La problématique communément appelée dans les discours journalistiques et politiques «fuite de cerveaux», ou la migration intellectuelle dans le langage des sciences sociales, ne date pas d'aujourd'hui. Au contraire, elle est ancienne, ayant une relation directe aux types de dominations successives qu'a connues l'Algérie moderne, notamment depuis le XIXe siècle. Les contextes historiques de la migration intellectuelle algérienne avec toutes ses catégories et typologies depuis cette période du XIXe siècle sont différents et différenciés par les parcours et les trajectoires migratoires. Le point commun transversal entre ces contextes historiques coloniaux et postcoloniaux est la nature des dominations politiques et idéologiques holistes que ces intelligentsias ont subies en tant que postures sociales et porteuses de savoirs. Des dominations hégémoniques qui sont dans leur essence incompatibles avec les vocations réelles des intellectuels en termes de leur vocation professionnelle et statut social. L'absence, l'oubli et la crise du Sens On peut confirmer que la migration intellectuelle algérienne(1) malgré son importance numérique dans l'histoire et ses enjeux géopolitiques contemporains entre E(e)tats, qu'elle est restée jusqu'à nos jours, pour reprendre le langage de Abdelmalek Sayad, une catégorie-objet soumise au silence(2). Un silence problématique à la fois dans le champ politique et académique de l'Algérie indépendante, à l'exception de rares études sur commande de la tutelle de l'enseignement supérieur réalisées par certains universitaires. Il s'agit exclusivement d'une étude réalisée sur les boursiers algériens à l'étranger par un groupe de chercheurs au cread (Ali El Kenz, Mohammed Benguerna et Hocine Khelfaour)(3) commandée par le regretté Djilali Liabès, alors ministre de l'Education nationale à l'époque. Un autre rare document réalisé par Mohammed Ferhi sur la formation à l'étranger pendant les années 1970/1980 accompagné par des statistiques détaillées. Même le dernier recensement de population (RGPH) de 2008 n'a pas introduit cette dimension de la migration intellectuelle dans son questionnaire. Le CNES, Conseil national social et économique a réalisé deux documents publiquement accessibles (2003/2004) sur cette question mais avec des références statistiques générales et non précises inspirées des autres travaux réalisés par des pays étrangers, notamment de l'OCDE. La question de quantification de cette problématique n'a jamais été, intentionnellement parlant, y compris dans l'université, un objet construit avec un intérêt purement scientifique. Le problème devient problématique dans le sens où il y a un inconscient académique et un refoulé politique qui paralysent la genèse de l'intérêt scientifique et la volonté politique pour affronter cette dure et complexe réalité de l'histoire nationale qui touche la matière grise algérienne. Une histoire qui va se compliquer davantage pendant les années 1990, où des centaines d'universitaires, intellectuels, écrivains, journalistes… ont été assassinés et d'autres ont subi l'exil vers l'étranger ou un exil intérieur dans leur propre pays, l'Algérie. Faut-il signaler qu'aucune statistique officielle n'est disponible publiquement par les institutions respectives sur le nombre de compétences professionnelles algériennes qui ont quitté l'Algérie, surtout pendant les années 1990 pour s'installer dans d'autres pays plus attractifs. Cette absence de quantification va alimenter des spéculations journalistiques et politiques autour de cette problématique restée jusqu'à maintenant dans le silence total. Tellement la nature à horreur du vide, tout le monde peut être expert dans la matière, ce qui complique davantage la compréhension du phénomène en alimentant davantage l'absence et l'oubli. On peut confirmer que la problématique de la mobilité internationale des compétences algériennes n'est pas un problème de mesure, mais un problème de sens. Tant qu'on n'a pas d'indicateurs qualitatifs on ne peut pas mesurer. Tant que l'Université et les centres de recherche en sciences sociales ne produisent pas de connaissances accumulatives sur le sujet, la statistique ne peut que renforcer l'illusion de la connaissance sous forme d'une ignorance institutionnalisée sur la question. Au lieu de mésuser le réel, on crée de l'illusion sur la question, présentée comme savoir absolu, évident, indiscutable et légitime pour une large «consommation publique». Cette même illusion perdue prend une dimension mémorielle transgénerationnelle institutionnellement reconnue, empêchant par la suite toute forme de rupture à cette illusion ou d'adoption d'une démarche compréhensive de l'histoire réelle de la société. Les risques sont majeurs pour une société otage de ses antagonismes et contradictions sociales, tant que toutes les conditions sociales assurent la reproduction de ses propres illusions perdues sous forme de vérité absolue. Tous les fanatismes trouvent leurs origines dans cette posture de la mémoire non élaborée, incapable de se transformer en Histoire assumée. De ce point de vue, l'absent se transforme en objet désiré et fantasmé par des personnes comme le confirme la psychanalyse. Dans certaines conditions historiques, l'absent a ses fonctions sociales de remède face au vide et à l'absence de perspectives d'épanouissement social et politique. L'émigration intellectuelle algérienne trouve son sens dans cette perspective épistémologique de l'inconscient collectif. Ceci explique la formation structurelle des foyers migratoires, alimentant continuellement les prédispositions des algériens à l'émigration. Dynamique historique otage des deux ignorances Comment une «société d'Iqra» de croyance musulmane arrive à assassiner en «masse» ses intellectuels, notamment pendant les années 1990 ? Quel sens peut-on donner à cette fuite des compétences algériennes qui date depuis plus d'un siècle et demi ? Il s'est avéré que la période des années 1990 n'est qu'un aboutissement des déterminants socio-anthropologiques et idéologiques transgénérationnels, restés refoulés et soumis au silence par l'idéologie unanimiste imposée à la société depuis l'indépendance. La problématique de la migration intellectuelle algérienne est atypique vu son caractère structurel. Il ne s'agit pas de problèmes de salaire ni de logement, mais de la problématique de la confirmation de soi-même en toute liberté et du je pensant réflexif loin des contraintes communautaristes et idéologiques étouffantes à toutes démarcations autonomes, chères pour tout intellectuel jaloux de sa vocation professionnelle et de son identité personnelle. C'est la dynamique historique propre à la société algérienne caractérisée par un système social communautariste renforcé par une idéologie politique unanimiste depuis l'indépendance pour empêcher toute tentative de la formation des sujets-pensants et autonomes. Ces conditions structurelles empêchent la formation autonome du champ de la connaissance et de ses porteurs. Il ne peut y avoir d'intellectuels/intelligentsias/élites sans conditions préalables de liberté et d'autonomie. Même les sciences sociales en Algérie, censées être des sciences du sens et de la conscience ont été depuis les années 1970 domestiquées, incapables de rendre intelligible cette réalité socio-anthropologique algérienne que le regretté professeur Mohammed Arkoun a qualifiée sous forme de constat-catégorie d'analyse, fruits de la dynamique historique de l'Algérie et tout le Maghreb, en l'occurrence l'ignorance sacralisée et l'ignorance institutionnalisée(4). Deux déterminants anthropologiques qui prennent en otage toute dynamique historique réflexive où le sujet pensant, le soi-même réflexif autonome est posé au centre de toute dynamique historique nouvelle. La reproduction sociale autour de cette équation anthropologique (deux types d'ignorance arkounien) met entre autres les intellectuels(5) et tous les autres champs sociaux dans des postures d'externalité et d'aliénation à leurs propres histoires et à l'Histoire de toute la société. C'est dans ces conditions anthropologiques latentes que l'émigration algérienne est structurée pour toujours en «foyers migratoires dormants» sous forme d'une pépinière de compétences formées ou en formation, prédisposées à saisir toute opportunité à l'émigration. L'exil de l'intelligentsia algérienne et de ses retours sont déterminés par cette réalité anthropologique. Il ne s'agit pas de conditions économiques qui mettent cette dernière dans des situations d' auto-marginalisation et d'exclusion systématique, mais dans les conditions de reproduction historique de la formation des conditions sociales et idéologiques hégémoniques. Les modes référentiels et formes identitaires hégémoniques de type «Nous» sont par essence des conditions sociales réelles qui entravent l'émergence de l'intelligentsia autonome et de la structuration réflexive du champ intellectuel en Algérie. La réalisation de soi-même réflexif reste otage de cette reproduction sociale des deux types «arkounien» de l'ignorance. Libérer l'histoire, c'est avant tout connaître les conditions historiques de cette histoire en tant construction humaine. Le syndrome de la maladie du pouvoir Il s'agit comme, je l'ai souligné plus haut, d'une problématique complexe, loin de personnalisation des individus, des groupes sociaux ou des institutions. Il s'agit d'une dynamique historique propre à l'Algérie qui se trouve toujours piégée par ses propres contradictions et choix politico-économiques entamés depuis l'indépendance, loin de toute forme de concertations et partage de pouvoirs. Le syndrome de la maladie du pouvoir et de sa confiscation est un problème «algéro-algérien», trouvant sa signification dans cette équation anthropologique que j'ai soulevée en haut. Les intellectuels, écrivains, dramaturges, islamologues… qui ont tenté ou osé expliciter cette réalité anthropologique latente ont subi soit l'exclusion systématique ou l'assassinat (le cas des années 1990). La lutte est infernale. L'exil «intérieur» des intellectuels algériens dans leur propre pays et vers l'extérieur ne sont pas des choix libres mais une émigration subie. La structure du nationalisme comme pur produit de l'histoire du mouvement national se trouve après l'indépendance en crise de régulation et de médiation politique, puisque des pratiques politiques et idéologiques unanimistes sont imposées dès le départ. Des sociétés civiles savantes, d'universitaires, écrivains… qui se voulaient autonomes de leurs vocations professionnelles et identité personnelle se trouvaient systématiquement entre deux choix : être un organique ou un «exilique». Cette deuxième posture coûte très cher puisqu'elle a mis tous les intellectuels de lumières depuis l'indépendance dans un processus de marginalisation, de déprime, d'auto-marginalisation, de pénalisation… Bref, tous les noyaux durs des élites intellectuelles formées dans la douleur pendant la période coloniale et postcoloniale se trouvent incapables de s'autonomiser sous forme des ordres professionnels autonomes par rapport au politique dominant. Le résultat : on assiste actuellement à une crise aiguë dans toutes les professions intellectuelles. Les fonctions politiques de la rente pétrolière assurent le déguisement de cette crise et reproduisent systématiquement le piège historique : la régulation et la médiation politique par la violence. Diagnostics croisés comme remède Toute mesure passe avant tout par des diagnostics croisés sérieux et une évaluation par des élites intellectuelles et politiques qui sont alimentées par le bon sens et l'éthique dans leurs pratiques professionnelles respectives. L'urgence ne règle pas les problèmes complexes. Complexe par une dynamique nationale, régionale et internationale. Il y a un marché mondial des compétences qui ressemble à un marché international des sportifs de haut niveau. Ce n'est pas par un discours politique volontariste que le problème sera résolu. Tout est lié à la symbolique politique, à la notion de l'autorité politique et volonté de modifier la raison d'Etat qui se caractérisée toujours par une maladie du pouvoir et de sa confiscation. Plus d'ouverture, de liberté d'entreprendre et de gouvernance transparente et participative feront peut-être graduellement l'affaire, au moins pour stabiliser l'existant, puisque les retours sont liés au préalable à cette dimension nationale algéro-algérienne. De ce point de vue, la méconnaissance de l'ampleur et les impacts de cette problématique, beaucoup relatée notamment par la presse privée algérienne amplifient davantage l'aliénation de toute la société à son histoire. Il s'agit de toute une mémoire, imaginaire et culture orale qui vont s'instaurer comme une dépendance pathologique à son passé et comme une inertie collective mettant sa substance intellectuelle collective dans un transcendantal historique. Du coup, des phénomènes sociaux vont se reproduire inconsciemment par l'ensemble des groupes sociaux d'une manière transgénérationnelle. Tant que les mécanismes de domination politique holiste persistent, ils mettront toujours l'ensemble les personnes dans des postures de «mises en scène», faute de conditions d'être soi-même collectivement reconnu et politiquement institué. 1)- Khaled Karim, «La mobilité forcée des intellectuels algériens». El Watan -Idées-Débats- du 07-11-2009 2)- Il s'agit des rares analyses sociologiques sur la migration intellectuelle algérienne dans ces contextes historiques réalisées par le professeur Aïssa Kadri, entre autres «Générations migratoires : Des paysans déracinés aux Intellectuels «diasporiques», Revue Naqd, n°26/27, 2009 3)- Je rends hommage à cet éminent sociologue des sciences, des cadres et des élites professionnelles mort le 30 mars 20 13 dans un anonymat presque total. Ses passages au CRASC et au CREAD ont été une valeur joutée pour ces centres de recherche, respectivement en anthropologie et en économie 4)- Khaled Karim, «Mohammed Arkoun : Une lumière entre l'ignorance sacralisée et l'ignorance institutionnalisée», El Watan – Idées-Débats- du 20-09-2010. 5)- KhaledKarim, «Exil et errance des intellectuels algériens», El Watan- Idées-Débats- du 04-07-20 II