire. Notre souhait est de voir toutes les énergies patriotiques se rassembler autour d'un compromis pacifique qui ouvre la voie à la liberté, au progrès et au développement.

– L'actualité brûlante regorge d'informations plus ou moins vérifiées et faisant état d'un hypothétique démantèlement du bloc du renseignement, incarné entre autres par les services du DRS. Les nouvelles nominations d'officiers généraux des renseignements, le rattachement de certaines directions à l'état-major de l'armée témoignent-elles d'un jeu de chaises musicales qui n'altère en rien le fonctionnement du système, ou est-ce véritablement le signe d'un déplacement du centre de gravité du pouvoir ?

Il n'y a pas de fumée sans feu. Les affrontements dans le cercle des décideurs ne peuvent être évacués d'une chiquenaude ni voilés par les diversions menées sur procuration. Il y a incontestablement une fracture publique entre décideurs. L'Etat policier est bâti autour de la fonction présidentielle, laquelle a toujours été une émanation du collège des prétoriens. Sur le fond, aucun Président n'a remis jusqu'ici en cause la nature policière du système : le challenge étant de se l'asservir. Seul Boumediène avait réussi à réunir en lui, à la fois, le chef militaire et politique. Depuis sa mort, l'appareil prétorien a repris le dessus. La puissance du système sécuritaire réside dans ses larges effectifs et dans l'immensité de sa clientèle, volontaire ou astreinte, et nombreuse dans la société et ses élites. Il englobe le contrôle de la quasi-totalité du réservoir de ressources humaines du régime. Ce qui rend d'autant plus aléatoires les tentatives de réforme conduites de l'intérieur. Pour tenter de se soumettre l'appareil militaire et sécuritaire, Bouteflika a mis à profit un contexte international hostile à l'égard de l'Algérie et sa popularité relative, et surtout une manne financière quasi illimitée et une conjoncture régionale délicate. Pour autant, il n'est pas question de prérogatives. Le modèle constitutionnel ultraprésidentialiste les centralise déjà chez le Président. Bouteflika n'a fait qu'accentuer cette caractéristique tout en arrosant les clans. Le point de discorde réside dans le rôle de «faiseur de rois», comme l'avoue Saadani himself. Dans cette bataille de succession, le clan présidentiel, fort de la seule survie biologique de Bouteflika mais aussi, certainement, du soutien de puissances extérieures, a pris de l'avance. Et à moins d'un impondérable biologique, le quatrième mandat semble bien engagé. La fracture est réelle entre les tenants de l'appareil des services et le clan présidentiel. Toutefois, on ne peut présumer d'un «démantèlement du bloc du renseignement». Transférer la gestion clientéliste de la manne publicitaire d'un département du DRS vers un ministère sous contrôle ne change rien à l'atteinte à la liberté de presse. Oter par décret la qualité d'officier de police judiciaire à un service qui la possède de par la loi révèle plutôt un processus houleux de négociation/soumission. Enlever au DRS la fonction de surveillance des partis politiques, déjà laminés par le verrouillage, ne les protège pas de l'action des autres services et encore moins de la machine infernale de la fraude. En tout état de cause, le démantèlement bienvenu de la police politique ne saurait et ne devrait se confondre avec l'affaiblissement des capacités de renseignement et de sécurité du pays. Je croirais Bouteflika si, par voie d'ordonnance ou de loi, il mettait à la retraite tous les officiers de plus de soixante ans, restituait la DGSN à un cadre supérieur de ses rangs et interdisait toute action à connotation politique et partisane aux membres des forces de sécurité et de l'armée. Toujours est-il que sur ce terrain, Bouteflika joue sur la corde sensible de l'abolition de la police politique, qui est une revendication de l'opposition et des citoyens.

– Un demi-siècle après une libération chèrement acquise, les Algériens demeurent interdits de toucher du doigt ce vieux rêve, idéal de tout un mouvement national, qu'est la République démocratique et sociale où respect des droits et libertés démocratiques, justice sociale, progrès ne seraient pas de vains slogans. Qu'est-ce qui bloque, d'après vous, l'émergence d'une alternative au pouvoir en place ?

Les deux raisons lointaines se trouvent dans la cruauté d'une guerre coloniale qui a décimé l'encadrement politique indépendantiste au profit de l'armée des frontières – une force élevée, protégée, structurée, suréquipée loin des champs de bataille – et vouée à la prise du pouvoir après l'indépendance. Le régime militaire parasoviétique s'est réfugié derrière un parti unique, alibi de la légitimité historique du FLN-ALN. Il traquera particulièrement les ingrédients de l'émergence de la citoyenneté en polluant l'école et la mosquée, allant jusqu'à favoriser l'intégrisme religieux contre le mouvement démocratique. Plus tard, il instrumentalisera l'islamisme et le terrorisme pour différer les exigences de démocratisation. Le prétexte sécuritaire, par ailleurs bien réel, a permis un déploiement gigantesque de la police politique dans tous les rouages de l'Etat et de la société. Le dernier épisode, après l'amnistie bilatérale réalisée par la charte dite de réconciliation nationale, a démocratisé la corruption pour se garantir l'impunité totale et générale. Bâtie autour de la distribution inégale de la rente et de l'informel, l'économie est aussi un grand frein à l'avènement de forces économiques autonomes, pourvoyeuses de libertés. De son côté, l'opposition démocratique a fonctionné sur le même modèle autoritaire et prédateur du pouvoir. Le zaïmisme a stérilisé le débat interne et monopolisé la décision politique et financière et les privilèges matériels, justifiant par cela le verrouillage, la fraude et la répression du pouvoir. La marginalisation des compétences et l'exclusion des voix discordantes ont désencadré ces formations pour les livrer pieds et poings liés aux intérêts des gourous et/ou à des amitiés contre nature. Toujours est-il que vingt ans après 1989, ces partis, qui possédaient dizaines de milliers de militants et des centaines de cadres dignes, en comptent davantage de partisans du projet de société républicain et démocratique en dehors que dedans.


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