Selon le procès-verbal de la gendarmerie française de Constantine, le 29 mars 1956, vers 23h 40, sur la route de Khroub, non loin du pont du Laurier rose, situé peu avant le terrain d'aviation d'Oued Hmimine, huit Constantinois : Boudjebir Mohamed Ben Rabah né en 1931, Bouzou Abdelmalek Ben Mohamed né en 1924, Benrabia Abdelmadjid Ben Tahar né en 1932, Beziche Belkacem Ben Mohamed né en 1926, Houhou Ahmed Reda né en 1911, Ladjabi Mohamed Tahar né en 1920, Bouallag Smaïl né en 1904 et Benkaman Maâmar né en 1934 sont fusillés par des éléments appartenant au Bataillon de Corée . Mise en scène de la liquidation des huit «suspects» D'après le rapport établi par les deux gendarmes de la brigade de Constantine, Laurens Didier et Nanach Joseph, c'est vers 18 heures qu'ils reçurent l'ordre de se présenter devant le commandant du Bataillon de Corée, stationné à la caserne de la Testanière (dite des Sénégalais). Leur mission est de «transférer des suspects à la caserne de la gendarmerie de Khroub». Dans la soirée du 29 mars 1956, à 19 heures plus précisément, ils se rendent à la caserne de la Testanière où le commandant leur signifie que le départ est retardé de quelques heures parce que les «opérations d'identification par la police ne sont pas terminées». Finalement, «le commandant d'armes de la place de Constantine ordonne de former le convoi». Il s'agit du général de corps d'armée Louis Morlière en personne. Ce n'est donc que vers 23 heures que le convoi militaire prit la route à destination de Khroub. Il est composé de trois Jeeps et d'un camion de type Dodge, où furent installés les huit suspects sur la plateforme sous la garde de «quelques militaires». Le convoi emprunte le pont de Sidi Rached, puis la route de Batna. Le trajet se poursuit «normalement jusqu'à proximité du pont du Laurier rose, situé avant le terrain d'aviation d'Oued Hmimine», puis marque un arrêt brusquement à cause de la crevaison de la roue gauche du camion Dodge. Tandis que le conducteur s'attelle à changer la roue, le lieutenant Max Fourchier, commandant de la 3e compagnie du Bataillon de Corée ordonne à ses hommes la surveillance des environs. Il prend soin de laisser deux soldats pour garder les «prisonniers». Suivant la lecture du rapport de gendarmerie, c'est à ce moment que deux suspects (on ne sait pas lesquels !) «bondissent sur le militaire qui se trouvait à l'arrière», offrant l'occasion au reste des «suspects» de sauter du camion et de prendre la fuite. Ils s'éparpillent de chaque côté de la route si l'on en croit le croquis joint au procès-verbal. Aussitôt, Max Fourchier, le lieutenant de l'escorte donne l'ordre de tirer sur les fuyards non sans avoir fait les sommations d'usage. Les huit suspects sont abattus immédiatement et les corps sans vie sont remis dans le camion qui poursuivit son chemin vers le Khroub. «Le commandant d'Armes du Khroub fait inhumer les corps à l'intérieur du camp militaire». Il s'agit du camp d'aviation d'Oued Hmimine. C'est là en effet qu'à l'été 1970, un charnier est découvert lors de l'ouverture du chantier de la Sonacome. De nombreux indices ont été retrouvés, comme les lunettes et la clé du domicile de Reda Houhou ou la pièce d'identité de Mohamed Tahar Ladjabi . Tel est le récit de la fin tragique des huit suspects arrêtés à Constantine le 29 mars 1956, ou de ce qui ressemble à une opération de liquidation organisée par les autorités militaires françaises selon la triste procédure de «la corvée de bois». Cette première lecture apporte une réponse à la disparition des huit suspects. Grâce à ce procès-verbal, le mystère est levé : il est possible de mettre un nom sur le premier responsable qui a ordonné leur liquidation, de mettre un nom sur ceux qui ont ouvert le feu, tout comme il est possible aux familles des victimes de faire leur deuil. Le procès-verbal reproduit la déposition de René Anglade, lieutenant du secteur autonome de Constantine et de trois soldats rattachés à la 3° Compagnie du Bataillon de Corée : Rodolphe Danjon 1° classe, Jean Bizeau caporal-chef et Maurice Boulogne sergent. Au total, avec les deux gendarmes et le lieutenant Max Fourchier, l'escorte était composée de sept personnes, huit si l'on compte le chauffeur du camion Dodge. Cependant, ce procès-verbal de la gendarmerie n'apporte qu'une partie de la réponse à la liquidation des huit fusillés. Autant dire que la production d'un tel récit est loin de lever le voile sur les circonstances réelles de la mort des «suspects ». Le récit ne manque pas de contradictions : s'il est vrai que les «fuyards» ont été liquidés car ils n'ont pas obtempéré aux tirs de sommation, pourquoi tenir secret leur lieu d'enterrement dans une fosse commune ? Il est possible que les huit otages aient été tués à la caserne même de la Testanière. Ce qui plaide en faveur de cette hypothèse, c'est la présence de Benkaman Maâmar (ou Benhaman) qui figure dans ce procès-verbal, alors qu'il a été abattu par le fils du commissaire Sammarcelli. On ne saurait comprendre la disparition soudaine de ces huit habitants de Constantine sans en référer au contexte de la lutte armée qui se déroule sur le sol algérien depuis le 1er novembre 1954, au nom du FLN/ALN. Leur mort est en partie liée à «la guerre qui ne dit pas son nom» et aux mesures policières et politiques que le gouvernement français a adoptées pour rétablir l'ordre et la sécurité. En ce jour du 29 mars 1956, vers 9h du matin, le commissaire de police, Jean Sammarcelli, s'engage dans la rue Sidi Lakhdar avant de tourner à gauche dans la rue Combes (Djezzarines). A l'angle de la rue Floquet, sur ordre de l'organisation du FLN, le commissaire est abattu d'un coup de révolver tiré par le fidaï Amar Benayeche. Jean Sammarcelli décède peu après à l'hôpital civil. Aussitôt, les opérations de police et de représailles commencent. Constantine, la citadelle des barbelés La ville est depuis la fin du printemps 1955 surveillée conjointement par les forces de police, l'armée et les unités territoriales. Des «barbelés» obstruent de nombreux passages de la vieille ville en particulier, reconfigurant, au nom de l'ordre public la circulation des personnes. A la moindre alerte, les accès de la vieille ville sont immédiatement fermés, tandis que le dispositif de surveillance est renforcé par des patrouilles qui vérifient les cartes d'identité des passants en procédant systématiquement à la fouille corporelle. Une rafle, «la plus importante qui soit», est alors organisée. «La troupe prend place le long de la rue Nationale (Larbi Ben M'hidi), sur le pont de Sidi Rached et les hautes falaises du Rhumel». Les hommes (environ 15 000), ont été emmenés manu militari dans des camions de l'armée avant d'être parqués devant le commissariat central, situé au Coudiat. «A 22 heures, les camions montaient encore vers le Coudiat, chargés d'hommes et de jeunes gens». D'après Patrick Kessel, «la rafle était tellement démesurée qu'on n'a pu évidemment contrôler les identités que d'un petit nombre. Mais le but était, semble-t-il, moins une vérification de papiers qu'une manifestation de force». Les hommes arrêtés passèrent la nuit avant d'être libérés, tandis que beaucoup (on avance le chiffre de cinquante ) ont disparu. Par la suite, la seule version rendue publique est la suivante : «Treize suspects qui avaient essayé de franchir les barrages avaient été abattus sous le pont de Sidi Rached.» Sans que leur identité soit révélée. Or, certains ont été arrêtés soit à leur domicile (cas de Benarabia, père et fils, Reda Houhou, Rabah Boucherit), soit sur le lieu de leur travail (cas de Beziche et Belbordj). Les suspects appartiennent au monde de l'anonymat et désormais au monde du silence. C'est l'exemple des pratiques répressives que les forces de police et de l'armée réservent à la population musulmane, en toute impunité. Le massacre est donc justifié au motif de la responsabilité collective. Patrick Kessel, qui a tenu à se rendre sur les lieux où cinq corps (sur les treize) furent abattus, en contrebas du pont de Sidi Rached, précisait qu'«on voyait […] de larges taches de sang sur le sol. J'ai relevé dit-il six impacts de balles dans le mur à hauteur de la poitrine». Il conclut que «l'assurance de l'impunité est telle qu'on a même plus besoin de maquiller les faits». Les Constantinois se rappellent de la prise d'otages des treize personnes en guise de représailles. Certains avancent que leurs noms figuraient dans les papiers de Sammarcelli. Dans les archives d'Outre-mer (Aix-en-Provence), il existe bien une liste manuscrite où figurent treize noms avec la mention : événements des 29-30 mars, assassinat de Sammarcelli, que nous reproduisons dans cet article. Parmi ces treize suspects, les corps de cinq d'entre eux ont «été jetés par-dessus le pont de Sidi Rached, à l'endroit qui surplombe la ville arabe», en contrebas du pont de Sidi Rached, d'après Patrick Kessel. Les corps gisants portaient les traces de balles. Il s'agit de Rabah Kechid dit Boucherit, Belbordj Youcef, Nasri Ali Ben Allal, Boudour Ali et Benrebia Tahar. Pour être plus précis, il convient d'ajouter que le fils de Sammarcelli, dès qu'il sut la nouvelle de l'assassinat de son père, a voulu se faire justice lui-même. Dans son aveuglement, il tira sur la foule, tuant deux personnes et blessant six autres, non loin du café de la rue Poulle (rue Bouabdallah) dont les noms ne furent pas révélés à l'opinion publique. Ce fait avéré fut mis sur le compte d'une «fusillade d'origine inconnue» et le fils de Sammarcelli ne fut aucunement inquiété. Il assista «sous un déguisement à l'enterrement de son père. Le colonel dirigeant à Philippeville (Skikda) les parachutistes lui délivrent un certificat attestant sa présence au corps le jour de l'attentat et il put quitter Constantine par l'avion d'Air France trois jours après». Les deux disparus sont Mahia (prénom ?) et Benkaman (ou Benhaman) Maâmar Ben Tahar. Mémoire collective et rupture de transmission Les familles ont su très rapidement le sort tragique qui a frappé les treize otages arrêtés au soir du 29 mars 1956, même si beaucoup ont espéré les revoir à l'indépendance. Dès le 5 avril 1956, Ahmed Bouchemal a réuni les membres de l'Association des Ulémas pour leur annoncer la mort d'Ahmed Redha Houhou et Smaïl Bouallag. Le PCA, clandestin à Constantine, compte ses partisans liquidés, dont Ali Boudour et Ali Nasri (tailleur à Rahbat el Djemal). William Sportisse n'hésite pas à rappeler l'implication de la Main Rouge dans l'arrestation et le massacre des 13 otages. A Constantine, le souvenir des fusillés du 29 mars 1956 est inscrit dans quelques lieux de la ville. Le nom de Redha Houhou est inscrit au fronton de l'ex-lycée d'Aumale et celui de Mohamed Tahar Ladjabi est donné à l'ex-place du colonel Gouvello (place près de la Médersa), là où son père tenait un café et son portrait est accroché dans le bureau du syndicat des hospitaliers. Les noms de Smaïl Bouallag, Rabah Kechid et Mohamed Boudjebir ont été donnés à des rues. Les noms de Belkacem Beziche, Benrabia Tahar et son fils Abdelmadjid sont inscrits dans la stèle des martyrs apposée au niveau de la piscine de Sidi M'çid. Belbordj, Bouzou, Nasri et Benkamane ne figurent nulle part. Ces treize fusillés, liés par leur engagement pour la cause nationale, méritent de sortir de l'oubli. Tous étaient impliqués dans les réseaux mis en place par l'organisation du FLN dans la ville. Pour une histoire de la résistance algérienne S'il y a quelque chose à tirer de ces fragments d'archives, c'est que malgré le poids de la répression, ces disparus sont devenus par la force des choses des sujets d'une histoire qu'il serait difficile d'écrire sans eux. Leur disparition a fait l'événement qu'il est impossible de taire. La mort de ces acteurs revêt une signification emblématique du sacrifice pour la patrie. Leur élimination ne doit rien au hasard. Elle éclaire autrement sur l'enracinement de l'organisation FLN en milieu urbain, durant les premières années de la guerre de Libération nationale. Leur histoire est celle de la société algérienne qui s'impose comme objet privilégié d'études. La priorité accordée à l'échelle locale réhabilite «l'expérience des acteurs» loin des constructions déterministes, appelant à l'investissement de l'histoire de la résistance, de la violence et des massacres, de la souffrance et des traumatismes. L'absence d'archives ou leur dissimulation, la faiblesse de l'école historique algérienne, au-delà des discours de circonstances, contribuent à la fragilité de la transmission du souvenir, entretiennent l'oubli et rendent paradoxalement invisible un passé colonial «qui ne passe pas». A la suite de la découverte du charnier d'oued Hmimine, les autorités locales de Khroub ont offert une sépulture à ces disparus du 29 mars 1956 mais sans prendre la peine de mentionner leur identité. Reposant au carré des martyrs du cimetière de Khroub, ces victimes de la violence coloniale demeurent anonymes et inconnus. Le refus, volontaire ou non, conscient ou non, d'énoncer les noms et prénoms est une autre manière de les faire tomber dans l'oubli. Il en résulte des difficultés quasi insurmontables à produire un récit collectif, d'où une mémoire frappée de profondes lésions. «Si on ne ressuscite pas les vies échouées en archives, ce n'est pas une raison pour les faire mourir une deuxième fois» : ces propos d'Arlette Farge(1) ont inspiré cette courte réflexion sur la disparition de plusieurs habitants de la ville de Constantine. Elle est inachevée et exige d'être complétée. Mais son intérêt est d'offrir l'occasion d'investir de nouveaux objets, celui des disparus lors de la guerre de Libération nationale. L'heure est venue d'ouvrir ce dossier des disparus. Au moment où le président de la République française vient d'autoriser la veuve de Maurice Audin à consulter le dossier de son mari disparu, les familles algériennes concernées et les historiens attendent le même geste. [email protected] 1) Arlette Farge, Le goût de l'archive, Paris, Le Seuil, 1989, p. 145.