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Les Dadas-flingueurs
Carnet de tournage-Sur le plateau de « Hors-la-loi »
Publié dans El Watan le 05 - 12 - 2009

Enorme production pour cette suite de Indigènes de Rachid Bouchareb. Entretiens avec le réalisateur et les acteurs.
Paris : De notre Bureau
C'est sous une pluie battante que je débarque à l'aéroport de Tunis-Carthage en ce jeudi maussade de novembre. Un chauffeur de la production Tessalit me convoie jusqu'à Benarous, les studios tunisois de Tarak Ben Amar, mis à la disposition de Hors- la- loi qui se veut la suite historique de Indigènes de Rachid Bouchareb, lequel, entre ces deux volets, a signé le remarquable London River (voir El Watan du 2 oct. 2009). Toute production d'importance évoque immanquablement une ruche où les allées et venues continues figurent un désordre qui n'est qu'apparent. En fait, sur un plateau de tournage, chaque technicien a une tâche bien précise à accomplir.
On pénètre dans le décor d'un commissariat, en l'occurrence celui de Nanterre, où un attentat va se perpétrer. Une caméra Arri 300 embrasse le couloir et saisit l'arrivée de Messaoud (Roschdy Zem) et de son frère Abdelkader (Sami Bouajila). Une deuxième caméra, située à l'intérieur du bureau du commissaire Picot (Jean-Pierre Lorit) les récupère au moment où ils abattent celui qui a occasionné de lourds dégâts dans les rangs du FLN de France. La scène suivante voit fuir les deux frères tandis que derrière des grillages où s'entassent des détenus algériens, retentissent des cris de joie dont un vibrant « Tahia El Djazaïr ! ». Entre deux prises, les maquilleuses se livrent à quelques raccords sur des prisonniers dont les stigmates de torture sont plus qu'apparents. En ce temps là, on torturait toute honte bue au pays des droits de l'Homme… Les mêmes maquilleuses vont ensuite fignoler les impacts de balles sur la dépouille du commissaire Picot -vraisemblance oblige - pour le plan suivant. Arrive alors sur les lieux de l'attentat un certain colonel Fèvre de la DST (Bernard Blancan, le sergent Martinez de Indigènes) qui se tourne vers un policier et lâche une seule phrase : « Il y a une taupe parmi nous et il va falloir la trouver ».Pour ces quelques plans, on va tourner jusqu'à 22 heures car une préparation technique est nécessaire à la mise en place de chaque séquence. Le clap, d'où sort l'annonce « 90/A 2e » suivant le mot « Moteur ! » indique pas plus de trois prises par plan.
Rachid Bouchareb, le metteur en scène, n'est pas économe, il est tout simplement précis et « colle » à son découpage préétabli, véritable bible pour le réalisateur soumis à un plan de travail aussi rigoureux que contraignant. Entre ces séquences « d'intérieur-jour » et celles du lendemain où nos protagonistes vont repérer en « extérieur-jour » l'emploi du temps du dit commissaire, nous multiplions les rencontres avec Jean Bréhat, producteur associé de Bouchareb depuis son premier long métrage en 1985 Bâton Rouge, le metteur en scène lui-même et le quatuor d'acteurs, tous transfuges de Indigènes : Roschdy Zem, Sami Bouajila, Djamel Debbouze et Bernard Blancan. orme de clin d'œil qui facilite par ailleurs la mémorisation des appellations, Rachid Bouchareb a repris les mêmes prénoms que portaient ces comédiens dans Indigènes, sauf Blancan.
Enumérons d'abord les données de la production dont le budget total avoisinera les 20 millions d'euros quand Indigènes en a coûté14. La France fournit 60% des fonds via France 2, France 3 et Canal +, soit 12 millions d'euros. L'Algérie apporte quelque 30% du financement global via le FDATIC (500 000 euros), le ministère des Moudjahidine (1,5 million euros), l'Agence algérienne pour le rayonnement culturel (1 million d'euros), la Sonatrach et la Sonelgaz (750 000 euros) et l'ENTV (250 000 euros) agissant de plus en tant que coproducteur. Ce qui induit que Hors- la- loi pourra éventuellement concourir à Cannes et aux Oscars sous pavillon algérien ainsi que Bouchareb l'a toujours fait. Enfin, la Belgique pour sa part assure 10% du budget restant. Les néophytes des choses du cinéma pourraient s'étonner de la hauteur des sommes engagées mais, s'agissant ici d'une œuvre de reconstitution historique balayant une période allant des années 1930 à 1962, les coûts sont forcément élevés ne serait-ce que pour la restitution nécessaire des décors, costumes et accessoires d'époque.
C'est ainsi que la rue principale de Sétif et la manifestation du 8 mai 45 avec 8 000 figurants ont été reconstitués dans les studios de Carthago Films, de même que le quartier de Pigalle ou le bidonville de Nanterre ont nécessité temps et matériaux afin d'immerger le spectateur dans les années 50. Tarak Ben Amar s'est montré particulièrement magnanime en ne facturant la location des studios qu'à 200 000 euros quand, en France, elle aurait coûté au bas mot 6 millions d'euros, selon Jean Bréhat le producteur. Par ailleurs des extérieurs ont été tournés à Sétif et le seront également en Thaïlande pour y reconstituer des scènes de la guerre d'Indochine à laquelle participe Messaoud (Roschdy Zem). Hors-la-loi c'est d'abord et avant tout les aventures et mésaventures d'une fratrie originaire de la région de Sétif dans laquelle Messaoud est l'aîné, Abdelkader, le cadet et Saïd (Djamel Debbouze) le benjamin. Au début du film en 1935, on les découvrira enfants au milieu de leurs parents, interprétés par Ahmed Benaïssa et Chafia Boudraâ. Bientôt dépossédés de leur terre, ceux-ci s'exileront dans les faubourgs de Sétif où ils rejoignent l'immense cohorte de ces paysans prolétarisés, spoliés par l'administration coloniale.
Et c'est là que, devenus jeunes gens, ils vont vivre la répression du 8 mai 1945, au lendemain de laquelle ils vont se trouver séparés pour un long moment. Messaoud s'engage dans l'armée française en Indochine. Abdelkader, lui, est emprisonné à la prison de la Santé à Paris, tandis que Saïd, le benjamin, emmène sa mère en France dans le bidonville de Nanterre où ils vont élire domicile. Après dix années d'incarcération, Abdelkader est libéré en 1955 sur le territoire français où il va se voir investi de responsabilités pour organiser et développer la 7e Wilaya, soit la Fédération de France du FLN. De retour d'Indochine, Messaoud va le rejoindre et devenir tout naturellement exécuteur des policiers et des traîtres à la révolution. Saïd, lui, va suivre une voie plus tortueuse dans le Pigalle des malfrats et des proxénètes et se muer en hors-la-loi d'un autre genre. Pour Djamel Debbouze, le personnage de Saïd c'est d'abord celui des trois frères qui est le plus proche de sa mère. « Je suis le seul, nous dit-il, qui n'est ni embrigadé par la révolution, ni par la guerre d'Indochine, même si Saïd n'est pas tout à fait dépourvu de conscience. Son souci premier, c'est gagner l'estime de sa mère après avoir bifurqué vers la voyoucratie. Dès le départ, je me détourne du monde ouvrier de mes compatriotes parce que je les trouve trop soumis et en manque de respect. Au fond, Saïd, c'est un révolté de la vie. Quant à la respectabilité, il va la rechercher en faisant aboutir son rêve : permettre au Kid d'Alger, un boxeur de talent, de remporter le titre de champion de France et regagner ainsi au passage l'estime de sa mère désespérée d'avoir un fils gangster. »
« J'ai beaucoup d'amis algériens, ajoute Djamel, qui ont eu à connaître cette période de la guerre d'Algérie. Ils vivent à Barbès ou à Belleville. Et c'était important pour moi d'avoir leur propre version, leur propre vision, eux, qui ont fui l'oppression en Algérie pour porter le fer de la lutte en France en créant la Fédération de France du FLN. Quant à mes deux frères, je vais m'appuyer sur leur organisation pour monter le match de boxe. En fait, d'une autre manière, je suis à mon tour impliqué dans cette guerre d'Algérie. Je suis en tout cas très fier de jouer ce personnage de Saïd, de raconter cette histoire. C'est pour moi, conclura-t-il, un véritable privilège que m'a offert Rachid Bouchareb avec ce film. »
Avec son Borsalino sur la tête et son pardessus en gabardine, Roschdy Zem fait très années 50 et, pour lui également, Hors-la-loi est une étape importante dans sa filmographie. Et le personnage de Messaoud, qu'il incarne avec son talent habituel, constitue une prestation à laquelle il a beaucoup apporté. « Messaoud, nous dira-t-il, est un vétéran de l'Indochine. Il s'est engagé très jeune sous l'uniforme au lendemain des émeutes de 45 à Sétif. C'est sur le tard qu'il va retrouver en France ses deux frères : Abdelkader, devenu un membre actif du FLN, et Saïd, le plus jeune, devenu un des malfrats de la place Pigalle. Mais c'est d'Abdelkader dont il va se rapprocher au point de devenir son bras armé ». Concernant la construction de son personnage, Roschdy Zem nous a affirmé : « Messaoud est un personnage plutôt violent auquel j'ai voulu apporter une touche de fragilité consécutive au traumatisme de la guerre d'Indochine. Il est loin d'être un personnage monolithique, fait d'un bloc. D'autant qu'il a perdu un œil en Indochine, ce qui le fragilise un peu plus. Par ailleurs, lorsqu'il doit exécuter un flic français ou un traître algérien, il n'en dort pas de la nuit. En fait l'objectif, en accord avec Rachid, était de lui donner une dimension humaine ». Quant au personnage d'Abdelkader, comme en écho à Indigènes, il est le plus lettré de la fratrie, ce qui explique en partie ses responsabilités importantes au sein du FLN.
« A l'inverse de Messaoud, Abdelkader n'a jamais eu à tuer un homme jusque là et cela lui occasionne un certain trouble et justifie le fait que ce soit Messaoud, transfuge d'une guerre, qui soit l'exécuteur des sentences. Ce handicap psychologique ne diminue en rien sa détermination, explique Sami Bouajila, et son intelligence est telle qu'il se mue en un organisateur redoutable dans la préparation des attentats et la mise en place d'une structure politico-militaire très opérationnelle, au point de porter de rudes coups à une police française qui ne lésine ni sur la répression ni sur la torture. » A bientôt 54 ans, Rachid Bouchareb signera avec Hors- la-loi son septième long-métrage avant de s'envoler pour les Etats-Unis où l'attendent trois projets de films, dont une comédie avec Djamel Debbouze. Son retour en France coïncidera avec le tournage du troisième volet de ce qui constituera une trilogie (après Indigènes et Hors-la-loi), lequel aura pour cadre la ville de Marseille dans les années 70-80, au moment le plus fort des attentats racistes en France visant des intérêts algériens ainsi que sa population.
Rachid Bouchareb nous indique en préambule que c'est lors de l'avant-première à Alger de London River que le président Bouteflika lui a apporté son soutien pour la production de Hors-la-loi dont le thème central est, il est vrai, l'Algérie. « Pour moi, nous dira Rachid, la signification politique de ce film est plus qu'évidente. Mais il s'agissait d'aller vers une autre idée que représentait la lutte de libération sur le territoire national. Au fond Hors-la-loi c'est l'histoire d'un gang de la révolution poursuivi par la police. Le fait de transporter des armes et de l'argent de manière clandestine faisait de vous un criminel aux yeux des autorités françaises. Et c'est cet aspect de cette guerre d'Algérie qui a déterminé le choix du genre cinématographique : Hors-la-loi se définit comme un polar. » En quittant Rachid Bouchareb sur le plateau de tournage, il me revint en mémoire que nous nous connaissions depuis bientôt 25 ans. Quand on connaît l'homme autant que le cinéaste, on est « bluffé » par sa forte détermination, son énergie et un talent réel qui habitent cette frêle silhouette dont la voix calme et la réserve profonde dessinent un profil et une personnalité bien singulière dans le temple des hommes d'images.


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