«La fatwa est sortie de son rôle premier qui est de donner un avis juridique, par un spécialiste de la loi islamique, sur une problématique particulière. Aujourd'hui, c'est devenu un instrument qui s'est enfermé dans le hallal et le haram, en se servant maladroitement du Coran et de la sunna afin de justifier les délires de ceux qui se sont autoproclamés muftis ou prédicateurs.» Sid Ali Hanafi, islamologue algérien, universitaire et chercheur, a passé plus de vingt ans à approfondir ses connaissances de l'islam et des autres religions révélées. C'est avec un regard très critique qu'il analyse la nouvelle starification des prédicateurs qui envahissent les médias. A l'image de cheikh Chemseddine Bouroubi qui, il y a quelques semaines, a interpellé les autorités pour interdire la projection du dernier film de Lyes Salem, El Wahrani, sous prétexte, entre autres, qu'on y voit des moudjahidine boire du vin. Mais aussi de cheikh Abou Abdessalam ou d'autres encore, moins médiatiques. «Il faut savoir que dans une fatwa, on trouve tout ce qui peut toucher de loin ou de près à la vie de l'homme. De la façon de partager un héritage familial, prendre ou pas sa revanche sur un crime jusqu'à émettre un avis tranchant sur la vie sexuelle du musulman ou même valider ou pas une opération de chirurgie esthétique. Je doute fort que les gens suivent aveuglément les fatwas comme des vérités absolues, comme cette fatwa de Zemzami qui autorisait l'acte sexuel sur un cadavre quelques heures après la mort. Il n'est pas nécessaire d'être musulman pour voir en cela quelque chose de contraire à la nature humaine !», s'indigne-t-il. Machine oppressive ou salvatrice, la fatwa est le symbole parfait de cette question qui fruste le musulman, à savoir comment vivre son islam dans une modernité de plus en plus pesante ? En Algérie, comme dans le monde arabe, les prédicateurs sont des équilibristes qui tentent une médiation entre un texte religieux figé et une société prise dans le tumulte de l'évolution humaine. Khomeini Ainsi, selon Sid Ali Hanafi, la fatwa n'est pas «le problème». L'enjeu est dans ce que l'on en fait. L'universitaire rappelle que la fatwa n'a été célèbre qu'à partir de 1988, quand à l'époque l'ayatollah Khomeini voulait exécuter l'auteur britannique Salman Rushdie pour son roman Les Versets sataniques. Depuis, le buzz des fatwas a fait le tour du monde. Des radicaux cheikhs, muftis ou imams commercialisent leur «fatwa concept». La jupe courte d'une animatrice télé dérange ? Fatwa. Un politicien qui évoque trop le terme laïcité dans ses discours ? Fatwa. Une femme qui ose sortir sans voile ? Fatwa. «Pendant les années 1990, cette mode a touché l'Algérie de plein fouet ! Nous avions des spécialistes de la fatwa dans chaque quartier, chaque mosquée. Tout le monde est devenu du jour au lendemain un mufti, tant que la panoplie du parfait musulman était appliquée : barbe, qamis et chapelet», se souvient-il. Selon lui, c'est ce qui a nourri ces prédicateurs autoproclamés «muftis», dont peu sont diplômés d'université ou adoubés par une autorité religieuse. Ils s'expriment à la télévision, la radio et dans les journaux. «Il suffit d'allumer la radio ou la télévision pour entendre et voir tout et n'importe quoi. Du prédicateur religieux le plus réactionnaire au barbu clownesque qui utilise les médias pour satisfaire son ego.» Encore plus inadmissible à ses yeux, constater que «les autorités religieuses compétentes ne réagissent pas et laissent faire». Compétences Ce qui rejoint l'avis de l'iman Fakhri, journaliste et productrice depuis dix ans sur une chaîne arabe. Elle vit entre Alger, le Caire et Beyrouth. «Quand je regarde cheikh Chemseddine s'indigner contre la venue de Maradona en Algérie, de l'importation de la viande indienne jusqu'à interdire la projection du dernier film de Lyes Salem, je me pose la question de pourquoi il ne s'indigne pas contre les pédophiles ? L'injustice et le droit de manifester en Algérie par exemple ? L'augmentation des prix des fruits et légumes ? Il tape sur les femmes dès qu'il est possible de le faire dans un langage commun repoussant. Quelles compétences a-t-il ?, s'interroge-t-elle. En Egypte par exemple, les plus éminents prédicateurs sont issus de la prestigieuse université islamique d'Al Azhar. D'où sort Chemssou ?» Al Azhar, le Harvard de l'islam, considérée comme la garante du dogme sunnite, instance productive de fatwas, est avec le temps devenue un appareil politique de «par l'implication de ses avis sur le comportement des musulmans du monde». Le prédicateur doit se défaire de ses «codes préétablis et nuancer ses propos, car il s'adresse à toutes les couches de la société. Un prédicateur permet de transmettre la sagesse sacrée et non pas de se faire sacrer lui-même, poursuit-elle. Quand j'écoute nos prédicateurs, on ne comprend pas au juste s'ils cautionnent ou justifient par d'autres textes leur incompétence.» Transmettre la sagesse sacrée et… s'impliquer dans le débat politique. Ce qu'ils ne font jamais. «De par leur proximité avec le gouvernement. Mais aussi parce que sur certains sujets sensibles, comme la condamnation des soldats du califat, se taire revient pour eux à approuver», avance Sid Ali Hanafi. Crise Télé-islamisme, fatwa store, fatwa show… Les premiers à jouer le jeu de cette religiosité mainstream, ce sont les médias. Ces mêmes médias qui, loin de former un duo compatible, entretiennent une relation au seuil de l'incohérence avec les prédicateurs. Dans son prochain livre, qui sera publié au premier semestre de 2015, l'écrivain et spécialistes des zaouias, Samir Ben Mokrane, évoque cette relation et avoue que l'islam est «en crise» et que l'on tente par tous les moyens de «réanimer l'intérêt que l'on avait avant, c'est-à-dire, être en permanence dans la recherche et non dans le jugement et la condamnation. L'islam est une religion qui demande beaucoup d'efforts. Qui parmi ces muftis ou prédicateurs s'inscrit dans une démarche spirituelle ? Cette crise est motivée également par le désintéressement du public qui se contente d'une fatwa et ne met pas à profit les connaissances universelles, l'intelligence aussi. A mon avis, tout ceci meuble le vide intellectuel. La carence d'idées pénalise incroyablement la vie des musulmans.» La crise des idées engendre la crise de la sagesse. Le prédicateur, lui, est-il en crise ? Oui, répond Ben Mokrane : «Je crois bien que le prédicateur est en crise également, puisque son discours ne crée pas une cohésion avec la société. A l'exception de cheikh Chemsou, qui semble faire l'unanimité. La communication verbale de Chemsou rétrécit la distance entre sa fatwa et le téléspectateur. Il émet des mimiques de telle sorte que son récepteur ressent l'intérêt de son interlocuteur qui fait office d'autorité religieuse.» Le téléspectateur, de plaignant devient acteur de l'émission et créé un échange pendant des minutes où le prédicateur ne fait pas que convaincre, mais le relance pour approfondir la question. Ce sont des «charlatans !», accuse Ben Mokrane. «S'ils étaient juste là pour appliquer une loi islamique, cela ne nécessiterait pas un tel spectacle ? Le star system est en train de pourrir l'esprit même du mufti, ou du prédicateur.» Communication Un bon prédicateur ne fait pas de la récitation de textes religieux lus sur un papier. «La technique des prédicateurs qui passent à la télévision est infaillible. De la simple communication, on est passé à de grandes techniques élaborées spécialement pour l'émission en live du prédicateur star de la chaîne, explique Zoulikha Badaoui, journaliste et diplômée de l'université des sciences islamiques du Caroubier. De Chemsou à Mustapha Hosni, en passant par Al Arifi, tous adaptent une formulation précise pour toucher les gens. Ils sont face à une caméra, ils ne peuvent donc pas voir les téléspectateurs. Cependant, il ne faut pas croire que c'est de la spontanéité, c'est du formatage pur et simple, comme dans n'importe quelle autre émission. Un prédicateur doit faire de l'audimat comme ses autres collègues.» Si un écart de langage peut paraître scandaleux pour certains, d'autres le partagent sur les réseaux sociaux et font le buzz sur leur page de fans de plus de 100 000 abonnés. «Les vidéos de Chemsou sont partagés sur internet des millions de fois, sur des espaces qui n'ont rien à voir avec la religion. Chemsou ne fait pas dans le conseil, mais dans l'humour, donc forcément, c'est un vendeur ! On doit sortir l'islam des intégristes, et aussi de cette forme de médiocrité intellectuelle», s'emporte-t-elle. Ainsi, dans l'islam, comme l'écrit le philosophe et anthropologue des religions Malek Chebel dans un article, «Les fondamentalistes nous ont mis en coupe réglée avec un vocabulaire bien précis : fatwa, djihad, hallal, haram, qui s'est insinué dans le quotidien, nous empêchant de prendre la parole. Or, nous pouvons combattre cela sur le plan des idées, en créant un nouveau vocabulaire moderne, qui n'a pas peur -pour autant- de se référer à l'islam.» Sollicité à plusieurs reprises pour une interview, Chemseddine Bouroubi n'a jamais répondu. Le ministère des Affaires religieuses n'a pas non plus répondu à nos questions.