Dennis Brutus est un poète sud-africain qui a lutté contre le régime apartheid de Pretoria. Il a été arrêté et emprisonné à 'Robben Island' avec Nelson Mandela. Il vit aujourd'hui à Johannesburg. Interview réalisée par Benaouda Lebdaï, à La Vallette, Malte, le 23 mars dernier, en marge d'un colloque sur les littératures du Commonwealth. Cette interview était conduite en anglais, et traduite par Benaouda Lebdaï. Dennis Brutus, vous êtes un poète connu et reconnu parmi ceux qui comptent en littérature sud-africaine, mais aussi dans le monde littéraire anglophone. Je sais que votre nom est souvent cité en Algérie, un pays qui a soutenu l'ANC pendant la lutte contre l'apartheid. Je sais aussi que vous avez visité Alger, pouvez-vous nous rappeler dans quelles circonstances ? Effectivement, j'étais invité par les membres de l'ANC qui avaient un bureau permanent à Alger. Je suis resté avec mes amis membres de l'ANC d'Alger, c'était la période du Pan festival. C'était en 1969 ? Exactement, c'était pendant le Festival Panafricain. Suite à ce festival et pendant ce séjour, j'ai publié Poèmes d'Alger car Alger m'a particulièrement inspiré. Ces poèmes ont été écrits à Alger et après mon retour aux Etats-Unis où j'étais en exil, ils ont été publiés par les presses de l'université du Texas. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vos impressions d'Alger à ce moment là ? Il est difficile de répondre à cette question. Premièrement, le peuple algérien a gagné la lutte contre le colonialisme et j'admire le peuple algérien pour cela, en tant que Sud-Africain. Ensuite, j'ai ressenti que l'influence française était forte, la langue aussi, enfin l'atmosphère générale. Mais ... j'avais ressenti aussi que la Révolution n'avait pas complètement réussi. Cela étant dit, le Festival Panafricain a été un immense succès. C'est vrai, j'y étais. Vous venez de publier un ouvrage de poésie. Vous écriviez contre le système apartheid, combattant sans relâche le gouvernement de Pretoria de l'époque. Pouvez-vous nous dire quelle est votre thèmatique aujourd'hui, en 2005 ? Le titre de ma nouvelle publication est Leafdrift et cela veut dire une pile de feuilles. Je fais un jeu de mots sur le terme feuilles et piles de pages. Donc, ces poèmes se présentent au hasard, écrit selon l'humeur, une pile de feuilles sur différents sujets. Le thème central reste l'Afrique du Sud et le fait que l'injustice soit toujours présente en Afrique du Sud. Donc, bien que nous ayons la démocratie, que nous avons réussi les formes de la démocratie, nous n'avons pas accompli la réalité démocratique, et par conséquence il y a toujours beaucoup d'injustice et de pauvreté. Vous avez vécu aux Etats-Unis de nombreuse années, je me rappelle notre rencontre à Philadelphie, lors de la conférence sur les littératures africaines, ALA, dont vous étiez le premier président. Où résidez-vous aujourd'hui ? Je me souviens de votre nom et de cette rencontre. Concernant le lieu de ma résidence , en ce moment, je vis à Johannesburg, mais je retournerai aux Etats-Unis à l'automne pour y enseigner. Pour le moment, j'enseigne à Johannesburg et à Durban. Johannesburg, la ville où vous vivez en ce moment a acquis la réputation comme étant l'une des villes les plus dangereuses du monde. Qu'en pensez-vous ? Confirmez- vous cela ? Vous avez raison. Il y a beaucoup de violence à Johannesburg. Mais, ce que j'observe aujourd'hui, c'est que cela diminue. Vous savez, la violence est le résultat direct du chômage. Les gens sont désespérés. Nombreux sont ceux qui n'ont pas à manger, ils n'ont pas de nourriture. Etes-vous en train de me dire que les promesses n'ont pas été tenues envers les noirs d'Afrique du Sud ? Oui ! Les promesses n'ont pas été tenues. Pourquoi pas ? Comment cela se fait-il ? Parce que le gouvernement obéit aux ordres de la Banque Mondiale. Que voulez-vous dire ? La Banque mondiale vous dit qu'il faut licencier, renvoyer les gens de leur travail, et réduire les services sociaux, vous obéissez et donc vous avez plus d'exclusion. La Banque mondiale vous dit que vous dépensez trop d'argent pour l'éducation, alors vous diminuez l'argent alloué à l'éducation. Cela est paradoxal puisque le rêve des Sud-Africains était précisément de combattre l'apartheid, toute forme d'apartheid, non ? C'est vrai, c'est un paradoxe, c'est une contradiction. Nelson Mandela est une icône aujourd'hui, il n'y a pas de doute, mais vous semblez insinuer que Nelson Mandela n'a pas accompli les choses pour lesquelles il s'est battu. Nelson Mandela et Mbeki, l'actuel président, ont échoué dans leur position contre la Banque mondiale. Durant les réunions historiques de l'ANC, ils avaient adopté une politique en faveur du peuple, mais quand ils se sont retrouvés au pouvoir ils ont abandonné tous ces projets pour adopter un programme en faveur de la corporation des banques. Quelles sont vos relations avec l'Afrique du Sud aujourd'hui ? Je sens que vous êtes toujours rebelle ! Je soutiens le gouvernement sud-africain quand il adopte des décisions qui servent le peuple. Je critique le gouvernement quand il prend des décisions en faveur des banques. La plupart du temps, ils soutiennent les banques et non le peuple. Je suis toujours ami avec ces gens-là, ce que je critique ce sont les décisions politiques économiques qu'ils prennent. Vous êtes un membre actif de l'association Jubilee South Africa, pouvez-vous nous dire un mot sur cette association ? Quel est son but ? En réalité, il y a deux organisations, une pour l'Afrique du Sud et une pour les pays du Sud. Cette organisation a deux objectifs : le premier est une demande de l'effacement total de la dette des pays en voie de développement, les pays du Sud dont l'Algérie fait partie d'ailleurs. Nous demandons des pays occidentaux, de la France, des Etats-Unis, cela. Notre stratégie est de coordonner les actions afin que les pays en voie de développement refusent de payer la dette. Etes-vous optimiste quant à l'issue de cette entreprise ? Il est très difficile de répondre à cette question. Je dirais oui et non. Oui, nous sommes en train d'établir une unité parmi ces pays, mais les Etats-Unis et le G8 nous mettent beaucoup de pression. Beaucoup de pays africains coopèrent avec les banques. Ils collaborent avec la Banque mondiale alors qu'ils devraient s'y opposer. Revenons maintenant à la littérature sud-africaine. Selon vous, est-elle en train de changer ? Bonne question. Il y a plus de publications aujourd'hui, c'est certain. Il y a plus de ressources. Mais il y a peu d'ouvrages critiques, peu d'ouvrages de fiction ou autre. J'accuse la position de l'ANC quant à cette absence de critique sérieuse, peut-être craignent-ils les écrits critiques. Que voulez-vous dire ? J'accuse la censure, toute sorte de censure qui décourage les écrits critiques et la pensée critique. Mais ne pensez-vous pas que les écrivains, romanciers, poètes, dramaturges n'ont pas besoin d'autorisation pour s'engager ? Pour critiquer. Des écrivains comme Nadine Gordimer, Lewis Nkosi et vous-même n'avez pas attendu une autorisation de Pretoria pour lutter contre l'apartheid, à l'époque ? Oui c'est vrai, mais j'aimerai dire que si toutes les ressources sont coupées, si les structures n'existent pas, cela sera difficile pour la nouvelle génération. En outre, il existe un climat de découragement, donc moins d'esprit critique, d'écrits critiques. La forme sociale du monde est la base de cette globalisation, mais le peuple vaincra.