-En interdisant le Hamas, le gouvernement actuel poursuit la politique qu'il mène depuis plusieurs mois : arrêter tous les groupes ou personnes liés de près ou de loin à la confrérie des Frères musulmans. Cette politique peut-elle ramener la stabilité dans le pays ? L'Egypte est un grand pays avec de grands problèmes. Et les mesures sécuritaires ne peuvent pas les résoudre. Depuis les années 1980, nous avons fait le choix des politiques sécuritaires et nous savons que tout ce qu'elles peuvent faire, c'est reporter les problèmes au lendemain. Or, les difficultés sont toujours présentes, et par ailleurs en augmentation. Dans le cas de l'Egypte, le retour de la stabilité nécessite des solutions politiques et non sécuritaires. Cela demande que chaque camp fasse des concessions jusqu'à l'émergence d'un compromis, et cela vaut surtout sur les questions de stabilité et d'économie. Prenons l'exemple du tourisme qui va très mal : c'est un secteur dont dépendent environ 2 millions de familles. Certes, nous avons besoin d'un retour de la stabilité politique et économique. Mais l'armée et la police doivent comprendre que les solutions sécuritaires ne ramèneront pas durablement les touristes. Ces deux institutions (l'armée et la police) pensent à court terme, deux mois, trois mois… Or, les problèmes sont historiques, profonds. -La guerre contre le terrorisme fait office de programme politique depuis plusieurs mois. Est-ce suffisant pour maintenir l'unanimisme post 30 juin ? Le gouvernement n'a pas présenté de programme politique parce que ses efforts sont concentrés sur la guerre contre le terrorisme. Nous voulons tous une Egypte forte et stable. Mais le gouvernement et ceux qui le soutiennent ont en tête l'exemple de l'IraK, la Libye et maintenant la Syrie. Ils se disent qu'ils ne veulent pas laisser le pays à la dérive. Ils veulent une Egypte avec une armée forte qui protège le pays. Mais nous aussi (forces libérales, démocratiques), nous ne voulons pas du cas syrien. Nous demandons seulement des réponses politiques. Le problème est que celles-ci nous amènent au final à repenser le fonctionnement de l'appareil sécuritaire : comment travaille la police ? Est-ce que les militaires doivent entrer dans les affaires politiques ? Al Sissi lui-même le disait avant le 30 juin 2013 : l'ingérence de l'armée dans la vie politique du pays est dangereuse. Non pas seulement pour la société, mais pour l'armée elle-même. Selon lui, l'armée devait être neutre, car si elle prend parti pour un camp, cela augmente la pression sur l'armée et peut entraîner une division parmi ses chefs. Mais également accroître la tension entre la société et l'institution militaire. C'est ce qui se passe dans le Sinaï : l'armée est en guerre non pas contre des terroristes, mais contre des bédouins égyptiens qui vivent dans la région. -Les Frères musulmans, dont la quasi-totalité des cadres est en prison, continuent d'organiser des petites manifestations à travers le pays. Une réconciliation ne semble pas à l'ordre du jour. Quel avenir pour la confrérie ? Les Frères musulmans sont responsables de la crise dans laquelle nous nous trouvons. Comme l'armée, ils n'ont pas de solutions politiques. Ils font descendre leurs partisans pour se faire tuer. Utiliser ses partisans en première ligne relève d'une politique abominable. Mais bien sûr, cela ne justifie pas ce qui se passe contre eux : la police et l'armée sont responsables de la mort de manifestants qui sont au final des citoyens égyptiens. C'est vrai que certains ont commis des crimes. Dans ce cas, il faudrait répondre par la loi et non par les armes. Les médias disent que les gens qui descendent ne sont pas des Egyptiens, qu'ils sont des traîtres, des agents de l'étranger. Cela a des conséquences dangereuses : ces manifestants ne sont plus protégés par la loi. Qui dit que demain ce ne sont pas d'autres personnes qui seront accusés de trahison. Eux aussi sortiront du cadre légal. On pourra alors les emprisonner, les torturer. Cette répression ne résout pas le problème. Que les Frères musulmans comme groupe ait commis des actes illégaux, c'est un fait. Mais maintenant l'armée arrête toute personne affichant le signe de Raba‘a [nom de la principale place occupée par les partisans des Frères musulmans et évacuée violemment le 14 août 2013]. La mort d'étudiants, l'arrestation d'Egyptiens qui soutiennent les Frères musulmans, ce ne sont pas des solutions. Cela va augmenter la pression sur le pays. Ce que je vois c'est que ces personnes sont des Egyptiens, même si je me différencie totalement d'eux. -Sentez-vous le retour de la peur ? L'armée et Al Sissi sont profondément populaires à cause de la peur. L'intelligence d'AlSissi est de dire aux Egyptiens : «Je suis prêt à m'engager pour en finir avec la terreur dans laquelle vous vivez.» Les gens sont terrifiés, et je comprends leurs craintes. Al Sissi joue sur ce terrain et c'est pourquoi ses solutions sont militaires. Il n'a pas une vision pour l'avenir, sauf des slogans comme «L'Egypte mère du monde». -La crise économique pèse sur l'avenir de l'Egypte. Quels sont les dossiers qui posent problème ? Et quelles réponses apportent le pouvoir intérimaire ? Rappelons-nous : pourquoi la révolution avait-elle été lancée ? Ses raisons étaient principalement économiques. Pour moi, la révolution ne débute pas le 25 janvier 2011, mais bien avant, en 2008, lors des grèves ouvrières à Mahalla. Ses mobilisations étaient l'expression de la situation économique en Egypte ces dix dernières années. La politique menée par Gamal Moubarak avait, certes, augmenté le niveau de développement de la société égyptienne d'environ 7% tous les ans… mais cette croissance n'avait pas touché tout le peuple. Aujourd'hui, la crise peut se résumer en trois grands dossiers : l'énergie, l'eau, la nourriture. Le gouvernement et le ministre de la Défense Abdelfatah Al Sissi reçoivent de l'argent des Etats du Golfe et plus précisément de l'Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis. Le différend entre les Frères musulmans et l'Arabie Saoudite était très ancien. Peut-être que l'Arabie Saoudite va soutenir financièrement Al Sissi, un an, deux ans, trois ans. Al Sissi gagne du temps, mais les problèmes sont toujours là. L'Arabie Saoudite et Al Sissi pensent l'Egypte sur une période de deux ans. Quand nous disons que nous voulons des solutions politiques, c'est que nous savons que ce sont elles qui construiront un système politique durable. Les pays occidentaux se trompent également quand ils pensent que les révolutions arabes peuvent aboutir en un ou deux ans. Nous avons encore, devant nous, quinze ans d'instabilité. C'est cette temporalité qui compte pour l'avenir et pas ce qui va se passer dans deux mois ou pendant l'élection présidentielle.