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La révolution, le parti et l'Etat
Publié dans El Watan le 01 - 11 - 2014

C'est aussi ce chauffard qui chevauche une ligne jaune, ou un groupe de «justiciers» qui se substituent à la police pour, au nom de la morale, leur morale, faire pression sur des citoyens, les redresseurs de torts des bas quartiers, les Zorro des plages. L'indignation est désarmante et la question lancinante : «Où est l'Etat ?» Son rôle est-il de rassembler les «notables» de deux «communautés» pour signer des «accords» sous son égide ? Comment deux citoyens qui ne représentent qu'eux-mêmes peuvent-ils signer un «accord» sous l'égide de l'Etat ? «Notables», «communautés», «rites religieux»… «aarouch»… «accords» et que sais-je encore. Diable ! Sommes-nous en République ?
L'Etat casque bleu ? L'Etat ONU ? L'Etat
arbitre ? Ou alors l'institution qui garantit la citoyenneté à tous les habitants de l'Algérie. Un Etat qui distingue les notables des non notables est une féodalité. Un Etat qui recourt à des artifices pour fuir ses responsabilités ne peut pas mener et encore moins guider une Nation.
Pourtant, la proclamation du 1er Novembre dans laquelle les «pères fondateurs» invitaient les Algériens et les militants de la cause nationale à les juger, énonçait les objectifs de leur action et les moyens dont ils se dotaient pour les atteindre : «La restauration de l'Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques», avançait-elle. Mais depuis, la politique de l'essuie-glace s'est substituée à la permanence. Ils ont confondu stagnation et stabilité.
En février 1962, du 22 au 27, le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) se réunissait à Tripoli (Libye), afin d'examiner les conclusions auxquelles avaient abouti les négociations préfiguratives des Accords d'Evian, dites des Rousses, qui avaient réuni, du 11 au 19 du mois, les délégations du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et les représentants de la puissance colonisatrice.(1)
Les débats tournant de plus en plus au déballage s'étaient enveloppés d'une de ces froidures politiques qui caractérisaient, ces dernières années, les rendez-vous de l'instance suprême de la Révolution. Elle grinçait de toutes parts, du contentieux accumulé tout au long d'un conflit acharné contre un ennemi impitoyable : le colonialisme français. Litiges de toutes natures variant de la simple bisbille à l'affrontement aux conséquences irréparables. Un état-major général démissionnaire, revenant sur son abdication prononcée le 15 juillet 1961, se dressait contre un gouvernement coopté par le CNRA depuis le 27 aoûtde la même année. Coopté parce que la guerre imposée par la France ne laissait pas beaucoup de place à l'exercice de la démocratie. Même si, est-il nécessaire de préciser, selon ses membres, la parole et les choix étaient totalement libres au sein des institutions comme le CNRA ou le CCE.
Ce dernier gouvernement provisoire avant l'indépendance était le troisième depuis le 19 septembre 1958, date de sa proclamation par le Comité de coordination et d'exécution (CCE). A Ferhat Abbas, éminente figure de proue des libéraux du mouvement national, succède le Secrétaire général du Comité central du MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), qui avait, à la veille du 1er novembre 1954, croisé le fer avec le dynaste des nationalistes-indépendantistes, Messali Hadj. Il s'agit de Benyoucef Ben Khedda, le chef de file des «centralistes», mouvement qualifié de «séditieux» par les «messalistes» parce qu'il avait déjuché le patriarche de sa prépotence.
L'une comme l'autre de ces institutions essentielles agiront comme des catalyseurs qui congloméreront des forces politiques et des projets plus ou moins aventureux, qui mèneront la Révolution au syndrome de Saturne. Elle dévorera ses serviteurs comme le dieu romain ses enfants. En ce printemps, malgré le cessez-le-feu proclamé le 19 mars, un frimas politique préludait le coup de tabac de la dernière réunion du CNRA qui s'est ouverte le 27 mai et s'est achevée le 5 juin en queue de poisson, puisque le président de la session, Mohamed Seddik Benyahia, n'a jamais levé la séance.
Tripoli 1962 sera l'intersection de toutes les voies qui ont mené les hommes et les idées vers le but commun qu'était l'indépendance d'une part, mais il fut aussi et c'est d'importance, le point de départ des routes qu'emprunteront les acteurs politiques pour cheminer vers l'accomplissement de leurs projets et qui ont conduit l'Algérie à la situation actuelle. Les arômes épicés du pouvoir emplissaient de leurs effluves le monde politique algérien depuis déjà l'annonce, le 16 septembre 1959, par de Gaulle, de son projet de référendum d'autodétermination. Le commencement de la fin sonnait comme le départ de grands projets personnels. L'accomplissement de soi. L'heure des ambitions. Cela correspondait au top départ de la course au commandement.
Le starter n'ignorait pas l'effet qu'allait générer sa déclaration. Ce n'est pas un hasard si son enchère a été émise alors que se réunissaient les chefs de l'ALN pour essayer de résoudre une crise politique grave qui secouait le GPRA. Conscient de l'effet, il soufflait ainsi sur les brandons de la discorde. N'avait-il pas secrètement reçu à l'Elysée, dans le cadre de sa pitoyable politique des contacts locaux et de la piteuse «Paix des braves», le conseil de la Wilaya IV(2) en juin 1960, alors qu'un round d'observation entre négociateurs des deux parties se déroulait à Melun.
Les fragrances du pouvoir se répandront de Rabat au Caire en passant par Tunis. Elles iront jusqu'au château d'Aulnoy taquiner les «cellules» des «cinq» chefs détenus depuis le rapt de leur avion, le 22 octobre 1955. Ils étaient courtisés de longue date pour l'étendue de leur voilure historico-politique. Ils avaient là l'occasion de rattraper en temps politique, le temps historique perdu pendant leur embastillement. Mais comme dit l'adage : «qui entre pape au conclave en ressort cardinal.» Tous les candidats savaient que dans ce genre de course il n'y a pas de deuxième.
«Un seul héros, le peuple», proclamaient les tags sur les boulevards des grandes villes encore en proie au déchaînement meurtrier de l'OAS. Mais ce héros unique était, hélas, absent des travées du Parlement libyen qui abritaient des assises qui allaient déterminer le devenir de la nation et de l'Etat. Il a été décidé au nom du peuple de l'avenir du peuple en l'absence du peuple ! La raison, même si elle n'est pas toujours compagne de la politique, aurait voulu qu'à situation nouvelle il soit préconisé des méthodes nouvelles.
Plus prosaïquement, les contacts informels entre l'état-major général, notamment son chef, le colonel Houari Boumediène, qui, après avoir essuyé l'échec dans son entreprise de s'adjuger l'apparentage de Mohamed Boudiaf, avait scellé une alliance avec l'ancien chef de l'OS, auquel il garantissait le précieux et puissant soutien de l'armée des frontières. Par ailleurs, la Charte de Tripoli qui lance une charge sans précédent et sans pareille à l'avenir contre «les insuffisances politiques du FLN et les déviations antirévolutionnaires» exhalait une odeur de revanche sur le Congrès de la Soummam, lequel avait été dénoncé en termes peu élogieux par Ben Bella aussitôt les travaux achevés.
Le nouveau texte directeur, adopté à l'unanimité par l'ultime CNRA, portait indéniablement l'empreinte digitale de l'ancien chef de l'OS.
Par delà son contenu, qui peut susciter adhésion ou réprobation, elle demeure comme un fait accompli imposé par un clan qui ne représentait que ses membres à tout le peuple algérien. Mohamed Boudiaf, rédacteur avec Didouche Mourad de la Proclamation du 1er Novembre, parlant de l'objectif de restauration de l'Etat algérien adoptée par le Comité des six(3) à la veille du déclenchement, avouera lui-même : «Comme on le voit, cette définition reste floue et cela explique en partie les contradictions que connaîtra la lutte de Libération nationale et les nombreuses crises qui l'ont secouée.
La plus importante étant celle qui, en été 1962, plaça Ben Bella au pouvoir et après lui Boumediène.» La déclaration dit bien «restauration», un mot choisi dans le but évident de rappeler à la France que sa présence en Algérie est une spoliation, qu'elle n'a pas colonisé une terra nullius mais qu'elle a agressé et occupé un Etat souverain. Ce projet sera réaffirmé dans les mêmes termes par la plateforme de la Soummam deux ans après : «La lutte pour la renaissance d'un Etat algérien sous la forme d'une République démocratique et sociale et non la restauration d'une monarchie ou d'une théocratie révolues».
Mais ne voilà-t-il pas que le texte proposé à l'adoption par le CNRA de la houleuse – c'est peu dire – réunion de mai 1962, que ce qui ne devait être qu'un «projet de programme» se métamorphose en Manifeste qui a balayé du revers de la main cette idée de restauration de l'Etat ou, à la limite, de sa construction. Avant même la proclamation de l'indépendance, le texte prononce un véritable réquisitoire contre le FLN (voir encadré). Il en recense les faiblesses sans en reconnaître le mérite.
Un moule théorique a été placé sur une des plus importantes expériences politiques de l'histoire du XXe siècle et par emboutissage violent et forcé, ses auteurs ont dégagé un schéma directeur exclusiviste et sectaire, de ce que serait l'Algérie post-coloniale. Déniant la qualité de Révolution à la guerre qui a libéré le pays, les partisans auteurs arguaient dans cet authentique pronunciamiento que le «mot ‘‘Révolution'' a été longtemps employé à tort et à travers, en l'absence de tout contenu précis. Pourtant, il n'a cessé de galvaniser l'élan des masses populaires, qui, par instinct, lui ont donné un sens au-delà même de libération.
Ce qui lui manquait, ce qui lui manque encore pour mériter toute sa signification, c'est le support idéologique indispensable. Pendant la guerre de Libération, le mouvement même de la lutte a suffi pour propulser et drainer les aspirations révolutionnaires des masses. Aujourd'hui, il s'est arrêté avec la fin de la guerre et le rétablissement de l'indépendance. Il importe de la prolonger sans tarder sur le plan idéologique. A la lutte armée doit succéder le combat idéologique ; à la lutte pour l'indépendance nationale succèdera la Révolution démocratique populaire. La révolution démocratique populaire, l'édification de la conscience du pays. Dans le cadre de principes socialistes et d'un pouvoir aux mains du peuple».
Mais de quelle idéologie s'agissait-il ? De la construction de l'Etat souhaitée par les novembristes, bernique ! Pourtant, ce système n'a jamais cessé de se revendiquer des «idéaux de Novembre» ! En ce qui concerne l'outillage pour la concrétisation de la «Révolution démocratique populaire», les concepteurs de sa théorie ont recommandé la reconversion pure et simple du FLN.
Le programme préconise : «Pour réaliser les objectifs de la Révolution démocratique populaire, il faut un parti de masse puissant et conscient.Né dans le feu de l'action, le FLN a rassemblé en son sein toutes les forces vives de la nation. Des tendances diverses drainant des idéologies disparates ont coexisté en son sein.»
La plateforme de la Soummam – à laquelle la charte de Tripoli qui l'ignore royalement en n'y faisant aucune espèce de référence sinon pour s'y opposer diamétralement l'apparentage définissait le FLN non comme un parti révolutionnaire mais comme son nom l'indique un Front. Il considérait, reprenant la proclamation de Novembre, que «la libération de l'Algérie sera l'œuvre de tous les Algériens et non pas celle d'une fraction du peuple algérien, quelle que soit son importance. C'est pourquoi, poursuit le texte du 20 août 1956, le FLN tiendra compte dans sa lutte de toutes les forces anticolonialistes même si elles échappent à son contrôle». Il était entendu qu'une fois l'objectif de l'indépendance atteint, chacun regagnerait sa famille politique.
Le dénominateur commun était la décolonisation. Pour la charte de Tripoli, le FLN a des structures qui «ont été élaborées d'une manière empirique et en fonction des besoins immédiats de la lutte. Sa reconversion en parti politique est devenue une nécessité impérieuse pour notre marche en avant. Le Parti n'est pas un rassemblement, mais l'organisation groupant tous les Algériens conscients qui militent en faveur de la Révolution démocratique populaire.
Il exclut en son sein la coexistence d'idéologies différentes…Fondé sur l'unité idéologique, politique et organique des forces révolutionnaires qu'il groupe en son sein, le Parti doit faire autour de lui l'union de toutes les couches sociales de la nation pour réaliser les objectifs de la Révolution». A la restauration de l'Etat, ce document, un des actes fondateurs du système algérien, a priorisé ce que ses initiateurs ont désigné par la «Révolution démocratique et populaire».
La Charte d'Alger enfoncera le clou. Ce texte élaboré en partie par les mêmes rédacteurs que celui de Tripoli subordonnait l'Etat au Parti. Il décrète que «L'Etat, instrument de gestion du pays, est animé et contrôlé par le Parti qui doit assurer son fonctionnement harmonieux et efficace». Revenant sur la place de l'Etat national dans l'histoire, le secrétaire général du FLN, et président de la République, Ahmed Ben Bella, déclarait, dans son rapport au Congrès qui s'était déroulé du 16 au 21 avril 1964 : «Nous n'avons pas de traditions étatiques. Cette situation est une conséquence de la forme de domination qu'à connue notre pays».
Un an plus tard dans sa Proclamation du 19 juin, le Conseil de la Révolution déclarait : «Le Parti aura pour tâche conformément au programme de Tripoli et à la Charte d'Alger d'élaborer, d'orienter, d'animer et de contrôler et non de gérer ou de se substituer à l'Etat»…(sic)
«Un Etat démocratique et sérieux, régi par des lois et basé sur une morale, un Etat qui saura survivre aux gouvernements et aux hommes». Boumediene fera du FLN un «appareil». Une nurserie «d'élus» à des fonctions symboliques, APC, APW, avant même que le peuple ne vote pour les candidats qu'on lui désignera.
Plus tard, en 1976, la charte nationale reviendra dans son chapitre consacré à «l'Etat socialiste», à l'idée de restauration puisqu'il est dit : «Après plus d'un siècle d'éclipse, l'Etat algérien a repris sa fonction historique en tant qu'incarnation de la souveraineté nationale restaurée. Reconquis de haute lutte… l'Etat algérien est avant tout l'expression de la volonté populaire, le garant de l'indépendance du pays et de la liberté de ses citoyens».
Le texte revient sur la proclamation du 19 juin et – est-ce une erreur calculée ? – il substitue dans la phrase un «Etat démocratique et sérieux, régi par des lois… un Etat qui saura survivre «non aux gouvernements et aux hommes…», comme le stipule la déclaration lue à la radio par Houari Boumediène au matin du 19 juin 1965, mais «aux événements et aux hommes». Sans rigorisme excessif, il y a tout de même une différence entre «gouvernement» et «événement». Ballotté par l'histoire, trituré par les hommes, vieilli avant de naître, l'Etat algérien ne finit pas de faire l'objet de tripatouillages qui l'empêchent de se hisser à la grandeur de l'histoire de ce pays et aux attentes de la nation.
L'Algérie mérite mieux. L'Algérie mérite plus grand.


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