L'affaire dite désormais El Khabar-Cevital vient d'être encore renvoyée au 25 mai au motif que les avocats du ministère de l'Information — qui a introduit une action en référé pour invalider une opération commerciale concernant deux acteurs privés — doivent étudier le mémoire en réplique de la défense des deux contractants. Il n'est pas indifférent de relever qu'à ce jour, l'on n'a pas vu le même ministère réagir à des transactions engagées sur le champ médiatique dans des conditions autrement plus contestables en termes de droit et condamnables au regard de la morale publique la plus élémentaire. Ces audiences à répétition ne manquent pas d'indisposer et… d'inquiéter. Non que les tergiversations de nos tribunaux soient une nouveauté, la soumission de l'institution judiciaire aux injonctions occultes étant une de ses marques de fabrique les plus constantes et les plus avérées. En l'occurrence, le malaise vient de ce que le pouvoir politique — ou ceux qui se sont mis en situation de se saisir de ses prérogatives le temps de cette manipulation — laisse à penser que la décision, motivée par des sismicités politiques peu avouables, a été prise dans une impulsivité qui fleure l'intrigue et la rapacité caractérisant les cours de fin de règne. Cet amateurisme est symptomatique d'une improvisation stratégique dans un contexte où tout peut advenir. C'est pour cela que la manigance préoccupe autant par ses apparences burlesques que ce dont elle est signifiante. En principe, un ministre qui actionne la justice dans un dossier de presse — sujet sensible s'il en est — est supposé avoir suffisamment ajusté son coup pour ne pas éprouver le besoin de se faire octroyer un autre délai en vue de vérifier si son initiative est conforme à la loi ; la riposte étant habituellement un attribut de la défense qui, elle, peut être surprise — et en la circonstance, c'est le cas — par la rapidité, l'illégalité et la brutalité de l'action gouvernementale. Dans le cas d'espèce, c'est une fois le coup de feu parti que les tireurs semblent chercher leur cible : le groupe El Khabar, coupable d'avoir tenté, vaille que vaille, de maintenir une certaine éthique dans un environnement informatif livré au populisme, les segments de la presse privée restés indociles et qui s'entêtent, malgré moult entraves, à cultiver une certaine indépendance d'esprit dans un pays promis à la congélation politique. Le groupe Cevital dont la réussite défie les chausse-trappes et les abus d'autorité soulignant, par ricochet, l'incurie de la gestion des officiels, son patron auquel on prête des ambitions politiques, étant entendu que le sujet est une chasse gardée. Le dossier ayant résonné dans l'opinion nationale et internationale avec fracas dépasse maintenant ses auteurs, d'où les hésitations politiciennes et les bricolages judiciaires qui voient les donneurs d'ordre s'en remettre aux prolongations à rallonge, comme le ferait un arbitre douteux qui appréhende d'affronter le public une fois sifflée la fin d'une partie dont il a violé les règles et faussé les résultats. Selon des indiscrétions du sérail, il s'avère, en effet, que les affidés qui sont montés les premiers au créneau sont ceux-là mêmes qui, ayant renoué avec les nouveaux maîtres des Services spéciaux, ne désespèrent toujours pas de maintenir le pays dans les obsolescences doctrinales et les archaïsmes institutionnels avec leurs scories économiques et financières ainsi que les avantages indus qui les accompagnent ; système béni où l'on pérore à longueur de mois, d'années et de décennies sur les vertus d'un ordre politique qui offre le confort que procurent les oukases de la décision solitaire sans avoir à répondre de ses turpitudes. On se congratule dans un entre-soi sectaire et misérable et on se rassure comme on peut, quitte à se discréditer un peu plus et à prendre le risque de se désigner comme un gibier de potence de choix à l'heure du changement. On assure redouter «la concentration médiatique» alors qu'on a été acteur et bénéficiaire patenté de la privatisation clanique des titres publics ; on s'adosse à un syndicat qui vaut plus par les affaires glauques qui s'y traitent que par le nombre de ses adhérents ; on glorifie un patronat bazarisé qui revendique ouvertement le monopole de la captation des marchés publics par le gré-à-gré et on absout des ministres qui sont dans le sas de la justice internationale. Enfin, et c'est là la manifestation d'une gouaille rédhibitoire, on clame son indignation devant les perturbations que fait planer «un groupuscule local sur la Kabylie» tout en se prosternant devant une secte qui, elle, a mis en coupe réglée l'Algérie entière. Voilà donc les gnomes qui se posent en modèles nationaux et s'autoproclament indétrônables décideurs d'Etat, en droit de juger du sort du meilleur média arabophone et compétents pour évaluer les activités du premier entrepreneur privé, second contribuable algérien après Sonatrach. L'inversion des valeurs tient lieu de norme politique officielle. On atteint les frontières critiques de la décadence. L'histoire a souvent témoigné que tutoyer ce genre de tangente n'a jamais été de bon augure pour l'avenir immédiat des peuples. La tempête arrive à grands pas, elle sera rude et gare aux tangages. Affolés par les abysses d'une crise qu'ils ont créée et longtemps niée, ces insubmersibles de la pensée unique, addicts de la langue de bois et carburant par le détournement de la rente, s'emploient à étouffer un groupe de presse arabophone singulier qui, au prix d'efforts quotidiennement renouvelés, a pu se démarquer des lignes éditoriales débilitantes adoptées, hélas avec morgue, par la plus grande partie de ses confrères de langue. Vigilants, les rentiers redoutaient, à raison, une synergie entre des organes d'information autonomes et crédibles de large audience et la performance économique ; deux hantises des apparatchiks qui entendent accélérer le naufrage des couches populaires — majoritaires et inaccessibles aux médias francophones — par la désinformation. Ceci expliquant cela, ils se montrent également résolus à voiler le succès et les avancées que génère une économie de production ; pratique culturelle vécue comme une condamnation sans appel de politiques d'Etat qui ont invariablement abouti, depuis l'indépendance, à des résultats inversement proportionnels aux moyens mobilisés. Insupportable et humiliante comparaison. Les innombrables abus administratifs opposés à l'extension du groupe Cevital avaient vocation à freiner la dynamique d'un opérateur qui refuse le diktat de la clientélisation dans le management de la production de richesse. Tous ces dépassements ne semblent pas avoir porté leurs fruits puisqu'en dépit de tout, ce groupe se maintient et, mieux, il se développe à l'international. L'obstruction qui vise, aujourd'hui, à faire capoter le rachat de la majorité des actions du groupe El Khabar n'est, chacun le sait, pas légale. Elle n'est pas légitime : nombre de sous-traitants du pouvoir disposent de titres de presse dont plusieurs, eux aussi de droit étranger, évoluent en dehors des lois en vigueur sans même s'acquitter de leurs obligations fiscales. Personne n'a pensé à eux. Au contraire, ils sont l'objet de sollicitudes et de subsides indirects qui sont une spoliation du Trésor public. Si on ajoute à cette obscure cabale le fait que le postulant à la recapitalisation du groupe El Khabar est un Kabyle qui n'est pas frappé par l'obsession du maquillage de ses origines qui habitent les KDS (Kabyles de service), on mesure mieux la portée de l'affaire en cours. D'où, d'ailleurs, le zèle manifesté par ces derniers pour exécuter une autre «sale besogne», eux qui sont toujours prompts à prouver qu'ils savent se démarquer de leurs «épineuses racines» pour, croient-ils, mériter leur intégration mafieuse par le reniement. On le voit, les enjeux de ce conflit dépassent largement les arguties judiciaires du ministère de l'Information dont, du reste, les experts ont tôt fait de démontrer la vacuité et l'insanité. Moment de grande vérité algérienne, le feuilleton El Khabar décrit en un seul et unique scénario les séquences et les mécanismes d'une déchéance qui a conduit le pays à une tragique impasse. Et dans une conjoncture propice à tous les dérapages, ce funeste message doit être appréhendé avec la plus grande gravité. Télécommandée, l'attaque du ministre de la Communication, relayée par son collègue de la Justice, est clairement destinée à un double objectif : 1) faire diversion sur l'agonie d'un pouvoir sans visage ni vision ; 2) priver l'Algérien d'une communication saine, dans une période de grande incertitude, en soustrayant à son regard des secteurs essentiels à l'harmonie et à la stabilité de la vie nationale, domaines proscrits dès lors que les parrains ne parviennent pas à y imposer leur emprise. Redoutables pédagogies pour les despotismes, en politique comme en économie, les alternatives transparentes et démocratiques s'opposent, frontalement et par essence, à la prédation et au népotisme. Elles doivent être impérativement bloquées ou, à défaut, tenues loin de l'appréciation de l'opinion car elles sont incompatibles avec l'existence d'un système, d'autant plus primaire et maladroit qu'il se sait atteint par une irrémédiable sénescence et dépourvu de son seul vrai capital : le prix du baril. Cette réaction en dit long sur les intentions et les priorités des autocrates quant au destin qu'ils réservent au pays à court et moyen termes. En cela, le dossier El Khabar est d'abord un vrai problème politique. En tant que tel, et au-delà des protagonistes, il concerne et implique le citoyen. C'est d'abord et avant tout à ce titre qu'est émise cette alerte.