Achour Cheurfi, journaliste à El Moudjahid, conduit depuis près d'une décennie une œuvre monumentale de recension des mémoires algériennes. En une dizaine d'ouvrages, il propose une approche encyclopédique des référents historiques et culturels algériens. Auteur de dictionnaires et d'anthologies, il est parallèlement romancier et poète. Vous conduisez une entreprise éditoriale qui vous situe comme le premier encyclopédiste algérien des faits d'histoire et de culture. Comment expliquez-vous ce choix et cette démarche ? J'ai toujours pensé que les dictionnaires et les encyclopédies constituent un élément de base de la culture d'une société, qu'ils indiquent à la fois son identité profonde et son ouverture sur le monde. C'est une sorte de besoin de se situer par rapport à soi et en rapport avec les autres. Il faut dire que l'Algérie, à cause d'une conception réductrice de la nation, n'a pas pu produire de tels instruments. Une telle entreprise n'a en fait été possible que grâce à l'ouverture politique de 1989, à l'abolition du parti unique et à la reconnaissance d'une identité plurielle. Ce n'est pas un hasard si justement Mémoire algérienne, un dictionnaire biographique recensant les personnalités culturelles du pays sur une étendue historique de près de deux millénaires, est paru en 1996. Pour moi, l'histoire et la culture algériennes ne sauraient se limiter au VIIe siècle et à la seule dimension musulmane, même si l'Islam a constitué un élément déterminant dans leur permanence. C'est aussi une manière de répondre à tous ceux qui, dans le prolongement des événements d'octobre 1988, voulaient faire table rase de tout ce qui a été produit intellectuellement avant cette date et recommencer à zéro. Contre cette vision quasi nihiliste, ce premier ouvrage apporte la preuve que nous sommes redevables à nos prédécesseurs, sur tous les plans, ce qui ne nous empêche nullement d'aller de l'avant. A ce propos, je dois citer Bernard Shaw, le célèbre humoriste anglais, qui répondait à ceux qui osaient critiquer méchamment les gloires du passé : « Oui, je suis plus grand que Shakespeare, mais je n'oublie jamais que je suis monté sur ses épaules ! » Cela pour dire que la culture d'un pays, d'un peuple, comme d'ailleurs l'économie, est le résultat d'une accumulation même si ce processus a connu des ruptures ou des discontinuités comme c'est le cas de notre histoire culturelle. Pour ce qui est de la démarche, j'ai emprunté celle qui me paraissait réunir les conditions de succès, c'est-à-dire le pragmatisme. Elle est basée sur deux principes si j'ose dire : le premier réside dans un devoir de reconnaissance vis-à-vis de nos élites et le second dans le devoir d'offrir au lecteur un outil de travail qui soit le plus concis, le plus fiable, le plus complet. A vous lire, on relève que votre tâche est compliquée par la difficulté de rassembler des informations sur certains thèmes qui ne sont pas dans le domaine public. Comment parvenez-vous à contourner ce type d'écueil dans un domaine aussi délicat que celui de l'écriture de l'histoire ? Traiter l'information, c'est notre métier. Je crois que le journalisme y est pour une grande part dans le travail que je fais et qui est à l'intersection de l'histoire et de l'actualité. Les sources écrites sont sollicitées comme les livres ou la presse ; tout comme le contact direct qui est aussi important. Il reste que la difficulté réside non seulement au niveau de la recherche de l'information mais aussi dans sa vérification. Il arrive que des informations recueillies soient erronées à la source. Alors il faudrait faire des recoupements, réactualiser et enrichir les notices à chaque fois. Evidemment quand on traite autant de données, des imprécisions peuvent se glisser. L'essentiel, c'est de les limiter au maximum et de prévoir des éditions « revues, corrigées et augmentées » dont l'utilité est reconnue partout dans le monde. C'est vrai qu'on en n'est pas encore là. Vous paraissez concentrer, dans vos derniers travaux, tout votre intérêt sur le Mouvement national et sur les acteurs de l'histoire algérienne contemporaine. En quoi votre approche diffère-t-elle des thèses les plus académiques dans cette discipline ? D'abord, il n'y a que deux de mes ouvrages qui traitent de cet aspect, à savoir celui réservé à la classe politique de 1900 à nos jours et celui consacré à la guerre de Libération nationale. C'est l'un des aspects de l'entreprise que je compte mener, même si l'histoire contemporaine m'a toujours intéressé grâce à l'enseignement de quelques professeurs d'université à qui je tiens à rendre un hommage singulier. Je pense en particulier à Daho Djerbal, Slimane Cheikh, Mahfoud Keddache, Taleb Abderrahim et Jean-Louis Planche. J'ai eu l'honneur d'avoir fait mon stage de magistère en histoire contemporaine de l'Algérie aux côtés de deux historiens dont les hautes qualités humaines autant que la rigueur scientifique m'y ont préparé, il s'agit de feu Mohamed Téguia, l'auteur de la remarquable thèse « L'Algérie en guerre » et de feu Abdelouahab Ben Boulaïd, le fils du dirigeant de la guerre de Libération dans les Aurès. Au niveau formel d'abord, je pense avoir apporté une petite contribution. C'est le premier dictionnaire algérien sur la guerre de Libération qui est proposé au lecteur. En cela, il constitue une nouveauté. De plus, je me fais un devoir de ne pas me censurer et de ne pas considérer certains sujets comme tabous. Cela permet également par exemple de ne pas suivre aveuglément les historiens français qui décident pour nous ce qui relève du tabou de ce qui ne l'est pas. Nous, nous pouvons aborder tous les sujets, absolument tous, alors qu'eux sont obsédés par les rivalités internes au Mouvement national dont ils amplifient les fractures comme si cela les dispenserait d'aborder les questions qui nous paraissent les plus cruciales pour cette période, à savoir l'état d'esclavagisme dans lequel le régime colonial a réduit la société algérienne, par le fer et par le sang, et le prix excessif en vies humaines payé comptant par notre société pour se libérer. Sous-tendue par un souci pédagogique, celui de s'adresser au plus grand public, votre œuvre n'est-elle pas exposée à des nécessités de mise à jour sans lesquelles elle resterait empirique ? En effet, le souci pédagogique est important. Toutefois, il n'exclut pas la rigueur. Même si, par définition, les données recueillies ou les analyses faites risquent d'être fragilisées par la révolution technologique aussi bien dans le domaine de l'information, de l'informatique que des télécommunications. A tel point que la question de savoir si les dictionnaires ont encore une raison de perdurer à l'heure où l'on surfe sur Internet pour glaner la moindre information a été sérieusement posée et discutée eu Europe. La réponse est apportée par le champ éditorial lui-même. Jamais les dictionnaires, dont la diversité et la qualité fascinent, n'ont été aussi nombreux. Tous les genres sont traités : l'histoire bien sûr, mais aussi la philosophie, le droit, les institutions, les doctrines politiques, l'économie, la sociologie, la psychanalyse, les religions, les mouvements d'idées, les sciences exactes et sciences de la nature. Aucun domaine du savoir n'échappe au genre. C'est l'accélération du rythme de production et de circulation de l'information ; la diversité de celle-ci et la démocratisation de l'accès médiatique ne peuvent que renforcer l'utilité de tels travaux qui dressent un état des lieux sur un sujet, opèrent à la fois une sélection et offrent une plus grande lisibilité et une certaine cohérence dans le contexte d'un champ informationnel qui, certes, n'a jamais été aussi dense, mais tout autant éclaté et éparpillé. C'est que au-delà de la grande tentation de faire un lien entre les sommes des connaissances et le besoin de bilans d'une discipline ou d'un siècle des travaux d'une équipe ou d'une époque, il y a un fort besoin de toujours se situer et donc de disposer de repères dans un monde plus que jamais brouillé par la rapidité, la profondeur et la complexité des mutations qui s'opèrent. Le dictionnaire imprimé s'est imposé depuis longtemps comme un repère indispensable et il continue à assurer ce besoin et cette fonction. Dans notre pays, ce genre de travaux de base pourtant si utile aux individus comme à la collectivité, au grand public comme aux spécialistes, demeure un terrain vierge. Donc si la question de « l'empirisme » est posée pour tout ce qui relève du genre, il n'en demeure pas moins que le problème des réactualisations se pose chez nous d'autant plus que le champ éditorial en formation ne s'est pas débarrassé encore, tout comme le reste des activités économiques, de certains archaïsmes qui bloquent son développement. Estimez-vous, aujourd'hui, avoir épuisé toutes les possibilités d'exploration ouvertes par la culture et l'histoire et proposé dans vos différents ouvrages des clés pertinentes pour entrer dans ces domaines ? Ce serait pure prétention de ma part, si j'osais vous répondre par l'affirmative. Mes ouvrages ne proclament pas la fin du savoir et des connaissances, ils n'en sont que l'infime partie d'un tout qui ne connaît pas de limite. Aussi vous dirai-je modestement que j'ai peut-être posé une pierre de l'édifice et que la culture d'une nation exige des efforts continus de la part de ses intellectuels, une solidarité entre les générations et surtout un sens critique et méthodologique qui alimente la dynamique des repères, car ce qui peut paraître constant aujourd'hui peut changer demain. Je ne suis pas de ceux qui considèrent qu'il nous faille partir de zéro et que tout ce qui nous a été présenté comme notre culture et notre histoire est nul et non avenu, mais de ceux qui se sachant Algériens essayent de l'apprendre et de le faire apprendre en se construisant une mémoire forte, plurielle, solidaire et orientée résolument vers l'avenir.