Après 85 ans d'existence, dont 30 d'exil, le grand poète et militant sud-africain vient de tirer sa révérence. Le 27 décembre 2009, à Cap Town, où il est retourné vivre après son long exil, Dennis Brutus s'est éteint dans son sommeil, des suites d'un cancer de la prostate. Ce poète écorché vif est connu d'abord pour sa plume incisive, dans un anglais proche du peuple avec des termes d'une précision époustouflante. Ses poèmes furent autant de coups de poing contre le régime de Pretoria qui a prôné et pratiqué l'idéologie raciste de l'apartheid. Luttant sa vie durant contre l'ignorance, l'intolérance, la bêtise humaine et toutes les ségrégations, c'était un homme imposant avec une longue chevelure de révolté, généreux, spirituel, jovial, plein de vie et toujours dans la revendication. Je l'ai rencontré à Philadelphie aux Etats-Unis puis, en 2005, à Malte où il m'avait accordé un long entretien pour El Watan, toujours en révolte à 90 ans. Dennis Brutus est né en 1924, à Salisbury, en Rhodésie (actuel Zimbabwe), où ses parents se trouvaient alors eux-mêmes en exil. De retour en Afrique du Sud, il a vécu, très jeune, les affres du racisme dans les townships de Dowerville, à Port Elizabeth, car il était métis, « coloured », selon les critères raciaux de l'apartheid. Après avoir obtenu une licence en littérature anglaise, il a enseigné dans différents lycées de Port Elizabeth. C'est dans le domaine du sport qu'il lutta contre le racisme car les Noirs n'avaient pas le droit de jouer avec les Blancs. Pour son militantisme, il fut emprisonné à Robben Island, avec Nelson Mandela, au large de Cap Town. Libéré, un an plus tard, et expulsé de son propre pays, il s'est d'abord réfugié au Swaziland qui lui a refusé un permis de séjour, puis au Mozambique où il fut arrêté et reconduit en Afrique du Sud. Il réussit de nouveau à quitter l'Afrique du Sud pour se rendre en Grande-Bretagne avec un passeport rhodésien. Il a été le fondateur du Comité olympique sud-africain pour un sport non racial. Il milita sans relâche contre la participation de l'Afrique du Sud aux compétitions olympiques de 1964 pour racisme avéré et officiel. Il aurait été le plus heureux des hommes de vivre la Coupe du monde de football de 2010 qui se déroulera en Afrique du Sud, comme une belle revanche de l'histoire. En 1969, Dennis Brutus fut invité par le bureau de l'ANC à Alger pour le premier Festival panafricain. Il m'a confié qu'Alger fut une révélation pour lui : « J'ai publié Poèmes d'Alger car Alger m'a particulièrement inspiré. Ces poèmes ont été écrits à Alger et, à mon retour aux Etats-Unis où j'étais en exil, ils ont été publiés par les presses de l'université du Texas en 1970 ». Après l'Angleterre, Dennis Brutus a émigré aux Etats-Unis où, à partir de 1973, il enseigna la littérature africaine dans les universités de Denver, de Northwestern, du Texas et de Pittsburgh. Ce n'est qu'en 1983 que les services de l'immigration américains lui accordèrent l'asile politique.Dennis Brutus n'a pas cessé de dénoncer la violation des droits de l'homme par l'apartheid tout au long de son exil qui fut un long combat de la plume et du cœur, séparé des siens. Ce père de huit enfants aimait évoquer sa mère qui organisait des récitals de poésie et par laquelle lui étaient venus ses goûts littéraires. Il affirmait que ses poèmes s'inspiraient toujours de l'image du chevalier errant à la recherche de l'amour et de la justice. Ses ouvrages Sirens, Knuckles, Boots (Sirènes, coups de poings, bottes, 1963), Letters to Martha and Others Poems from a South African Prison (Lettres à Martha…, 1969) furent publiés lorsqu'il était détenu. D'autres suivirent, comme Pensées d'ailleurs (1970), Tensions (1975), Espoir têtu (1979), et, au total, une dizaine de recueils foisonnants d'images et de métaphores subliminales. Dennis Brutus a reçu de nombreuses distinctions honorifiques dont le prix Mbari. Une de ses dernières publications fut Leafdrift qui veut dire une pile de feuilles avec un jeu de mots sur les termes feuilles et piles de pages. Ces poèmes se présentent en effet au hasard, écrit selon l'humeur, telles des piles de feuilles sur différents sujets, constamment emplis de révolte, de sentiments vrais envers son prochain, de doutes aussi. En 2006, les éditions Haymarket ont publié une anthologie complète de son œuvre. A une question que je lui ai posé en 2005 sur l'avenir de l'Afrique, il répondit : « L'avenir de l'Afrique est, soit lié à la Banque mondiale et aux multinationales, soit au peuple africain. J'espère que l'avenir appartiendra aux peuples africains ». Toujours fidèle à ses idées, sa dernière lutte porta sur l'effacement de la dette africaine. Dans l'Afrique post-apartheid, il dénonca les nouveaux gouvernements lorsqu'ils s'éloignaient des promesses tenues. Le 10 décembre dernier, dans une lettre ouverte à la conférence de Copenhague sur le réchauffement climatique, il a déclaré : « Négocier un accord qui permettra aux grandes entreprises et aux géants du pétrole à continuer à abuser de la Terre et des ressources naturelles… Alors il vaut mieux qu'il n'y ait aucun accord. Les citoyens ordinaires feront alors leurs choix et feront entendre leurs voix contre les excès du marketing et du monde des affaires qui n'enrichissent en fait que certains alors que le reste de l'humanité meurt de faim ». Dans ses poèmes, l'espoir était toujours présent et tenace : « Nous survivons quoiqu'il arrive/ Et la tendresse aliénée ne se résorbe point/ Les phares inquisiteurs rongent/ Nos profils nus et désarmés/ Le décalage indivisible du tabou fasciste/ Suspend ses foudres sur nos têtes/ Avant de sombrer demain dans le désastre/ Les bottes ébranlent la porte qui s'écaille./ Mais quoiqu'il arrive nous survivrons/ Malgré la séparation, malgré la dépossession/ Malgré la déperdition. » Dennis Brutus, tu seras à jamais ce chevalier errant à la recherche de la justice et de l'amour.