Relatant l'histoire, somme toute très commune, de deux amants séparés par le sectarisme de la société, Janitou est devenu un phénomène populaire dans notre pays. «J'avais à peine 10 ans lorsque j'ai vu le film pour la première fois. Je l'ai revu une dizaine deux fois plus tard sans jamais m'en lasser. A chaque visionnage, c'est comme si je le regardais pour la première fois et je ne peux m'empêcher de laisser mes larmes couler», témoigne Nour El Houda, fonctionnaire. L'évocation du titre Janitou suscite sourires et nostalgie. «Le plus étrange dans ce succès, souligne Farid, aujourd'hui quinquagénaire, est que l'histoire concerne un enfant né hors mariage. Dans la vie, ces enfants sont marginalisés mais face à l'écran, tout le monde essuyait des larmes en écoutant le gamin chanter.» Amine Hattou, jeune réalisateur, travaille actuellement sur un projet de film autour du phénomène Janitou en Algérie. Pour lui, s'intéresser à ce film hindou mènera forcément à comprendre la société algérienne. «Les relations hommes-femmes en Algérie m'ont toujours intrigué, dit Amine. Il est très difficile de parler d'amour dans ce pays : pour les hommes, c'est une faiblesse, pour les femmes un péché (…) De plus, Janitou est lié à mon enfance. C'est une nostalgie qu'on a envie de mettre en images». Pour peu qu'il en ait les moyens financiers, Janitou lui permettra, espère-t-il, d'interroger la société algérienne sur ses tabous. Il explique : «Ce film indien peut dire beaucoup de choses sur l'identité algérienne. Il y a beaucoup d'ingrédients qui ont fait la réussite de Janitou malgré que ce soit un film très kitch : le poids de la tradition, l'enfant né hors mariage, les luttes sociales… Janitou, c'est d'abord une histoire d'amour. Paradoxalement, les Algériens, pourtant très conservateurs, ont été très touchés par cette histoire. Je ne compte pas faire un film sur le phénomène, mais je vais l'utiliser pour parler d'amour aux Algériens.». Le fait est, par ailleurs, que le film a été diffusé jusqu'à la fin des années quatre-vingt-dix à la télévision algérienne. Pour grand nombre d'Algériens, il est le symbole d'une certaine époque durant laquelle «tout le monde regardait la même chose». «Quand vous me dites Janitou, je pense immédiatement à la période Chadli, aux Souks El Fellah et aux cigarettes Hoggar. Il faut dire que nous avions une seule chaîne de télévision, El Mhatma, nous n'avions d'autre choix que de regarder», dit Farid, nostalgique. Do you Know Janitou ? Le succès phénoménal de ce film est d'autant plus singulier qu'il concerne uniquement l'Algérie. Le blog «Chat noir» relate, à ce propos, une anecdote savoureuse : lorsque le blogueur rencontre un Indien dans un avion, il lui parle, bien évidemment, de Janitou. Le jeune cadre dynamique n'en a aucun souvenir : «Je lui expliquais que pour nous, en Algérie, c'était un film culte. Le jeune Indien fouilla dans sa mémoire quelques instants mais il n'en tira qu'une moue dubitative et un mouvement négatif de la tête (…). Si les Indiens ne connaissent pas Janitou, où va le monde ? Nous, dans le quartier, quand un gars est un peu trop basané, il est tout de suite affublé du surnom de Janitou. Comment un Indien pouvait ignorer ce chef-d'œuvre cinématographique qui réunissait les familles algériennes. Je fus étonné d'en être à connaître mieux que lui le cinéma de son pays.» Le réalisateur Amine Hattou impute le succès du film en Algérie aux similitudes surprenantes entre les deux sociétés, ainsi qu'au fait que le cinéma algérien, trop occupé à réécrire l'épopée de la guerre de Libération, avait occulté les thèmes sociaux. «Le cinéma algérien n'a pas pu répondre à certaines questions, diagnostique-t-il. C'est la raison pour laquelle les gens regardaient les films de Boollywood. Dans les années 70', on était toujours dans le cinéma politisé parlant de la révolution. A part peut-être Merzak Allouache avec Omar Gatlato qui, il faut le souligner, était un ovni à cette époque-là.» Le personnage de Merzak Allouache, fanfaron et timide, était d'ailleurs un grand fan de films bollywoodiens. En témoigne la séquence mémorable dans laquelle Omar et les autres se bousculaient, fumaient, criaient dans un cinéma — à l'époque où les salles étaient encore remplies — pour voir un film hindou. «Le phénomène ne date pas de Janitou, rappelle Amine Hattou. Beaucoup se souviennent encore de Mangala, fille des Indes (un film datant de 1952), qui avait beaucoup ému les Algériens et qui parle de la relation entre la mère et ses enfants et de leur attachement à la terre. Ce film a touché les Algériens parce qu'on venait de sortir d'une colonisation. Il est arrivé en Algérie dans les années 60'. Ils s'y sont attachés parce qu'il traitait des thématiques qui les concernaient.» Le phénomène Bollywood s'est atténué à mesure que les salles de cinéma disparaissaient. Vingt ans plus tard, il en reste un souvenir aussi doux que le visage du petit garçon ayant campé le rôle principal du film ayant aujourd'hui disparu des radars. «Comme beaucoup d'enfants stars, il a fait de mauvais choix, puis est retombé dans l'anonymat», souligne Amine. Sait-il que sa voix cristalline a marqué plusieurs générations d'Algériens ? Mystère…