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Berbères sans frontières : Le Sud-Est, ce Maroc des oubliés
Publié dans El Watan le 23 - 04 - 2016

Elles marchent pliées sous une charge de bois mort ou de l'herbe fraîchement coupée pour leurs bêtes. Ces images de paysans voyageant à dos de mulet ou de baudet le long de pistes poussiéreuses vers des villages de terre qui se fondent dans le paysage sont les premières que l'on recueille en arrivant dans le sud-est, un vaste territoire déshérité que l'on appelle localement Assameur. Administrativement, cette région est celle de Dra Tafilelt qui regroupe les provinces de Figuig, Zagora, Ouarzazate, Tinghir et Errachidia.
«C'est la plus vaste en territoire et la plus pauvre économiquement», résume Mhand Mimouni, ingénieur de l'Académie régionale de l'enseignement et de la formation et activiste amazigh, venu de Meknès. C'est lui qui doit nous convoyer jusqu'à Alnif, où doit avoir lieu un gala en hommage à Omar Khaleq, dit Izem, le militant amazigh assassiné fin février dans l'enceinte de l'université de Marrakech. Pointant du doigt vers la chaîne montagneuse du Haut-Atlas qui se dresse comme une gigantesque muraille au nord, Mhand dit pensivement : «Le Haut-Atlas est une barrière entre le Maroc utile et le celui des oubliés.
Même les nuages ne passent pas de ce côté-ci du territoire marocain.» Il poursuit : «Deux grands axes ont été développés par le Makhzen ces dernières années : l'axe Tanger-Kenitra-Rabat-Casa-Marrakech, et l'axe Meknes-Fes. Le reste est aux oubliettes.» Difficile de ne pas leur donner raison quand on quitte Ouarzazate, qui affiche fièrement son nouveau statut de grand studio du cinéma mondial et qu'on s'enfonce dans les vallées des vieux ksour, ces beaux villages tout en pisé qui attirent les touristes en quête d'authentique ou d'exotisme.
Arrivée à Alnif en fin de journée. C'est un vieux ksar en pisé, un village plus ou moins moderne tout autour et une oasis. Sur l'immense esplanade où se tiennent habituellement fêtes, galas et mariages collectifs, la scène du gala est déjà dressée. La voix d'Oulahlou tonne déjà à travers la sono. L'ambiance est chaleureuse. Hommes et femmes se côtoient sans vraiment se mélanger dans un respect total. Les discours politiques se suivent pour dénoncer la mort d'Omar Izem et appeler à la mobilisation. Artistes kabyles et marocains se produisent ensemble, comme Omar Tawarguit et Amar Amarni, ou séparément comme Oulahlou, considéré ici comme une superstar au vu de l'accueil du public. A la fin du gala, c'est une longue séance de photos souvenir qui attend l'artiste dont la dimension maghrébine est bien établie depuis des années.
Tadighoust est un exemple de ces contrées reculées du Sud-Est. Un village et une palmeraie à une vingtaine de kilomètres de Goulmima, sur la route des gorges de Gheris. Mercredi, jour de marché. Belle occasion de faire une virée dans le souk coloré et animé de la localité. Premier constat : le marché est mixte. Hommes et femmes se côtoient tout naturellement le long de l'allée principale où les marchandises sont étalées à même le sol sur une bâche ou un tissu.
On se croirait dans la Kabylie des années 1960. A commencer par ses rangées de mulets, de chevaux et de baudets attachés aux eucalyptus qui bordent la route. Intriguée par notre accent, Khalti Rabha, une sympathique femme au sourire charmeur, qui nous prend pour des gens du Rif, veut en savoir davantage sur nos origines. Elle nous offre des mandarines. Les femmes portent une sorte de voile noir avec des motifs rouges. «Cela remonte à loin, aux temps de la shiâa», nous expliquent Roqiya et Zaïd, deux étudiants qui prennent le temps de flâner au souk. Peu de touristes s'aventurent jusqu'ici. Nous sommes loin des cohortes de Marrakech ou Agadir.
Un territoire de patrimoine et de culture
Cette région reculée a abrité pendant longtemps toutes les oubliettes et les bagnes de sinistre mémoire du défunt roi Hassan II : la prison de Tazmamart, celle de Kalaât Mgouna, Aghbalou n'Kerdous, etc. «Le Makhzen a surtout construit des prisons et a fait de cette région une poubelle de prisonniers», dit Moha Mallal, chanteur, peintre, artiste engagé et figure culturelle bien connue du Sud-Est. «La nature est sévère, souvent impitoyable.
Ce n'est pas seulement l'Etat qui nous a marginalisés, mais devant nous il y a cette immense barrière (le Haut-Atlas) qui nous sépare du Maroc humide, du Maroc utile. Le sud-est est un territoire de patrimoine, d'identité, de culture, mais pas d'économie», résume Moha que nous avons rencontré dans la ville d'Errachidia.
C'est également une terre d'émigration et chaque foyer compte deux ou trois émigrés en Europe. Mounir Kejji, homme des médias et activiste bien connu dans le milieu amazigh, ne mâche pas ses mots : «Un chemin de fer entre Agadir et Errachidia serait facile à faire et contribuerait quelque peu à rompre l'isolement de la région, mais cela n'a pas été fait. C'est pourtant une région riche en ressources minières. Il y a la mine d'argent d'Imider et la mine d'or de Tiouit. Malgré ces richesses, la région est exclue de tout programme de développement socioéconomique. L'oligarchie bourgeoise de la ville de Fès a fait main basse sur les ressources et les richesses de la région à travers les sociétés qu'elle dirige», estime-t-il.
Pour nos amis militants du Mouvement culturel amazigh (MCA), l'avènement du nouveau monarque a quelque peu changé la donne. Dès son arrivée, celui-ci aurait tenté de se réconcilier avec les «autochtones» en programmant une première sortie historique dans la Rif, cette région berbérophone frondeuse où son auguste père a laissé des souvenirs plus qu'amers. «M6 tente toujours d'acheter la paix sociale et le Rif a bénéficié d'importants projets de développement», dit l'un des militants. Par contre, les provinces du sud ont été délaissées. «C'est pourtant ici que l'on retrouve la majorité des 22 000 victimes dûment recensées par la commission ‘‘Equité et réconciliation'' chargée de faire le bilan de Hassan II et de tourner la page des violations des droits de l'homme», estime Mounir.
Le territoire des fiers Aït Atta
Aujourd'hui, la région est toujours marginalisée mais elle reste farouchement rebelle. C'est le territoire de la grande tribu des Aït Atta, longtemps restée insoumise. Les Aït Atta est l'une des plus grandes confédérations berbères connues. Sédentaires ou nomades, ces tribus habitent le Djebel Saghru dont l'immense territoire s'étend entre le Haut-Atlas et l'Anti-Atlas. «Ils sont organisés en cinq grandes tribus comme les doigts de la main», dit Omar qui officie comme guide.
Et chaque année ils élisent un «amghar oufella», un chef suprême, pour un mandat d'une année non renouvelable. Selon la légende, les Aït Atta se réclament d'un lointain ancêtre appelé Dada Atta qui aurait trouvé la mort dans un combat contre un clan des Beni Maakil, lors des invasions hilaliennes. Comme témoignage de leur bravoure légendaire, les Aït Atta célèbrent, aujourd'hui encore, la bataille de Bougafer qui les a opposés à l'armée française en 1933.
Deux mois d'un combat sans merci entre un millier de guerriers berbères faiblement armés contre des troupes composées de 80 000 hommes épaulés par l'artillerie lourde et l'aviation. 25 officiers français y ont trouvé la mort, dont le fameux capitaine Bournazel surnommé «le diable rouge». Le 25 mars 1933, Assu u Basslam, le courageux chef qui dirigeait la révolte, se rend sous les huées des femmes qui voulaient continuer la bataille jusqu'à la mort. Sur la route d'Alnif, non loin d'Imi n Tizi, nous passons tout près du lieu de la dernière bataille sans pouvoir marquer un arrêt, faute de temps.
Notre arrivée au Maroc coïncide avec la mort du militant berbériste Omar Khaleq à l'université de Marrakech. Agressé par des étudiants «affiliés au Polisario», dont il dénonçait le régime de faveur octroyé par le makhzen afin de les récupérer, Omar a succombé à ses blessures après plusieurs jours dans le coma. Ses funérailles à Ikniwen, son village natal, donnent lieu à un très vaste rassemblement. La mort de Omar ranime la contestation des Amazighs du Sud en lutte contre une double exclusion, économique et culturelle.
Une vague de manifestations dénonçant cet assassinat traverse toutes les localités berbères, secoue Tiznit, Kalaât Mgouna, Meknès, Agadir, Tinghir, avant d'arriver devant le Parlement de Rabat. «Les autorités voulaient l'enterrer le soir même pour éviter les rassemblements», dit Mounir Kejji, activiste amazigh et homme de média. Omar devient très vite un martyr de la cause amazighe, sa tombe un lieu de pèlerinage. Sa mort fédère désormais tout le Sud-Est et le prépare à de nouvelles luttes.


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