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Monologue avec Rachid Boudjedra
Littérature algérienne d'expression française
Publié dans El Watan le 06 - 03 - 2005

Boudjedra est venu, à la mi-décembre 2004, assumer devant les étudiants et les enseignants de l'université de Mostaganem son statut de transgresseur de tabous.
« L'icône » de la littérature algérienne post-indépendance était bien là ! Certains ont même cru devoir souligner pour l'assistance estudiantine, subjuguée par l'aura de l'auteur de La Répudiation, le plus provocateur des écrivains algériens était bien là devant elle « en chair et en os » ! La précision était aussi utile pour les quinquagénaires comme moi qui auraient pu être troublés par le nouveau look de la star du jour. En effet, la crinière si caractéristique de Rachid Boudjedra a disparu. Elle lui allait si bien tout en suppléant avantageusement à sa calvitie avancée et frontale. J'ai dû me reprendre par deux fois pour discerner (L'Escargot entêté) sous le crane rasé. Une voix intérieure m'a presque effrayé en s'exclamant : « Mon Dieu ! Que les années passent vite ! » Du coup, me voilà réconcilié avec le blanc qui embrase ma propre tignasse. Pour mettre en exergue la spontanéité de l'échange qu'il voulait avec la salle, Boudjedra a rassuré tout le monde sur le fait qu'il n'a rien préparé. En réalité, les réponses aux questions d'un public bon enfant constituaient autant d'éléments d'un discours bien rodé et défraîchi. La frustration de ne pouvoir véritablement débattre avec le plus emblématique des écrivains de la littérature algérienne post-indépendance allait en s'accentuant au cours des échanges quasi épistolaires. Beaucoup d'aspects importants relatifs à l'écrivain d'abord puis à son rôle en tant que citoyen porteur d'opinions politiques ont été discutés. Des jugements surprenants ont été formulés sur des écrivains algériens ou arabes comme Kateb Yacine ou Naguib Mahfouz. Selon Boudjedra, on prendra soin de ne pas lui faire dire ce qu'il n'a pas dit, l'auteur de Nedjma (1956) se serait fourvoyé dans des productions très médiocres du théâtre populaire à Sidi Bel Abbès. J'ai un souvenir ému d'une pièce extraordinaire de Kateb Yacine, La guerre de 2000 ans, jouée sur la scène du Cinemonde à Mostaganem au milieu des années 1970. C'était une synthèse spatio-temporelle magnifique des luttes de peuples aussi différents que peuvent l'être les Vietnamiens et les Chaouis des Aurès. Leur dénominateur commun se cristallise autour de leur résistance à toutes les formes d'impérialisme et d'oppression. La pièce se termine par l'Internationale d'Eugène Pottier. Enthousiasmé, le public mostaganémois entonna, à l'unisson avec les comédiens, le plus allégorique des chants révolutionnaires. Le drapeau rouge est déployé sur la scène. Ce ne fut pas banal ! Nous sommes tous un peu revenu de cette révolution, mais Kateb Yacine restera pour beaucoup celui qui ne craignait pas de côtoyer les petites gens. N'en déplaise à Boudjedra, l'œuvre de Kateb Yacine exhale un parfum de sincérité et d'authenticité dont le seul souvenir évoque la nostalgie. Quant à Naguib Mahfouz, référence incontournable de la littérature arabe, il aurait reçu le prix Nobel de littérature pour l'ensemble de son œuvre en 1988 qu'en récompense à son allégeance au président Sadate et à la caution intellectuelle qu'il apporta aux accords de Camp David. Boudjedra en est convaincu, et du coup il profite pour classer l'œuvre du penseur et écrivain égyptien aux rayons de la bibliothèque verte. C'est un peu court. Comme sur plein d'autres sujets, Rachid Boudjedra dit toujours trop ou pas assez. Il n'y va pas avec le dos de la cuillère. Il a le mérite d'être clair mais ne s'embarrasse pas d'argumenter ses opinions. Elles deviennent souvent des doctrines esquissées très approximativement.
À propos de la linéarité dans la narration
Mais avant de revenir sur les fantasmes et paradoxes chez Rachid Boudjedra, commençons par corriger une grosse inexactitude commise par un des universitaires présents à la tribune. Bien sûr, les propos des enseignants pour accueillir et présenter le grand romancier algérien qu'est Rachid Boudjedra et son œuvre furent, comme de juste, élogieux, voire même un tantinet laudateur, soit ! Mais se laisser aller à conclure la rencontre en attribuant au héros du jour un rôle précurseur dans la littérature algérienne de la narration non linéaire, voilà qui est moins élégant. Le néophyte que je suis conserve dans ses rudiments scolaires que c'est Kateb Yacine, avec Nedjma, qui fut le premier écrivain algérien à être comparé à William Faulkner (1896-1962), immense figure de la littérature américaine du XXe siècle. La similitude entre les deux écrivains résidait justement dans ce style littéraire très particulier et la progression typique qu'il imposait au roman. Ce style particulier est inhérent à l'adoption de la technique du monologue intérieur, utilisée pour la première fois au début du XIXe siècle dans le dessein de supplanter la réalité subjective et objective, en révélant une suite d'états de conscience éprouvés par une personne quelconque, souvent sans suite logique, comme dans la pensée réelle. Faulkner a énormément développé cette pratique littéraire qui fut magistralement imposée par l'écrivain irlandais, James Joyce (1882-1941) dont l'œuvre (Ulysse, 1922 ; Finnegans Wake, 1939) exploite notamment les ressources du monologue intérieur.
Sexualité et littérature
Sexualité et érotisme sont des mots qui reviennent souvent dans l'écriture et le discours de Boudjedra. Auréolé par la reconnaissance internationale pour son talent incontestable de romancier et sa sélection par un mécène italien au sein des dix plus grands écrivains vivants du XXe siècle, il s'en est allé reprocher à Nedjma de Kateb Yacine son érémitisme sexuel. Même s'il a jugé nécessaire de préciser qu'à l'inverse de Kateb, il est titulaire d'un diplôme universitaire, ce qui est puéril au regard de la stature des deux hommes, cela ne l'autorise pas à débiter des inepties comme autant de vérités. Boudjedra a toujours prôné son droit d'introduire du sexe dans ses écrits pour offrir à son lecteur de la sensualité. Il répète depuis déjà tant d'années que l'art d'écrire requiert d'accorder une importance égale au contenu et au contenant. Soit ! Là où Boudjedra s'égare, c'est qu'il oublie que si Kateb Yacine n'étale pas la sexualité de Nedjma c'est tant mieux. Nous sommes en 1956. En plus, cette discrétion ou cette pudicité lui permet d'incarner un espoir commun à beaucoup d'hommes et de femmes de l'Algérie de 1956. Nedjma n'est pas un réquisitoire contre la société comme (La Répudiation). L'absence de sexualité chez Nedjma n'a jamais nui à l'œuvre de Kateb Yacine. L'héroïne n'est pas cloîtrée en dehors de la vie. Elle était convoitée par une multitude d'hommes différents pour lesquels elle est devenue un symbole presque vivant de l'idée qu'ils se font de la liberté. Nedjma n'a nul besoin d'exhiber ses seins. C'est à chacun de l'accueillir dans ses rêves avec les plus impudiques des pensées. D'où le trouble qu'elle fait naître chez les deux frères Mourad et Lakhdar. La sensualité, c'est aussi cela ! Pour le reste, tout le monde conviendra avec Boudjedra que la lecture est d'abord un plaisir. « Prendre un livre s'y plaire et s'y plonger », dit joliment et simplement Victor Hugo.
La trinité taboue
La volonté de casser la trinité taboue de la littérature algérienne et arabe, constituée par la religion, le sexe et la politique, est affirmée avec beaucoup de force. La haine accumulée contre un père tyrannique et féodal par l'aîné de trente-six enfants, ayant souffert de l'humiliation faite à sa mère, première épouse d'un homme quatre fois polygame semble encore intacte. La blessure est apparemment toujours béante et la douleur toujours aussi éprouvante chez l'écrivain. Les traumatismes subis par le malheureux jeune Rachid Boudjedra ont certainement généré chez lui un besoin d'écrire irrépressible. Ils ont aussi fortement orienté la thématique de l'écrivain. Une fois ce constat fait, la thématique tout aussi provocatrice que l'écriture elle-même devient plus compréhensible. Cependant le fait que l'écriture, vécue comme une pratique thérapeutique par Boudjedra, reste vaine pour le guérir du traumatisme fondateur soulève des questions troublantes. Pourquoi cette propension initiale à investir ce fameux polygone interdit de la littérature ne s'est-elle pas émoussée ? L'esprit provocateur s'est-il transmuté en une sage mise en conformité de la thématique avec les stéréotypes que la société française, où il est principalement édité et donc lu, véhicule sur la société arabe et musulmane, d'où il est originaire et sur laquelle il écrit ? En l'écoutant, je n'ai pas pu m'empêcher de repenser à cette scène terriblement déformante de la réalité de la société algérienne du film de Lakhdar Hamina, Le Vent de sable (1982). Le lauréat de la palme d'or du Festival de Cannes pour Chronique des années de braise, dont Boudjedra est aussi scénariste, s'appesantit longuement sur l'inhumanité de la société algérienne. Souvenez-vous de cette femme, abandonnée par sa belle-mère, se tordant dans d'atroces douleurs pour accoucher dans des conditions bestiales. Dépité d'apprendre que le bébé est une fille, l'irascible mari rentre à la maison pour battre sa femme. La séquence est insupportable de cruauté. Questionné sur l'invraisemblance de cette barbarie ainsi mise en scène, Lakhdar Hamina justifie la scène par le fait qu'il a personnellement connu au moins un cas similaire. C'est sidérant d'irresponsabilité ! A-t-on vu un écrivain ou un cinéaste japonais faire passer, à travers la réalité d'un fait divers d'un malheureux étudiant, la gent masculine nippone pour des découpeurs invétérés de leurs petites amies hollandaises pour les faire frire et les déguster ?
(À suivre)


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