Rupture. Le pays s'est installé dans une atmosphère d'angoisse nationale au terme d'une campagne électorale violente. L'élection présidentielle d'aujourd'hui présente des signes d'un climat pré-insurrectionnel, conséquence d'un discours politique et médiatique haineux digne de la sinistre «radio des mille collines». L'Algérie a peur. Bouteflika et ses partisans s'emploient à arracher un périlleux 4e mandat par tous les moyens, vaille que vaille, quitte à exposer le pays à un conflit violent. En agitant le chiffon rouge du chaos, les tenants du statu quo lancent un défi à toute une société qui aspire légitimement à un changement démocratique et pacifique. Reconduire de force un homme malade à la tête du pays, dangereusement fragilisé par des années de despotisme, revient à hypothéquer l'avenir des Algériens et à conduire l'Algérie dans une impasse. Se maintenir au pouvoir ou le chaos. Telle est, semble-t-il, la stratégie de Bouteflika et de son clan. Pour lui, l'enjeu de l'élection présidentielle est de garder les leviers de commande, de préserver les privilèges en détournant les deniers publics et parachever son «œuvre» monarchiste sous couvert de «stabilité». Durant trois mandats présidentiels, Bouteflika s'est acharné à conquérir tout le pouvoir plutôt qu'à mettre le pays sur la voie du développement politique et économique. Quinze ans de règne ont fini par laminer les espaces de construction de la citoyenneté. Maintenir à la tête de l'Etat un homme gravement malade, qui n'est plus en mesure de s'adresser aux Algériens, qui sera dans l'incapacité physique d'assumer une fonction aussi lourde, c'est livrer le pays à des groupes informels et à des réseaux clientélistes. Cependant, cette entreprise butte sur un obstacle nommé Ali Benflis. Ce dernier, pas à pas, par petites touches, a réussi à s'imposer comme un sérieux rival, déterminé à «ne pas se laisser faire». S'emparant d'un rejet grandissant du statu quo qui s'exprime dans la société, Benflis refuse de jouer au lièvre et fait douter le camp adverse. Pris de panique, les partisans de Bouteflika ripostent avec une rare violence. Et c'est le chef de l'Etat qui a été chargé d'accuser Ali Benflis, publiquement, devant un dirigeant étranger et dans un décor surréaliste, de «terroriser» les agents de l'administration. Signe d'une vive tension à quelques jours du «D day». Une polarisation entre les protagonistes – Bouteflika et Benflis – sur fond de crise évidente d'un régime en phase terminale. Dans cette guerre civile des mots, les sentiments régionalistes sont fortement sollicités. Les archaïsmes sont vilement réactivés. En cas de coup de force, des électeurs se disent déterminés à défendre leurs voix. Le candidat Benflis assure que si la fraude «gagne», s'il n'est pas élu et qu'il n'y a pas de second tour, il «ne reconnaîtra pas cette élection programmée». Au soir de l'élection présidentielle, le risque d'une crise politique n'est pas à exclure, ouvrant la voie à l'incertain. Les Cassandre redoutent même un scénario à l'ivoirienne : Laurent Gbagbo vs Ouattara. Le rôle de l'armée et la transition démocratique C'est justement cette folle inquiétude qui a poussé nombre d'acteurs politiques à interpeller le commandement militaire. L'armée, qui est au cœur du système politique et a instauré l'ordre autoritaire dès l'indépendance du pays, est plus que jamais sollicitée pour un éventuel arbitrage, y compris des acteurs politiques pourtant connus pour leur rejet viscéral de la «militarisation» de la vie politique. Ils estiment que, pour des «raisons réalistes», l'institution militaire est la force la mieux organisée en mesure «d'aider à sortir le pays de l'impasse». Est-elle en mesure de le faire ? Dans quel état d'esprit est cette institution ? Est-elle divisée ?La campagne électorale a été précédée par une période de grave crise à l'intérieur du régime. La guerre qui avait fait rage dans le sérail, étalant sur la place publique les divergences des segments du système, ne peut rester sans conséquence. Des personnalités nationales, avec un sens des responsabilités, avaient mis en garde contre l'affrontement violent à l'intérieur du système. Ces mises en garde ont été accompagnées par des appels à une transition démocratique. Une proposition, faut-il le souligner, qui a fait consensus – à l'exception des partisans de Bouteflika – et s'est imposée dans le débat national malgré le brouhaha qui a caractérisé la campagne électorale. Les partisans de la transition, qui ont réussi à instaurer les termes du débat en apportant des réponses politiques, ne s'inscrivent pas dans une dynamique conflictuelle, sans vouloir faire table rase du passé, pourtant nécessaire. Ces sages de la nation, animés d'un grand sens de l'histoire, veulent éviter au pays de glisser vers le pourrissement, ils rejettent avec force le statu quo parce que porteur, à court terme, de risques d'éclatement violent. Mouloud Hamrouche avait raison d'alerter sur les dangers que représente un système qui a atteint ses limites historiques. Il a mis des noms sur la crise. Le patron du Département du renseignement et de la sécurité, le général de corps d'armée Mohamed Mediène, et le vice-ministre de la Défense nationale, Ahmed Gaïd Salah. Ils sont nombreux, comme Hamrouche, à appeler à la raison. Pour eux, les Algériens vivent une phase historique sensible. Il s'agit de sauver le pays. Les partisans du statu quo, eux, par contre, s'acharnent à sauver le pouvoir. L'élection présidentielle d'aujourd'hui peut constituer l'amorce d'un processus de transition démocratique, tout comme elle peut marquer une nouvelle étape dans la consolidation d'un pouvoir monarchique. L'Algérie retient son souffle.