Sans s'en rendre compte, des centaines d'employés du secteur de la communication deviennent de parfaits « espions » à la solde d'agences étrangères pourvoyeuses d'informations pour de grands groupes d'intérêt nationaux et internationaux. Des informations soigneusement traquées et chèrement vendues. El Watan Week-end a enquêté dans le milieu opaque de l'espionnage politico-économique. « J'ai quitté ma boîte lorsque j'ai compris qu'on me manipulait. Je ne faisais pas dans l'intelligence économique, comme je le croyais, mais plutôt dans l'espionnage… », confie sous couvert de l'anonymat un ancien collaborateur d'une grande agence de communication étrangère installée en Algérie. Alors que samedi dernier, Louisa Hanoune, porte-parole du Parti des travailleurs, a accusé de hauts responsables de l'Etat de « livrer des informations sensibles sur l'économie nationale, qui relèvent parfois du secret d'Etat », nombreux sont les témoignages – bien évidemment anonymes – qui viennent étayer ces accusations. Si la militante cite en exemple des bureaux d'études, il en irait de même dans le milieu très opaque des entreprises de conseil en communication versées dans ce business juteux. Car plus l'information est sensible, plus son prix est élevé… A qui est-elle donc vendue ? A des groupes d'intérêt – politiques, industriels… – nationaux et internationaux. Mais comment un bureau d'études ou une agence de communication peuvent accéder à ce genre d'information ? Les entreprises de communication s'intéressent constamment à de futurs clients, partenaires ou associés. Néanmoins, toute transaction commerciale comporte un risque financier. Avant d'engager un partenariat, il est donc nécessaire de connaître la solvabilité de ses interlocuteurs afin de limiter les risques d'impayés et les litiges commerciaux. Une veille concurrentielle est alors mise en place. Mais en Algérie, la pratique semble revêtir d'autres formes. « En premier lieu, de hauts responsables de l'Etat entretiennent des liens très étroits avec les communicants, d'abord pour positionner ces entreprises sur le marché de la publicité. Un service pour lequel, ils perçoivent, en contrepartie, des sommes importantes. Ensuite, sans s'en rendre compte, ils sont amenés à livrer des informations précises sur des marchés publics. » Voire sur les cahiers de charges avant même le lancement des appels d'offres ou les autorisations délivrées à la concurrence avant même qu'elles ne parviennent dans les bureaux. « Certains responsables en profitent même pour faire recruter leurs enfants dans ces bureaux. Une façon de leur assurer une situation professionnelle confortable et d'y introduire des yeux et des oreilles fiables », explique un cadre. Nacer M., un ancien du milieu, relativise : « Une forme comme une autre de lobbying, une pratique connue et tolérée dans le monde entier. » Mais entre lobbying, trafic d'influence, espionnage économique, investigation légale et corruption, les frontières restent particulièrement floues. Dans ce brouillard, les agences, protégées par le prestige du secteur de la communication, en profitent de leur côté pour utiliser les demandeurs d'emploi qui s'adressent à elles. « Tout commence dès la phase de recrutement, puisque les critères de sélection n'ont rien de ‘‘professionnels”, témoigne un ancien directeur d'agence étrangère à Alger. Les candidats retenus sont ceux qui possèdent un carnet d'adresses. Parfois, les postulants citent même le nom ou le titre de leurs parents ou proches de la famille lors de l'entretien. L'adresse indiquée dans leurs CV – certaines rues et certains quartiers sont recherchés pour leur proximité avec les décideurs – est l'autre critère pris en compte. » L'oiseau rare trouvé, la formation des futurs « taupes » commence. A leur insu. Elle est expliquée sous forme de manuel de conduite, politique officieuse de la boîte. L'agence définit les objectifs et distribue les tâches. Sous la casquette des « relations publiques », la recrue établit des contacts, noue des amitiés dans les grandes entreprises, auprès des politiques, des banques et même des journalistes politiques. Ses employeurs l'encouragent à offrir des cadeaux, un budget est carrément consacré à cet effet. « Quelque temps plus tard, la nouvelle recrue, qui occupée à tisser son réseau, n'a pas ramené de marché, est ensuite menacée de licenciement… Et ainsi obligée de solliciter ses nouvelles relations ou ses parents pour obtenir un portefeuille de clients. Dans le jargon, on appelle ça la ‘‘phase opérationnelle” », poursuit un chef de publicité. Le patron lui demande ensuite de ramasser des informations sur telle ou telle personne, jusqu'à établir des fiches où tout est noté. En cas de blocage, « les responsables interviennent en proposant des pots- de-vin. Les rapports de la Banque d'Algérie, particulièrement recherchés, peuvent être ainsi achetés à partir de 10 000 euros. » Toujours d'après la même source, les ministères qui retiennent le plus l'attention seraient ceux des Finances, du Commerce, de l' Energie, des Travaux publics, de la Promotion des investissements et de la Défense. D'autres informations peuvent atteindre les 5 millions de dinars ! La recrue établit alors de nouvelles fiches techniques destinées à ses « acheteurs », incluant les noms de futurs fournisseurs proposés par les concurrents, les coûts et parfois même les noms des principaux conseillers techniques retenus pour ces projets, avec en option la mention « possibilité de lobbying ». Une fois l'information vendue, le lobbying commence. « Les agences entament les contacts avec des agents de l'administration et leurs supérieurs, des cadeaux leur sont offerts — des voitures, des voyages à l'étranger… —, explique Abdellah, ancien directeur de clientèle auprès d'une agence de com'. Je me souviens du jour où un haut responsable avait bénéficié d'une carte bleu visa, avec un crédit limité pour écarter un concurrent. Des rumeurs disaient que la carte contenait 100 000 euros de crédit ! » En parallèle, fonctionne une cellule d'analystes, chargés de filtrer les flux d'informations. Ce qu'on appelle la « veille concurrentielle » et le « stockage des renseignements ». « Ils sont les agents de soutien et de garde des agences, voire les stratèges, puisque leur mission consiste à intercepter la moindre information parvenue ou publiée sur Internet par exemple et la neutraliser si besoin. » Le traitement de l'information ne s'arrête pas à ce stade : des méthodes particulières – et illégales – sont aussi utilisées. « A commencer par le chantage et la surveillance électronique, explique l'ancien directeur. Les détenteurs de l'information subissent parfois des menaces de dénonciation à la justice. Certains directeurs d'agence n'hésitent pas à infiltrer les réseaux des entreprises concurrentes à la recherche de documents stratégiques. Ou carrément à faire appel aux services des hackers afin de craquer des mots de passe des emails des contacts établis en amont. Le coût de la prestation est de plus de 80 000 DA. Et si le hacker parvient à obtenir des informations de taille, la rémunération peut atteindre un million de dinars en espèces, payable parfois en euros. » Les agences, elles, se protègent par des logiciels de protection de données et de codages perfectionnés et extrêmement coûteux – dont certains ministères ne disposent même pas – ainsi que des systèmes de contre-offensive qui surveillent et détectent toute menace 24h/24. Avec déconnexion du système en cas de suspicion. Les chefs d'agence que nous avons rencontrés, pour la plupart algériens, nient entièrement toute implication dans ces affaires. A l'ère du protectionnisme économique et de la lutte contre la corruption engagée depuis des années, le secteur de la communication reste un des moins surveillés. Quelques agences de publicité continuent à refuser de communiquer leur bilan annuel et… leur chiffre d'affaires. Afin de protéger nos sources, les noms des agences et des personnes ont été supprimés.