Le 23 juin dernier, nous apprenions par la presse que Son Excellence l'ambassadeur de France avait remis aux Archives nationales des copies d'archives diplomatiques françaises couvrant la période coloniale (1954-1962). On ne saurait que le remercier. Toutefois, il était précisé que M. Chikhi, directeur général des Archives nationales, à la question de savoir quand ces archives seront mises à la disposition des chercheurs, a indiqué s'atteler, en premier lieu, à confectionner un instrument de recherche qui permettra à ces derniers de préciser leurs demandes et attentes. Il est bon de lire l'intérêt de M. Chikhi pour la rédaction des instruments de recherche : c'est-à-dire ces inventaires et ces répertoires qui facilitent la recherche de l'information dans les fonds d'archives. C'est d'autant plus heureux qu'il préférait jusque-là, depuis quatorze années qu'il dirige cette institution, consacrer son temps, son énergie et celle des archivistes du centre des Archives nationales au montage d'expositions de documents téléchargés sur internet ! Par contre, il est impossible d'imaginer un seul instant que les Archives Diplomatiques du Ministère Français des Affaires étrangères, créées en 1680 et ouvertes depuis 1830, n'aient pas réalisé cet instrument de recherche pour, qu'aujourd'hui, cette tâche soit confiée à nos archivistes ! Que vont-ils pouvoir faire de plus que ce qui a déjà été fait avant eux par leurs collègues français ! Attendre donc que l'instrument de recherche soit réalisé est, de façon formelle, un excellent argument pour une cause qui n'est pas forcément honorable. Rien n'interdit, dès lors, de penser qu'il y a là une sorte de message, une sorte d'avertissement sans frais à toutes celles et ceux qui voudraient consulter ces archives. Inutile de se bousculer au portillon du centre des Archives nationales, ces documents ne seront pas mis à leur disposition avant… avant quoi ? Il se trouve qu'il m'a été donné d'apprendre la mésaventure d'un historien algérien qui, après avoir attendu en vain l'autorisation de consulter les traités signés entre le Dey d'Alger et l'Autriche au XVIIe siècle, a eu le toupet de s'adresser aux Archives nationales d'Autriche ! Lesquelles se sont fait un plaisir de lui donner des copies. Il a été accusé d'avoir publié des secrets d'Etat ! Rien que cela ! Aux plaintes et aux déceptions des historiens ces dernières années, s'ajoutent, entre autres et depuis quelques temps celles des journalistes. Le problème reste entier : comment accéder aux fonds d'archives ? Faudra-t-il attendre 250 ans ou simplement appliquer et faire appliquer les dispositions de la loi de 1988 relative aux archives nationales ? M. Chikhi avait heureusement précisé qu'il ne s'agit pas de restitution d'archives mais de documents appartenant au Quai d'Orsay, c'est-à-dire appartenant au patrimoine culturel français. Il faut se féliciter de cette rigueur. Mais alors, que devient l'accord signé le 9 mars 2009 à Paris ? Secret lui aussi ? Ou alors il faut en demander une copie à l'ambassadeur de France ? Est-il désormais caduc ? Difficile de le croire ! Le véritable problème, chez nous, est ailleurs. Il est dans la situation présente des Archives nationales en tant qu'institution de l'Etat. Il est dans leur avenir. Que sont nos Archives nationales devenues ? Soyons clairs et directs. La direction générale des Archives nationales se résume aujourd'hui à un seul personnage. Plus de directeurs, plus de sous-directeurs ! Tous poussés à prendre leur retraite. Et tout va très bien Madame la marquise ! Nul ne s'en inquiète quelque part ! Nombre d'archivistes et administrateurs du centre des Archives nationales se sont empressés de prendre une retraite ou essaient de le faire ou ont été poussés à la prendre ! «Comment alors, et en silence, voir détruire l'ouvrage pour lequel on a consacré sa vie ?» Il faut relire et s'inspirer du beau poème de Rudyard Kipling : «Tu seras un homme mon fils : comment se taire et se demander comment rebâtir ? Comment accepter de perdre en un seul coup le gain de son travail sans un geste et sans un soupir ? Comment quand on se savait haï», de cette haine née d'une jalousie maladive, «ne pas haïr à son tour ? Comment pourtant lutter et se défendre, supporter d'entendre» mes «paroles travesties par un gueux pour exciter des sots, et d'entendre mentir sa bouche folle, tout en s'efforçant de rester digne, sans jamais être en rage. Combien il avait fallu conserver son courage et sa tête» avec quelques collègues quand beaucoup d'autres les avaient perdus. Ce fut certes dur mais pas inutile. Alors il ne faut plus vouloir rester, ne plus vouloir savoir être sage. Il faut s'autoriser à s'interroger sur l'agonie, sur la mort lente que l'on finit par croire programmée, de la direction générale des archives nationales. Cette agonie est certes terrible à vivre, mais elle peut être vaincue. Il faut dire comment cette institution a sombré sans, encore une fois, que l'on s'en inquiète. Faut-il croire que notre pays ne mérite pas, n'a pas besoin, d'une direction générale chargée de transmettre aux générations futures la trace, le fruit, les combats et les espérances des générations d'hier et celle d'aujourd'hui ? Difficile de l'admettre, en vérité. Mais ce qui se passe au quotidien ces dernières années devrait interpeller les hommes et les femmes de bonne volonté. Ces derniers savent que pratiquement tout ce que les directeurs des Archives nationales (peu importe le titre qu'ils ont porté) ont réalisé depuis 1963 dans des conditions autrement plus difficiles a été laborieusement et quasi méthodiquement démonté. Les Archives nationales (direction générale et centre des Archives nationales) ont reculé dans tous les domaines tant au niveau national qu'au niveau international. Tous les acquis, toutes les places conquises, tant dans le pays (archives des collectivités locales et des administrations centrales) que dans les instances archivistiques internationales — Conseil international des archives (ICA), et sa branche arabe, l'Arbica — ont été abandonnés l'un après l'autre. Dernière (?) en date, le ministère des Moudjahidine a mis en place une commission chargée de l'examen des archives nationales détenues en France. La mort lente des Archives nationales n'est pas une fatalité, l'Algérie mérite mieux, l'Algérie mérite plus. Elle a fait mieux, elle a fait plus dans le domaine des archives que ce dramatique et honteux spectacle qui nous est, hélas, donné aujourd'hui. Devant une telle situation, il est alors «respectable d'exprimer ses émotions et ses peines parce que même abattu par le destin, l'homme doit se relever pour redevenir souverain de sa vie», écrivait Kipling. On ne peut continuer à se taire au risque d'entendre nos pères nous dire : «Tu n'as pas été un homme, mon fils !»