Quand l'émotion sera retombée, les souvenirs et la reconnaissance succéderont à la tristesse. Musiciens et profanes mesureront alors l'immensité du vide laissé par le Maître. Notre propos ici n'est pas de retracer sa vie, ces colonnes n'y suffiraient pas. Nous voudrions simplement rendre hommage à celui qui était un père aimant pour ses enfants et un maître dévoué pour ses élèves et disciples. Un maître qui aura formé et marqué des générations de musiciens. Un cheikh au fort caractère qui aura suscité de nombreuses polémiques. Ahmed Serri avait consacré son temps et son énergie à l'enseignement de la musique, souvent au détriment de sa vie familiale. Il voulait sauvegarder, promouvoir, transmettre, pérenniser l'art ancestral hérité de ses maîtres et de sa Casbah natale, berceau d'une civilisation à la culture millénaire. Tous ceux qui eurent la chance de le côtoyer garderont le souvenir de dizaines d'anecdotes et d'événements liés à un voyage, un concert ou simplement une mélodie. Une année, El Djazaïria El Mossilia, qu'on ne peut dissocier du maître, était invitée en Andalousie pour le 1200e anniversaire de la mosquée de Cordoue. Parmi les présents, Abderrahmane Djilali, Sid Ali Benmerabet et Ahmed Serri, désormais tous partis ! C'était l'heure de la prière de l'après-midi (asser). C'est alors que Abderrahmane Djilali demanda à Ahmed Serri de faire l'appel à la prière. Un demi-cercle fut formé et dans l'immensité de la Grande Mosquée de Cordoue, la voix de cheikh Serri s'éleva dans un adhan doux et puissant à la fois, profond et mélodieux. L'écho des murs douze fois centenaires retentit encore dans nos esprits. Les yeux fermés, nous remontions le temps et l'histoire, portés par la voix divine de l'immense artiste. Quand le maître prit les commandes de la classe supérieure de la doyenne des associations, il chamboula les habitudes et la porta au sommet de l'art musical durant les années 1970 et 1980. Fort de ce qu'il avait appris, il imposera une nouvelle tendance dans l'orchestration. Ahmed Serri avait compris depuis longtemps que le mode d'interprétation de la musique andalouse devait évoluer, car il savait que ce patrimoine avait déjà évolué au fil des siècles. Il innovera aussi dans le chant de chorale en s'appuyant autant sur les voix masculines que sur les voix féminines de plus en plus nombreuses et dont il fera inlassablement la promotion. C'est grâce à sa persévérance que les femmes ont obtenu le droit de chanter les qçaïd à caractère religieux dans l'enceinte du mausolée de Sidi Abderrahmane, le patron spirituel d'Alger, le jour des festivités du Mawlid Ennabawi Echarif. Ainsi, depuis quelques années, la coutume a évolué et les dames y sont les bienvenues. Dans son enseignement, le maître tenait particulièrement à la précision et à la rigueur. Il faisait parfois preuve de sévérité quand l'apprentissage d'une pièce musicale tardait. Pas question d'avoir des pupitres sur scène ! Quelle que pouvait être la longueur d'un programme, les musiciens et chanteurs qu'il dirigeait ne devaient compter que sur leur seule mémoire et, malheureusement, tous n'avaient pas la même que lui, étonnante, sinon prodigieuse. A la veille d'un spectacle, il ne tolérait aucune erreur, et même si la perfection ne pouvait être atteinte, il fallait s'en approcher au plus près. D'ailleurs, les succès enregistrés lui donnaient souvent raison et le confortaient dans ses décisions. Sa contribution à l'ascension progressive et régulière d'El Djazaïria El Mossilia restera mémorable. Quand il pensait un nouveau programme qu'il voulait plus léger que la grande nouba classique, cheikh Serri n'hésitait pas à innover en mélangeant les sonorités et les rythmes différents des trois grands pôles musicaux que sont Tlemcen, Alger et Constantine. Cette pratique qui participa au succès de l'association fut gentiment décriée par plus d'un. Elle est devenue courante de nos jours. Les soirs de concert, le Tout-Alger se pressait aux portes des salles de spectacles. Le succès de l'association algéroise générera de nouvelles associations au point qu'aujourd'hui il en existe plus d'une dizaine rien qu'à Alger et sa périphérie et tant d'autres dans le pays. Certains de ses élèves créeront à leur tour leur propre association, tant en Algérie qu'à l'étranger, et il en était fier. Le flambeau passait à la génération suivante et ne s'éteindrait pas. Le maître avait «fait son travail», comme il aimait le dire lui-même. Ahmed Serri avait une telle passion pour son art que pour rien au monde il ne l'aurait galvaudé. Il lui arrivait de refuser certaines invitations protocolaires, et en particulier les dîners-concerts, arguant du fait qu'on ne pouvait apprécier musique et poésie en s'abandonnant aux saveurs d'un repas. Là encore, les réactions ne manquèrent pas, mais il y était habitué… Homme à la très forte personnalité, il aura marqué son temps de mille façons, laissant une empreinte indélébile sur la pratique musicale algéroise. Il a ainsi provoqué de nombreuses polémiques en signant des arrangements de son cru et en apposant sa signature sur quelques pièces du patrimoine revues à sa façon. Il a mis à profit ce que lui avaient appris ses maîtres et adapté l'interprétation pour l'amener vers le futur. Ahmed Serri est celui par lequel de nombreux changements se sont produits. Il y a eu un avant-Serri. Désormais, il y aura un après-Serri. On peut penser qu'il suscita involontairement de nombreuses vocations, car comme jamais auparavant on aura vu apparaître autant de propositions d'arrangements et d'adaptations de la musique andalouse que ces vingt dernières années. Il appartiendra bien sûr au temps de retenir les meilleures. Avec Abdelkrim Dali, Ahmed Serri restera celui qui a véritablement légué un important héritage : des recueils de poésie, de nombreux enregistrements commencés déjà dans les années cinquante, pour finir par une œuvre monumentale, un coffret de 45 CD* ainsi qu'un dernier livre paru en 2015 aux Editions Geuthner à Paris, dans la collection Les grands maîtres de la musique andalouse – Ahmed Serri, La San'a d'Alger, de Fayçal Benkalfat. Le tout représente des décennies de travail ininterrompu, de révisions et de répétitions dont il ne s'est jamais lassé tant il avait à cœur de transmettre pour que la relève soit assurée. Quand le jeune Ahmed Serri fit son premier passage public, le 26 décembre 1948, avec le grand orchestre de la Radio sous la direction de Mohamed Fekhardji, qui n'acceptait pas les variations vocales ou instrumentales, il se passa quelque chose et plus rien ne fut jamais pareil. Mahieddine Kamel Malti dira de lui : «Ahmed Serri bousculera les traditions séculaires d'un chant grave, presque assourdi, il ajoutera l'éclat et la chaleur de la jeunesse aux inflexions trop discrètes de ses aînés.» L'éclat de cheikh Ahmed Serri rayonnera désormais sur Alger et sur l'ensemble du patrimoine musical national. Sa lumière ne s'éteindra jamais. Qu'il repose en paix, tandis que sa voix et son talent nous accompagneront encore.