Sa personnalité consumériste s'est construite au rythme des privations. Victime névrosée des diverses politiques de marché qu'adopte l'Etat, le consommateur algérien lambda passe de la phase des besoins de base à une phase de besoins plus complexes, tels que l'appartenance. Une récente étude de l'ONS montre que le consommateur algérien dépense moins en denrées alimentaires, et plus en téléphonie et communications. Afin de comprendre ces mutations, il nous faut remonter loin dans le temps. Le 5 juillet 1962 naît le consommateur algérien libre et indépendant. Il se veut socialiste et plein d'ambitions. L'Algérie, fraîchement libérée du joug colonial, adopte une politique de nationalisation des biens vacants (logements, entreprises, terres, cinémas…), afin de répondre à une demande consumériste de 10 millions d'habitants et de satisfaire au mieux leur bien-être. Un vaste plan d'investissement voit le jour, l'industrie s'épanouit, les premiers produits made in Algeria arrivent sur les étals, l'ère des Sonacome, Sonipec, OFLA, SNTA et autres atteint son apogée, l'Algérien est plongé dans la consommation engagée. Nous sommes en 1970. Le dollar est à 4 DA, le smicard algérien touche 11 DA par jour, la baguette de pain coûte 0,20 DA, le ticket de bus 0,5 DA, un tricot de peau 2,5 DA et un escabeau 13 DA. Grâce à une politique simple mais efficace, qui se résume à «vendre des hydrocarbures pour investir dans l'industrie et les infrastructures de base», la production alimentaire nationale couvre 70% des besoins en 1969. Une production qui ira en décroissant. Tout au long de la décennie (70-80) l'Algérien consommera de moins en moins national, non par choix, mais par obligation. La couverture de la production nationale chute de 55% en 73, puis à 35% en 77 à moins de 30% en 1980. Le premier battement d'aile — effet papillon — vient de retentir. Les importations sont de plus en plus importantes. Les répercussions se feront ressentir génération après génération, en aliénant l'économie algérienne, en orientant le marché au gré des humeurs de l'or noir. Depuis, différentes décisions politiques ont modelé, l'une après l'autre, le consommateur algérien. Impulsif et contradictoire, il achète ce qui est disponible sur le marché. Du «Cap'taine Madjid» au club Dorothée Battre l'Allemagne en Coupe du monde ne suffit pas à faire oublier les crises énergétiques mondiales qui vident les caisses de l'Etat et remettent en question les politiques de planification adoptées jusque-là (subventions alimentaires, matières premières). Nous sommes en 1986. Le dollar est toujours à 4 DA, le smicard algérien touche 47 DA par jour, la baguette de pain coûte 0,50 DA, le ticket de bus 2 DA, le tricot de peau devient rare, et il n'y a pas d'escabeaux sur le marché. S'ensuivent des pénuries drastiques, les étals du Souk El Fellah, bastion du consommateur de l'époque, se vident. Il y reste «quelques pantalons Sonitex, des Stansmith taille 45 chez Districh, des guitares d'origine russe, le magazine Pif et ses gadgets et quelques tablettes de chocolat au riz», se souvient Dahmane, un médecin de la capitale. «C'était un rituel sacré de mon enfance : au goûter une tablette de chocolat au riz soufflé, ça nous changeait déjà des goûters à l'Ablamine», raconte-t-il avec un sourire. Ce n'est plus assez pour le consommateur algérien, le chômage endémique et la colère poussent à la rue. La date du 5 octobre 1988 marque une fracture et l'instabilité s'installe. Dans les hautes sphères de l'Etat, on parle dès lors d'ouverture du marché. L'Algérie plonge alors dans l'insécurité. L'Algérien s'enferme chez lui, il vaque à ses occupations comme il peut et préfère regarder la télé où se dessinent presque exclusivement des images satellitaires. Les bouquets français se propagent à l'intérieur des ménages, ils matraquent le spectateur de contenus et de messages publicitaires, «Si ju-va-bien, c'est Juvamine, Elle a tout d'une grande, sont des refrains qui ont bercé mon enfance», raconte Selma, quarantenaire. L'inconscient collectif, assoiffé d'ailleurs, se précipite corps et âme dans un modèle de consommation occidental. Entre-temps, l'inflation et la chute du dinar commencent discrètement. Le début de la Fin Accentués par la politique d'arabisation, les programmes de la télé française, désormais accessibles, ne sont pas compris de tous. Une fracture entre les Algériens dits «occidentalisés» et «orientalisés» s'opère, notamment autour de cette accessibilité. Nous sommes en 1994. Le dollar est à 42 DA, le smig est à 200 DA par jour, la baguette de pain à 2,50 DA, le ticket de bus à 5 DA, les tricots de peau sont de retour à 450 DA et les escabeaux à 1600 DA. Le Kg de banane émarge à 600 DA. La production nationale couvre 10% des besoins. Les influences s'opposent, d'une part le mode de vie occidental, poussé par la mondialisation et l'isolation, qui incite à l'engouement des chaînes satellitaires, et d'autre part un mode de vie inspiré des pays arabes. L'Algérie officielle importe des programmes culturels pédagogiques et de divertissement exclusivement estampillés «Hallal», la Télévision française continue de créer des modèles diamétralement opposés dans l'esprit des Algériens. «A la télé, nous passions de Beverly hills à Ana Christina sur ‘‘l'mhatma'' (unique chaîne publique) c'était fou de surfer entre des notions si contradictoires», raconte Réda, 36 ans, devenu enseignant. Des produits inaccessibles (fruits, jouets, vêtements, etc.) remplissent les cabas des trabendistes. Importés «au noir», ils satisferont ceux qui ont les moyens de combler cette envie. Les produits «de là-bas» (melhik) égayent la monotonie consumériste de cette période, le made in ailleurs s'impose comme référence de qualité. «Durant la décennie noire, les vendeurs informels ne se sauvaient plus à la vue des policiers, ils les narguaient», nous raconte un commerçant de la rue Didouche Mourad. Un ancien employé des Douanes du port d'Oran, ajoute : «Les trabendistes nous surprenaient à chaque fois avec leurs capacités à remplir à ras bord leur voiture, du pneu de voiture aux cartouches de cigarettes, en passant par tout ce que les friperies d'outre-mer pouvaient offrir». Seules quelques industries publiques et privées algériennes assuraient la production des produits de base. La boîte de Pandore L'ouverture de certains marchés, sous la pression des accords avec la CEE et dans un effort d'adhésion à l'OMC, donne le champ libre à l'importation. La boîte de Pandore s'ouvre et les désirs consuméristes dopés par des années de privation s'expriment enfin, évidemment au profit des lobbies de l'importation.Nous sommes en 2000. Le dollar est à 75 DA, le smig est à 300 DA par jour, la baguette de pain coûte 7,50 DA, le ticket de bus 15 DA, un tricot de peau 120 DA et un escabeau 4000 DA, La banane se démocratise à 80 DA le KG, la puce GSM est à 34 000 DA. Le lobby de l'importation gagne des galons. Les conséquences de la décennie noire se font alors ressentir, l'islamisation maladroite de la société, d'une part, et le vide identitaire, d'autre part, intensifient l'importation idéologique et culturelle. L'offre se multiplie et l'Algérie change. C'est l'ère des hidjabs importés, du chawarma dégoulinant de mayonnaise, du maquillage libanais, des bouquets satellites. C'est l'ère des nouveaux repères sociaux, le boom automobile, l'accès à la téléphonie mobile. C'est aussi l'ère de toutes les excentricités : le lissage brésilien, la tisane «zanjabil» importée de Damas, les biscuits turcs portant des noms bi-syllabiques. Les nouveaux mécanismes de cette consommation atteignent leur apogée avec le lancement des grands centres commerciaux dans la capitale et certaines autres grandes villes du pays. «Lorsque je roule, agrippant mon chariot entre ces rayons, je me sens libre, lorsque j'arrive à la caisse, je me sens pauvre», confie une dame à la sortie d'Ardis. L'inflation effrite le pouvoir d'achat et pourtant la consommation s'intensifie, l'Algérien meuble son intérieur, s'équipe en électroménager : c'est la vague des LCD du numérique, des premiers comptes e-mail, des «ich la vie». Bipolarité consumériste et «made in ailleurs» Au fil des années, la préférence du consommateur algérien s'affirme. Il aime le «made in ailleurs». Les médias et la pub l'encouragent. Ils donnent au consommateur algérien de 2014 ce besoin d'appartenance au groupe, d'adoption d'un code commun, d'un sentiment d'être «à la page» en consommant étranger, dont il a besoin. Entre l'Occident et le Monde arabe, il hésite, ou mieux, il mélange les genres, créant un espace de cohabitation entre les deux. «Les niveaux d'influence mutuels ne sont pas les mêmes», explique le Pr Kheladi Mokhtar de l'université de Béjaïa. Il souligne : «L'Algérie représente moins de 1% du commerce extérieur de l'UE, mais cette dernière représente 55% de celui de l'Algérie, ce qui fait que les chocs éventuels ne frapperont pas les deux parties avec la même violence.» A travers ce métissage maladroit, naissait une culture hybride, l'Algérie devient un cas d'école. C'est ainsi que plus personne ne s'étonne de voir de jeunes Algériennes portant un voile type khalidji et les fameux talons hauts à semelle rouge. Plus personne n'est surpris non plus de voir de jeunes Algériens draguer en qamis, penser Djazeera et vivre Canal +. Entre les deux, le consommateur algérien d'aujourd'hui ne décide de rien, les lobbies de différents horizons profitent des failles économiques et politiques algériennes pour baliser une société de consommation désarçonnée et la pousser dans ses retranchements. Nous sommes en 2014, le dollar est à 120 DA sur le marché informel, un député touche 20 fois le smig, le pain ne se mange qu'en sandwich, les taxis vous emmènent où ils veulent, on ne met plus de tricot de peau, les puces GSM sont gratuites, et l'espoir d'une vie meilleure est indépendant de nos décisions.