La défiance qui caractérise les relations entre un certain nombre de pays occidentaux, en particulier les USA et les populations arabes depuis le 11 septembre 2001, ne cesse de produire des réflexions et des recherches scientifiques sur les changements advenus dans ces rapports complexes et tumultueux. Le Centre d'études stratégiques de l'université de Jordanie vient de rendre publique une enquête que ses chercheurs ont menée avec l'aide d'universitaires d'autres pays voisins, dans cinq pays arabes : l'Egypte, le Liban, la Syrie, la Palestine et la Jordanie. A des degrés divers, ces cinq pays sont directement concernés par le conflit israélo-palestinien et les attitudes politiques de leurs habitants à l'égard de l'Occident en sont profondément affectées. Le titre de l'enquête « Retour à la Rue arabe : recherche de l'intérieur » est révélateur de ce désir de sonder les opinions publiques arabes au moment où seule la voix des dirigeants et les images des télévisions pseudo indépendantes se font entendre. C'est précisément ce qui rend si instructive cette étude qui s'attache à fournir une analyse actualisée des convictions et perceptions qui prévalent dans l'opinion publique arabe hors médias. Machreq-Occident : les différences L'enquête confirme que beaucoup d'Arabes perçoivent parfaitement les différences entre les cultures et les sociétés du Machreq et de l'Occident. Elle montre en tout cas que leurs opinions sont beaucoup plus nuancées et complexes que les études (en majorité anglo-saxonnes) sur la région ne le laissent croire. En particulier, l'étude attribue la réaction des Arabes vis-à-vis du monde occidental, plus spécifiquement les Etats-Unis d'Amérique, à la politique étrangère dans la région. Dans les cinq pays sondés, des citoyens arabes ont été sollicités pour donner leur opinion et leurs sentiments à l'égard de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et de la France. D'emblée, il paraît clair que les personnes interrogées sont loin de percevoir l'Occident comme un ensemble homogène. Elles ont mentionné des différences majeures entre les pays, surtout sur le terrain politique. Ainsi, le public arabe a une image beaucoup plus positive de la France que des USA ou du Royaume-Uni. Cette différence d'appréciation est évidemment due, selon les chercheurs, à une perception plus amicale de la politique française au Moyen-Orient. La France est perçue comme un pays qui défend la démocratie et les droits de l'homme, mais sans vouloir imposer ses vues aux autres. A contrario, les Anglo-Saxons sont accusés de défendre leurs intérêts et de violer les droits des individus lorsqu'ils ne sont pas occidentaux. Autre constat important : contrairement à ce que les Américains ont pu voulu croire, beaucoup avouent leur considération pour un certain nombre de valeurs fondatrices des sociétés occidentales. Mais surtout, les enquêteurs affirment que les opinions publiques arabes ne perçoivent pas de tension culturelle ou religieuse entre le monde arabe et l'Ouest. Contrairement à ce qui se dit ou s'écrit souvent, le public arabe ne ressent pas les conflits actuels comme une bataille entre des croisés et les musulmans. Dans leur majorité, les personnes sondées affirment ne pas croire en un « clash des civilisations ». Dans le même temps, elles expriment leur désaccord avec la politique étrangère des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne et voient dans ces politiques les sources du sentiment anti-américain. L'étude s'est également intéressée aux attitudes de la rue arabe en ce qui concerne les rapports entre l'Islam et la politique, la définition du terrorisme, ainsi que le rôle des télévisions arabes par satellite dans la formation des opinions publiques de la région. Elle note que les jeunes, en particulier les étudiants et de larges échantillons de la population, regrettent que les occasions offertes au rapprochement ne soient mieux saisies par les puissances anglo-saxonnes. De ce fait, le sentiment d'insatisfaction se renforce dans la jeunesse arabe et l'attrait pour la culture américaine continuera à s'émousser, à moins d'une évolution sensible des politiques étrangères en Irak et en Palestine. La rue arabe reconnaît ne pas avoir une connaissance précise des cultures et des sociétés des trois pays choisis, mais elle est choquée par le fait que les politiques des Américains et de leurs alliés ne reflètent que très peu les valeurs que ces puissances professent, dont le libéralisme, la liberté individuelle, la démocratie et le progrès technologique. Les Arabes pensent souvent qu'en dépit de ces valeurs qu'ils respectent, les Occidentaux partent souvent en guerre pour cacher les dangers qui guettent leur société. Ils pensent que les sociétés arabes protègent plus la famille et les traditions, mais avouent que la corruption financière et administrative est beaucoup plus présente que dans les pays de l'Occident. L'extrémisme religieux : un danger interne Quant à l'extrémisme religieux, l'enquête semble montrer que si les Arabes le considèrent comme un danger interne, ils restent persuadés que le fanatisme est un problème qui concerne également l'Occident. Beaucoup gardent en mémoire les références évangélistes de l'équipe Bush pour justifier ce qu'ils considèrent comme une guerre de pillage des richesses de l'Irak. Ils ne croient pas que la guerre en Irak puisse mener à la démocratie et à l'amélioration des conditions de vie des Irakiens. Rejetant l'argument religieux, les personnes interrogées pointent le doigt vers le rôle du « lobby sioniste » qu'ils considèrent comme le moteur principal de la politique américaine au Moyen-Orient dans laquelle le soutien aveugle à Israël leur paraît relever d'un fanatisme sectaire. L'étude s'est aussi penchée sur « l'effet » El Djazira qui voudrait que la mauvaise perception de l'Occident anglo-saxon n'est que le résultat des couvertures des événements par les sky-channels arabes. Les enquêteurs pensent que prendre ces chaînes comme boucs émissaires ne fait qu'obscurcir davantage les vraies causes du mécontentement arabe. Enfin, les Arabes questionnés proposent une définition du terrorisme radicalement différente de celle propagée par l'Occident. Ils voient souvent les groupes qui utilisent la violence, à travers un filtre politique qui justifie ces actes comme des « réponses à des menaces ou agressions provenant le plus souvent des USA et d'Israël ». Ils font une claire distinction entre terrorisme et droit à la résistance contre l'occupant. Cette divergence dans l'interprétation du terrorisme est identifiée par les enquêteurs comme une des raisons cruciales du rejet de l'Occident, anglo-saxon du moins. Ces frustrations grandissantes ne semblent pas pouvoir s'atténuer sans un changement notable dans la politique étrangère anglo-américaine. Et pourtant, beaucoup souhaitent de meilleures relations avec les pays de l'Ouest. Les nouveaux espoirs de paix au Moyen-Orient pourraient alimenter ce vœu tandis que la rue arabe s'exprime à nouveau à Beyrouth.