Depuis les royaumes berbères antiques en passant par les dynasties almoravide — El Mourabitoun et Almohade — El Mouahidoune jusqu'à l'indépendance, nous passions pour un peuple guerrier, mais jamais belliqueux, patient sans être résigné, cultivant sa propre terre riche et peuplée d'hommes austères mais libres. Comment est-ce possible alors que nous sommes devenus, en une décennie, un des pays les plus corrompus de la planète. Par Abdelaziz Rahabi * Suite de la page 1 Le pétrole, une hypertrophie du sens du pouvoir, une indigence de l'esprit des lois, l'absence de la fonction de contrôle et une progressive inversion de la hiérarchie des valeurs sociales ont suffi à accomplir la seule expérience de démocratisation réussie en Algérie, celle de la corruption. Si nous considérons, à l'instar du reste du monde, qu'elle est un défi à la loi, alors la responsabilité de l'autorité chargée de la faire respecter s'établit d'elle-même. Chez nous, elle est historiquement et avant tout politique. L'impunité, facteur d'encouragement de la corruption Il y a tout juste un an, le président Bouteflika, premier magistrat du pays, ne trouvait pas meilleur espace que la Cour suprême, institution où devrait normalement s'incuber le droit pour violer la loi fondamentale. Il le justifiera autrement que par le droit pour marquer de nouveau son autorité sur la justice et les juges. Ces derniers ont consenti et applaudi leur statut d'auxiliaires de l'autorité politique déjà parfaitement vérifié dans l'annulation du congrès du FLN en 2004 et les scandales politico-financiers du groupe Khalifa, de la banque BCIA, de Brown root & condor (BRC)... pour ne citer que les plus visibles à l'œil nu. A eux seuls, ces derniers scandales, les plus gros depuis la main basse de l'armée d'occupation de Napoléon III sur le trésor de la Régence d'Alger en 1830, représentent un préjudice au Trésor public déclaré de près de 10 milliards de dollars. Le traitement extrajudiciaire qui leur a été réservé a mis au jour les implications des responsables des institutions étatiques et à tous les niveaux. A l'exemple de la parodie du procès Khalifa – organisé de façon à ce qu'il ne soit pas extradé –, la justice a avalisé l'impunité des uns, l'immunité aux autres et de lourdes peines aux moins protégés pour compenser celles des intouchables. Les scandales jugés de cette manière, ici comme ailleurs, n'ont produit qu'un effet démultiplicateur et pandémique de la corruption, au lieu de la juguler. Parfois, l'on se console à l'idée que c'est un prix à payer dans l'apprentissage de la nouvelle économie, mais cela n'a pas servi de leçon, car les scandales ont persisté, se sont amplifiés et se diversifient. De gros contrats dans les services, la téléphonie mobile, les équipements des hydrocarbures, les équipements de transport, les infrastructures routières, les ouvrages hydrauliques, la mise en valeur des terres agricoles ou encore les 2 licences de tabac, ont été attribués en violation des règles les plus élémentaires du bon sens, de la transparence, de la concurrence loyale et de l'efficience économique. Hydrocarbures, secteur révélateur de la grosse corruption. Le secteur des hydrocarbures cristallise à lui seul les véritables dimensions de cette grave situation, car il est devenu chez nous, à défaut de production d'autres richesses, le garant de la paix sociale interne et le principal outil de politique extérieure, faute pour l'Algérie d'avoir capitalisé tous ses atouts géostratégiques. Si nous considérons cette organique équation entre les deux missions, les hydrocarbures représentent alors la plus grosse menace pour la cohésion sociale du pays dans la mesure où l'essentiel de la grande corruption se niche dans ce secteur. Nous n'avons pas tiré tous les enseignements de la fameuse loi sur les hydrocarbures, principal sponsor diplomatique du deuxième mandat présidentiel et manifestation concrète de la collusion avec des intérêts étrangers. Elle constitue un cas d'école dans la définition de la corruption comme une forme de trahison, au moins parce que les grands groupes pétroliers en ont eu la primeur au début de l'année 2004, bien avant le gouvernement et les élus du peuple. Il est vrai que l'Algérie n'est pas un cas isolé en la matière, le Shah d'Iran, avant elle, les monarchies du Golfe plus tard et tout près de nous la Libye ont usé et abusé du pétrole comme monnaie d'échange contre un soutien et une bienveillante complaisance des puissances occidentales, mais libres à eux de le faire, notre histoire ne l'autorise pas. Des investissements de 1, 2 milliard d'euros ont été engagés à l'étranger sans information adéquate des organes sociaux de Sonatrach et encore moins du Conseil national de l'énergie en veilleuse depuis 10 ans. Le marché mondial a enregistré une multiplication des quantités de pétrole algérien sur le marché spot placé par des tiers et dont la traçabilité est des plus aléatoires, de même que la signature « en secret » (pour les Algériens entendre) d'un contrat de livraison de gaz à long terme en 2008 à des conditions diplomatiques cette fois-ci en rapport avec le troisième mandat. Sonatrach s'est aussi distinguée ces dernières années par la signature de plusieurs centaines de contrats de gré à gré dépassant les 100 millions de dollars l'un, dans plusieurs cas. Le gré à gré, forme de transaction réservée par nature aux situations d'urgence, est devenu courant dans le secteur de l'énergie, alors que le Baossem présenté comme outil de la transparence a été réduit aux fournitures de bureau. De même qu'elle s'implique dans des domaines qui n'ont aucun rapport avec ses missions, comme l'acquisition d'unités de dessalement d'eau, des montages financiers et d'association singulièrement novateurs dans la production d'électricité, l'assainissement des eaux ou encore la construction et la gestion d'un palais des Congrès et d'un hôtel de luxe pour 560 millions d'euros (sans les avenants) pour un Congrès de 3 jours sur le gaz. Avec une chute de la production à 55 milliards de m3/an, notre pays n'a pas un seul m3 de gaz supplémentaire à placer avant au moins 5 ans si nous considérons la hausse de 10%/an de la demande nationale, les besoins gigantesques des projets d'unités d'ammoniac d'Orascom et d'aluminium, la stagnation de la demande mondiale. A tout cela, il faudra ajouter le retard enregistré dans l'achèvement des unités de Skikda confiée en 2007 et de gré à gré à Kellog Brown and Root (KBR ) dans des conditions que les milieux gaziers internationaux ont qualifié d'hallucinantes. La mégalomanie de nos plus hauts dirigeants n'a d'égale que la gabegie dans le présent cas d'espèce : l'Algérie présidera cette année le Forum des pays exportateurs de gaz (FPEG) tout simplement parce que ses membres ont adopté, il y a un an à Moscou, le principe de la présidence par ordre alphabétique tout comme pour l'OPEP. Cela a été présenté chez nous comme un grand acquis du retour de l'Algérie sur la scène internationale alors qu'à l'issue du vote pour le siège du FPEG, véritable indicateur du poids de chacun, notre pays n'a récolté que sa propre voix et a été classé bon dernier derrière le Qatar, la Russie et l'Iran. Les Algériens étaient en droit d'attendre que la raison reprenne le dessus après le scandale du nouveau siège du ministère de l'Energie et des Mines étouffé en 2005 et dont le coût représente l'équivalent de la moitié des réserves de change de l'Algérie en 1995. Cette fois-ci, dans un rayon de 500 m de ce siège, les mêmes responsables s'offrent une piscine olympique à 30 millions de dollars et le réaménagement de l'ancien court de tennis de Hydra pour près de 16 millions de dollars. De quoi combler un bon tiers des besoins nationaux – estimés à 130 millions de dollars – en chauffage dans des salles de classe d'écoles glacées et en cantines scolaires. Quatre millions d'enfants, soit un élève sur deux, n'ont pas encore droit au chauffage ni au repas scolaire qui reste la seule manifestation concrète de la solidarité nationale de nature à atténuer les insuffisances pédagogiques dues à la malnutrition. Cela représente également l'équivalent de plus de 2000 logements sociaux qui feraient le bonheur de milliers d'Algériens habitant dans des cités qui datent du Plan de Constantine, où le soleil n'entre que par effraction. Mais qui contrôle qui ? II suffit d'observer le fonctionnement de Sonatrach pour relever l'absence totale de contrôle a priori et posteriori sur les importations en équipements et services pour le seul secteur de l'énergie estimés à près de 10 milliards de dollars/an ces quatre dernières années. L'opacité et le secret qui entourent ces contrats ainsi que les permis de recherche et d'exploitation sont mieux gardés que ceux des contrats d'armement qui sont révélés aux Algériens, au moins et fort heureusement d'ailleurs, par les médias étrangers. Tous ces contrats et bien d'autres échappent à l'avis du gouvernement et au contrôle de la Banque centrale qui n'en est pas informée en temps réel, ce qui la dépouille de l'une de ses principales prérogatives, la bonne gestion des engagements financiers à l'égard de l'étranger. Elle fait preuve d'une impuissante mais non moins complice passivité. Les hydrocarbures perçus par l'Algérien comme le bijou de famille donnent le sentiment d'être gérés comme une entité offshore. On ne nous dit pas la réalité du rythme insignifiant du niveau de renouvellement des réserves – pour se conformer au principe d'éthique économique qui veut que nos richesses nous soient prêtées par nos enfants –, mais on nous propose le spectacle de la technicité destinée à décourager toute velléité de débat public et des chiffres que personne ne comprend ni ne peut vérifier, assénés avec autorité par des Texans de pacotille cherchant à nous ravaler au stade de l'indigénat intellectuel. Si l'on s'en tient à l'actualité récente, l'attitude du premier responsable du secteur, Chakib Khelil et patron réel de Sonatrach, s'offusquant de l'opportunité d'une enquête sur la gestion de l'unique revenu de l'Algérie comme d'une entreprise privée ou familiale, est tout autant irresponsable que scandaleuse. Il feint d'ignorer qu'il a une responsabilité au moins politique dans un scandale qui ébranle la douzième compagnie pétrolière mondiale et que lui-même n' a reçu une autorité déléguée par le peuple que pour veiller à la bonne gestion d'un portefeuille public pour une période déterminée. Sans plus ni moins. En fait, toutes ces opérations n'auraient jamais pu se faire si Chakib Khelil ne jouissait pas d'un soutien inconditionnel du chef de l'Etat et de quelques milieux des fournisseurs d'équipements pétroliers et gaziers de l'ex-Administration Bush. C'est pourquoi il décide sans consulter ni les représentants du peuple ni les organes consultatifs de l'Etat qui s'en accommodent d'ailleurs parfaitement et encore moins le gouvernement composé de deux collèges. Le premier jouissant d'un rang qui confère la condescendance autorisée par la proximité avec le chef de l'Etat. Le second est composé en grande partie de commis de l'Etat servant d'alibi technocratique ou faussement théocratique obéissant aux injonctions politiques et par conséquence justiciables par destination au gré des changements au sommet de l'Etat. Partenariat à l'algérienne et corruption croisée Les partenaires étrangers – avec des intentions et des fortunes diverses – savent parfaitement comment ça marche chez nous. Beaucoup ne viennent qu'après avoir installé leurs relais et réseaux de corruption, actionnent les centres de décision qui à leur tour instruisent par injonctions que les bureaucrates exécutent selon le cas par crainte, lâcheté ou cupide opportunisme. La grosse corruption issue du triptyque import-import-crédits bancaires douteux et hydrocarbures est derrière les gros contrats, mais habituellement peu visible et intouchable. Il reste alors celle en rapport avec les avenants qui représentent dans la norme internationale 10% du contrat, mais qui atteint chez nous, selon le cas, de 40 à 300%, selon les secteurs et la nature du projet. Le discours politique insiste en effet depuis 10 ans sur l'incontournable concours de l'Orient et de l'Occident comme si le développement était une exigence externe mais paradoxalement et à la moindre crise de liquidités ou d'un scandale de corruption, on les désigne comme responsables de nos tares comme s'ils nous avaient imposé notre nonchalance ou notre législation outrageusement plus libérale que celle du Japon. C'est d'ailleurs dans cet esprit que l'Accord d'association avec l'UE avait été signé en avril 2002 précipitamment et après une restreinte consultation pour donner corps à une imposture diplomatique : le retour de l'Algérie sur la scène internationale. Douze ans plus tôt, le gouvernement du président Zeroual, isolé sur le plan diplomatique et avec moins de 500 millions de dollars dans les caisses, avait jugé les conditions européennes défavorables à une économie nationale sous la triple contrainte du chômage, de la restructuration et de la très faible préparation à la concurrence des produits européens. C'est pourtant dans ce contexte de crise que la multinationale d'origine allemande, Henkel et l'un des leaders européens de fertilisants l'espagnol, Fertiberia, ont signé et exécuté des accords de partenariat avec l'Enad et Asmidal – les rares à ce jour – apportant la démonstration que seules la transparence et les garanties légales sont de nature à favoriser un authentique et durable partenariat. La corruption entre l'impuissance de l'état et la résilience du peuple Les deux précédentes démarches procèdent en fait de deux cultures politiques anciennes, divergentes mais dominantes chez nous : construire un pouvoir ou un Etat. La première démarche semble prévaloir, c'est pourquoi l'Algérie donne l'image d'un pays porté par une addition continuelle d'ambitions de réussite individuelle. Alors, le peuple, devant l'ampleur d'un phénomène systémique et institutionnalisé, se débrouille comme il peut et ne se demande plus pourquoi les institutions en charge du contrôle de l'argent public comme l'Assemblée nationale populaire, la justice — pourtant rendue en son nom — ou les services de sécurité chargés de la prévention du crime économique semblent dépassés par la nature, l'ampleur et les implications du phénomène. Ont-elles laissé faire selon le cas par manque de courage politique, d'intelligence ou de moyens ? Sont-elles outillées pour le faire et appréhender en temps réel la mutation de la corruption comme une des nouvelles menaces contre la stabilité nationale ? Souvent, elles s'en préoccupent quand le délit est déjà consommé alors que la force de toute institution organisée réside dans l'anticipation et la prévention. La corruption a également touché ces mêmes institutions qui ont assuré l'impunité à des personnes dont les actes relèvent sans aucun doute des tribunaux. Elles paient également le prix d'une trop forte immixtion dans la définition des orientations politiques partisanes et dans leur exécution. A force de vouloir s'occuper de tout, elles ne s'occupent de rien et le déficit de crédibilité de ces organes a accéléré la démobilisation de la société dans la lutte contre les innombrables formes de déviation. Les Algériens sont devenus sceptiques par expérience, ils appréhendent les procès à grand renfort médiatique des boucs émissaires et autres lampistes, car même quand ils sont fondés, ils visent souvent à discréditer la lutte contre la corruption et à protéger des donneurs d'ordre. Les cadres de l'Etat et du secteur public, honnêtes dans l'immense majorité mais fusibles par excellence, devraient apprendre pourtant à résister aux injonctions politiques et aux pressions des groupes occultes. Ils se préserveraient et rendraient service à la patrie. Beaucoup de scandales sont révélés dans l'esprit d'un règlement de comptes entre des groupes d'intérêt parfois par des gouvernements étrangers dont les entreprises se font la guerre dans une conjoncture de crise mondiale. La collusion de l'argent sale de la corruption et de l'informel, qui représente officiellement près de la moitié de la richesse nationale, avec des intérêts étrangers, est devenue une réalité en Algérie signalée de façon récurrente et grave par les institutions internationales spécialisées. Fait aggravant, nos partenaires occidentaux les plus proches et ceux du Golfe sont devenus de véritables machines à laver l'argent sale en provenance d'Algérie, des sortes de paradis fiscaux qu'ils combattent pourtant dès qu'il s'agit d'empêcher l'évasion fiscale chez eux. Conclusion : si le terrorisme a divisé la société, la corruption sous toutes ses formes risque paradoxalement de s'imposer comme un facteur de régulation socio-économique et c'est à ce titre qu'elle représente une sérieuse menace pour les droits humains et participe à éloigner les perspectives de l'instauration d'un Etat de droit en Algérie. Nous sommes passés allégrement de 1962 avec les excès populistes d'un président Ben Bella maoïste de circonstance, nationalisant les hammams et cafés-maures, à l'instauration d'une République de kleptocrates et de nouveaux riches accumulant mauvaise graisse et bonne conscience. Ils ont entaché de façon durable la crédibilité de l'indépendance de la justice, ont apporté la démonstration qu'aucune corruption n'est possible sans la couverture de l'autorité publique et créditent aujourd'hui l'image d'un Etat-Souk où tout se vend et s'achète. Le pire est qu'ils se transforment en une sorte de modèle social pour un peuple qui observe avec impuissance son honorabilité souillée par la corruption, mais que l'on convoque à chaque crise pour lui faire partager la pénurie et les sacrifices .