– Selon vous, comment doit-on enseigner l'histoire douloureuse de notre pays sans provoquer de passions ni de partis pris ? C'est un exercice difficile mais nécessaire. Ce travail doit être fait tôt ou tard. En comparaison à d'autres pays, la recherche historique en Algérie n'est pas suffisamment développée. La virulence des débats sur l'histoire de l'Algérie découle du fait que les élites algériennes, particulièrement politiques, puisent dans des imaginaires différents. Quels sont les repères et l'imaginaire historiques de nos hommes politiques ? A quels personnages, à quelle période de l'histoire se réfèrent-ils lorsqu'ils s'expriment et/ou réfléchissent ? Quel rapport entretiennent-ils avec le passé, etc. ? sont autant de questions qui révèlent les actions et décisions des acteurs. La majorité des hommes politiques de la nouvelle génération (pourtant instruits) souffre d'une pauvreté intellectuelle, n'est pas structurée idéologiquement, manque de culture politique et n'a pas le sens de l'Etat, ce qui la rend incapable d'élaborer un récit national cohérent. La qualité des discours de H. Boumediène, A. Bouteflika, A. Mehri, H. Aït Ahmed (que l'on soit pour ou contre), par exemple, n'a rien à voir avec la médiocrité des déclarations des Amar Saadani, Amar Ghoul, entre autres. Le récit national manque de cohérence et de consensus. Rares sont les acteurs ayant participé à cette guerre qui ont rédigé leurs mémoires. Globalement, les passions que suscite l'histoire de l'Algérie traduisent et reflètent l'absence d'un consensus plus large sur le projet national. L'histoire est la mémoire des peuples. – Un historien doit-il être un enquêteur téméraire ou un observateur critique, ou les deux ? Le rôle de l'historien est de suivre le fil des événements, comprendre comment, quand et pourquoi. C'est-à-dire l'élaboration et la vérification des faits historiques. Le lecteur d'un texte historique attend que l'historien lui propose un vrai récit. L'histoire est censée être neutre. C'est le rôle de l'homme politique de mobiliser les citoyens autour d'un projet national puisant dans l'histoire du pays et soutenu par un récit national crédible. Dans The President as leader (1998), Edwin Hargrove soutenait que la première tâche du leadership présidentiel est d'enseigner la réalité aux populations et leurs collègues politiciens par la rhétorique. Enseigner la réalité implique l'explication des problèmes et des enjeux contemporains, mais cela doit aussi invoquer et interpréter les idéaux éternels de l'expérience nationale exprimée dans le passé et le présent, et comme guide pour notre avenir. Le récit est un aspect important de légitimation et un outil pour créer un consensus sur l'exercice du pouvoir et l'organisation de la société. Les récits ne surgissent pas spontanément, mais sont délibérément construits ou renforcés sur les idées et les pensées qui sont déjà en cours. Ils expriment un sentiment d'identité et d'appartenance et communiquent un sens de la cause, du but et de la mission. Les récits ne sont pas analytiques et peuvent, lorsqu'ils ne sont pas fondés sur des preuves ou l'expérience, compter sur les appels à l'émotion ou sur des métaphores suspectes et des analogies historiques douteuses. Pourquoi j'insiste sur le politique ? Car il est rare que de nouvelles idées se développent dans le monde moderne en dehors des réseaux institutionnels. Des idées au sein d'une institution sont incarnées dans sa déclaration d'intention, son autodéfinition et son programme de recherche ou de formation, qui, à son tour, tend à perpétuer et à étendre les idées. L'absence d'institutions centralisatrices chargées de la diffusion des connaissances et recherches historiques explique en partie pourquoi des études magistrales (telles que les travaux de Mohammed Harbi) sont restées cantonnées aux cercles intellectuels et académiques et n'ont pas pu être vulgarisées et popularisées. Peut-être que cela pourrait évoluer avec l'ouverture de l'espace médiatique. – L'histoire de l'Algérie a toujours subi des interférences de toutes parts, c'est une histoire décousue. Pensez-vous que les archives de l'armée française vont bouleverser nos lectures du passé ? Probablement. La guerre est par essence sale. L'histoire réelle des nations est dramatique. Elle est faite de moments de gloire, de trahison, de rivalité, de souffrance, de choc, etc. La guerre d'Algérie ne fait pas exception. Mémoire et histoire sont la plupart du temps en compétition. L'histoire officielle est souvent sélective, incarnant des interprétations historiques que les faits réels. L'identité est «constituée» à travers un processus. C'est à cela que sert l'histoire officielle qui est seulement l'une de ces histoires qui circulent dans l'espace public. En Algérie, plus que dans beaucoup d'autres pays, les intellectuels se sont souvent opposés à l'Etat. Le récit national est toujours contesté. Sans être un phénomène propre à l'Algérie, l'histoire officielle est constituée par des formes de narration historique profondément marquée par une forme d'idéalisation. C'est le nationalisme qui invente la nation où le récit officiel participe — à travers un raccommodage fragmentaire — à glorifier des figures, personnages, événements et moments particuliers au détriment d'autres. Certains traumatismes sont tellement dévastateurs, ce que Benedict Anderson appelle «la communauté imaginée» («communauté politique imaginaire et imaginée comme étant intrinsèquement limitées et souveraines»), qu'ils sont embellis. Le but est de consolider le «Nous» comme un tout organique, de donner envie d'en faire partie, d'en être fier. Les représentations et l'imaginaire social et historique — qui sont liées à la réception, l'intégration et l'interprétation consciente ou non des faits historiques réels — forment le récit national. Les représentations se présentent sous des formes variées dénaturant les faits historiques et minimisant l'importance des histoires contradictoires. L'ouverture des archives apportera des réponses et des interrogations susceptibles de remettre en cause les récits existants. Surtout à long terme, la généralisation de l'alphabétisation et l'instruction des populations, le développement des nouvelles technologies et la libération de l'espace médiatique constituent un défi supplémentaire au développement d'un récit national officiel exclusif. Il sera interrogé de toute part. Les préoccupations, les objectifs et l'agenda de l'historien et de l'homme politique ne sont pas identiques. – Quand devra-t-on développer une réflexion sur la méthode de traiter de la période des années 90' ? Il n'y a pas de formule magique pour la réconciliation nationale. Chaque processus doit être conçu en fonction d'un contexte spécifique : le pays, le conflit que le pays a vécu, la culture et les traditions qui peuvent renforcer la réconciliation. La consolidation de la paix réussie devrait inclure la création d'un système juridique efficace ou le renforcement des fondements de celui qui existe déjà. A long terme, la réconciliation doit inclure la recherche d'un modèle de gouvernance et de relations sociales qui permette à tous les groupes de la société de faire face équitablement et de façon créative au conflit. Il s'agit d'un projet à long terme impliquant tous les efforts pour fonder et perfectionner de nouvelles institutions dans le secteur public et la société civile. En ce sens, le rétablissement de la vérité et l'audition des survivants sont essentiels pour aller de l'avant. La réconciliation ne peut pas se limiter aux trois étapes de la reconnaissance, la contrition et le pardon. Au contraire, la justice, comprise comme une forme de recours légal, doit figurer quelque part dans le processus. Cependant, c'est justement l'incapacité des institutions démocratiques en transition de fournir ce genre de justice qui justifie l'alternative de dire la vérité. A ce titre, la décennie noire présente un désert inexploré, laissant la place à la rumeur (un amalgame de connaissances opaques et de codes culturels) et toutes sortes de manipulations. La rumeur représente une tentative de résoudre l'incertitude, compenser les vides cruciaux de l'information et recadrer un monde dans des formes familières. Il est donc utile et impérativement nécessaire de commencer aussitôt que possible à étudier cette période noire de notre histoire. Le débat fait encore rage sur cette tragédie. Il suffit de constater la virulence des déclarations des hommes politiques sur la question. Malgré la réconciliation nationale, le consensus tarde à venir. Il faut encourager la recherche sur la décennie noire à travers des bourses d'études spéciales, etc. Pourquoi ne pas créer un musée national ou/et un centre de recherche dédié à cette période ? Peut-être que le lancement d'un programme de recherche multidisciplinaire (impliquant historiens, politologues, sociologues, acteurs impliqués dans ce conflit, etc.) serait susceptible de faire émerger des études de référence sur cette période en mesure de véhiculer une lecture consensuelle que les Algériens se réapproprieront et que les générations futures reprendraient.