Pas besoin d'être “painologue” pour l'affirmer : le consommateur DZ est gastronomiquement “khobziste”. D'après les statistiques, l'Algérien serait de loin le plus grand consommateur de pain du pourtour méditerranéen et peut-être même au-delà. Comment décrypter ce rapport culturel et affectif entre l'Algérien et la baguette ? Sous une arcade commerçante de la rue Bouzrina (ex-rue de la Lyre), près de la somptueuse mosquée Ketchaoua, une grande corbeille de pain flanquée d'une table “chemma-doukhane”. En fait, de “doukhane” (cigarettes) il n'y a pas mais seulement du tabac à chiquer. De la chique bas de gamme à 10 DA le sachet. La scène a quelque chose de surréaliste. Alentour, brouhaha de souk en contrebas de Jamaâ Lihoud. Nous cherchons le tenancier de cet étrange étalage de l'œil. Un type, assis sur un bidon d'huile, veut bien nous éclairer. Entre ses jambes, un sac noir empli de boîtes de chique récupérées. C'est son gagne-pain. Tout de suite l'homme se défend d'être le vendeur. “Celui qui vend ce pain n'a ni foi ni loi. Les flics devraient le ramasser et saisir sa marchandise. On n'a pas idée de mélanger le pain et la chemma ! Ce n'est pas digne de la "nâama" de Dieu.” s'indigne Mustapha – c'est ainsi qu'il se prénomme. “Moi, je ne peux pas manger ce pain-là. C'est dégueu. Il y a des gens qui ont le sida, d'autres qui ont je ne sais quoi, qui viennent y mettre leurs sales pattes. Je ne peux pas manger ça, moi !” Un peu plus loin, dans une ruelle près de Zoudj Ayoune, un petit boui-boui spécialité “loubia”. À l'entrée du resto, un amas de pain recouvert négligemment d'une bâche en nylon pour parer à la pluie qui pianote sur nos têtes. À l'intérieur, des corbeilles jonchées de pain soigneusement découpé trônent au milieu des tables. “Combien de baguettes consomme votre resto?” interrogeons-nous. “Ça dépend. En hiver, les clients ingurgitent facilement une baguette avec une assiette de haricots blancs. En été, ils en mangent moins", indique un serveur. Il suffit d'un petit balayage de nos marchés pour le constater : le pain a une présence tautologique dans le paysage alimentaire national. Il est décidément partout. Se vend partout. Chez l'épicier du coin, chez le laitier, chez le boucher, dans les supérettes, à même le trottoir, et parfois même chez le pharmacien pour un certain type de pain “thérapeutique”. Ainsi, après les longues années de disette où le pain se “vendait cher” comme dit l'expression populaire (“kan ibî ghali”) avec, de surcroît, une qualité peu engageante, voici venue l'ère du “tout-panini”. Des temps bibliques à Bab El-Oued Quand la baguette est-elle apparue en tant que figure archétypale du pain ? “La baguette est une invention française. La baguette parisienne est apparue au début des années 1960. Avant, c'était surtout le gros pain, la fougasse”, nous apprend M. Ancer, boulanger du côté du marché Nelson, à Bab El-Oued. Il rappellera au passage que le premier boulanger à avoir introduit le four rotatif à Bab El-Oued (et sans doute l'un des tout premiers à Alger) est Boulahbal. “La baguette de référence fait 250 g. Dans le temps, le pain faisait jusqu'à 700 g et il était découpé à la "guillotine"”, nous dit pour sa part Maâmar Hentour, boulanger et président du Comité national des boulangers. Faisant un peu d'humour, notre interlocuteur rappelle comment les Français disaient dans le temps : “Je vais gagner ma croûte”, “je vais gagner ma baguette”, et que maintenant, signe des temps, on parle de “gagner mon bifteck”, “défendre son bifteck”, signe d'une nette amélioration de la ration alimentaire. Quant à nous, eh bien, nous ne sommes pas près de nationaliser cette formule tant le steak reste peu accessible pour une grande partie des ménages. Et il y a fort à parier que l'on continuera longtemps à dire : “N'ssaouar el khobza” (littéralement : “Je vais photographier le pain.”) À ce titre, et au-delà de tout détournement sémantique, l'Algérien est fondamentalement “khobziste”. Si l'on remonte aux temps bibliques, le pain, loin d'être une “invention” française, serait plutôt une trouvaille pharaonique. En effet, le pain était connu dès l'Egypte ancienne comme l'attestent certains hiéroglyphes, et l'on pense qu'ils ont probablement découvert la fermentation par hasard. Au XIIe siècle av. J.-C., les Egyptiens nantis disposaient de quarante sortes de pains et de gâteaux. Mais ce sont les Hébreux qui seraient à l'origine du pain levé. En Algérie, durant la période coloniale, le pain était cuit dans des fours à dalle, ce qui lui conférait d'ailleurs un goût particulier, difficile à obtenir aujourd'hui : “Nous sommes boulangers de père en fils. Mon père avait ouvert une boulangerie dans les années 1950. On était à la Casbah à l'époque. Le pain était cuit dans un four artisanal, un four à dalle. La dalle était chauffée avec du bois. Après, il y a eu le four à mazout, le four à gaz, puis le four électrique. Aujourd'hui, le métier est perverti. Le pain se fait au four automatique. Il n'a plus le même goût”, témoigne M. Ancer. Deux à trois baguettes par personne L'“homo algérianicus” serait-il réellement un drogué du pain ? Tout porte à le croire. Lors d'une rencontre qui a regroupé le 21 février dernier, à l'Union générale des commerçants et artisans algériens (Ugcaa), des professionnels de la filière – essentiellement des meuniers et des boulangers –, il a été avancé que l'Algérien était le plus gros consommateur de pain du bassin méditerranéen avec une moyenne de 900 g/tête/jour (trois baguettes et demie). Toutefois, ce chiffre ne fait pas l'unanimité, d'autant plus qu'aucune enquête sérieuse n'a été menée sur ce sujet. M. Hentour estime que ce chiffre est exagéré. “La moyenne tourne en réalité autour de 500 g”, dit-il, soit deux baguettes par tête et par jour. “Le pain pour nous est un amuse-gueule” s'amuse un boulanger. “Ya djeddek, avant même que le plat soit servi, une corbeille est vidée, surtout si c'est du bon pain” lance, en rigolant, un jeune. Aussi, les filles, de plus en plus soucieuses de leur ligne, prennent garde à ne pas en abuser. Lila, 24 ans, étudiante en médecine, taille mannequin (1m75 pour 58 kg), confie ne pas consommer au-delà d'une baguette. Il faut savoir à ce propos, que du point de vue énergétique, le pain blanc, qui est le plus prisé, compte 255 calories pour 100 g. Et en règle générale, de plus en plus de consommateurs tentent de freiner leur boulimie du froment en s'imposant une diététique anti-pain. Par ailleurs, il convient de souligner que, même si on est loin des habitudes alimentaires occidentales qui voient dans le pain un simple accessoire de table voire un dessert, d'aucuns s'orientent vers une consommation qualitative de cette denrée. “Avec la diversité offerte aujourd'hui, les gens sont devenus sélectifs et achètent tel type de pain pour tel plat”, note Nada, esthéticienne. De fait, si dans les familles nombreuses et à faible revenu, on force sur le pain ordinaire au goût improbable, les consommateurs ne se contentent même plus du pain dit amélioré et achètent toute une panoplie de pains de différente facture : pain d'orge, pain complet, pain de campagne, pain aux noix, pain aux olives, pain rond, pain semoule… Un marché mal cerné Nous avons tenté de nous procurer quelques chiffres sur le marché du pain. Eh bien, fait lourd de sens, très peu de statistiques sont disponibles sur le sujet. Pour tout dire, aucune enquête fine de consommation du pain n'a été effectuée. Pas de base de données donc pour les professionnels du secteur (meuniers, boulangers, importateurs de céréales…), à se demander comment s'arrangent les pouvoirs publics pour réguler ce marché. “Nous n'avons pas d'enquête spécifique sur le pain. En 2000, nous avons réalisé une enquête globale sur les dépenses des ménages qui portait entre autres sur les dépenses alimentaires mais sans spécification des dépenses en produits céréaliers”, indiquera Mlle Badiâ Derkouche, cadre au sein de l'Office national des statistiques (ONS). Un indicateur fort du marché du pain est sans doute le volume d'importation du blé, notamment du blé tendre dont on tire la farine de panification. Selon les chiffres fournis par le Centre national d'information et de statistiques des douanes (Cnis), l'Algérie a importé 5,5 millions de tonnes de blé en 2005, le tout pour une facture alimentaire de plus d'un milliard de dollars (1 009 562 802 USD exactement) dont 411 millions de dollars de blé tendre utilisé pour le pain. “L'Algérie est le premier importateur de blé au monde derrière l'Egypte qui compte toutefois le double de notre population”, rappelle M. Hentour. En outre, nous importons 22 000 tonnes de levure, ingrédient essentiel que notre pays ne produit toujours pas. Au niveau du Comité national des boulangers (affilié à l'Ugcaa), très peu de données là aussi. Nous savons seulement qu'il y a entre 16 000 et 17 000 boulangers recensés à travers le territoire national. “La fluctuation de ces chiffres est due au fait que certains boulangers relèvent du registre du commerce tandis que d'autres sont affiliés à la chambre des métiers”, précise Maâmar Hentour. Selon le site de Djazagro, le salon de l'agroalimentaire, plus de 800 boulangeries ont été créées depuis l'an 2000. “L'Algérien, c'est le pain !” Question lancinante : ce lien “affectif”, ce lien viscéral de l'Algérien au pain est-il édicté par des raisons économiques (stigmates de la pauvreté), ou bien est-ce un phénomène socioculturel à la base ? “C'est d'abord identitaire : l'Algérien, c'est le pain !” résume M. Hentour. “Le pain a beaucoup d'importance dans les sociétés méditerranéennes, pas seulement chez nous. Il a une présence ancienne dans toutes les sociétés agricoles, du Croissant Fertile à l'Afrique du Nord”, souligne pour sa part un professeur de sociologie urbaine à l'université d'Alger qui a requis l'anonymat. “Dans toutes les sociétés sémitiques, le pain comme le sang comporte une forte charge symbolique”, ajoute le sociologue. Cela n'est pas sans rappeler le rituel de l'eucharistie dans le monde chrétien. Notre professeur rappelle que le pain – comme le couscous – est auréolé d'une valeur sacrée. Religieuse. D'ailleurs, on dit “ennâma” pour désigner le pain : “Dans le temps, quand on trouvait du pain qui traînait sur le trottoir, on le ramassait, on l'embrassait en le portant à son front avant de le poser avec dignité à l'abri des passants.” Dans le temps… Karim, chauffeur dans une entreprise privée, résume en deux mots, avec une fulgurante sagacité, tout le rapport de l'Algérien avec le pain, et, dans la foulée, tout le modèle alimentaire algérien : “La pomme de terre est notre mère et le pain notre père.” Voilà qui dit tout. M. B. Lire la suite du reportage en cliquant ici