La «polémique» déclenchée par Khaled Nezzar, ex-ministre de la Défense et homme fort des années 1990, a pris comme un incendie mal maîtrisé. L'opinion publique resta tétanisée devant les déballages et les contre-attaques des autres acteurs de la période du début de crise. Au-delà du souci de vérification historique ou de la véracité des déclarations des uns ou des autres, ce déferlement de récits personnels qui embrassent la période la plus critique du système et du pays pose la problématique de l'écriture de l'histoire. Exactement comme c'est le cas pour les «affaires» Yacef Saâdi-Zohra Drif, celle du colonel Chaâbani, la polémique Belaïd Abdesselem-Khaled Nezzar-Mohamed Touati, Ali Kafi-famille de Abane Ramdane, etc. Plus globalement, on revient toujours à ce constat alarmant dans la construction de l'Etat algérien, l'absence d'un récit national. Ce déficit en histoire commune et consensuelle n'altère pas seulement nos capacités critiques à aborder les polémiques récentes : observons ce qui se passe à Ghardaïa où chaque «communauté» proclame l'antériorité de sa présence dans la vallée du M'zab et développe chacune de son côté sa propre généalogie de la conquête arabe et des royaumes berbéro-musulmans du Moyen-Âge jusqu'à l'engagement dans la guerre d'Indépendance. Ce qui contribue un peu plus à nourrir les rancœurs des deux côtés, d'autant que les polémiques sont amplifiées par les réseaux sociaux. Sans parler des «invasions arabes» ou du «colonisateur ottoman», thématiques à l'emporte-pièce qui amplifient nos malentendus historiques et nous empêchent de construire et de se réconcilier avec notre identité, nos identités. Mais pour revenir à l'histoire plus récente, deux facteurs majeurs paralysent une véritable écriture du récit national. D'abord la proximité dans le temps de ces faits, comme ceux du début des années 1990 et de la fin des années 1980, ensuite par l'absence d'un champ de recherche académique autonome et le déficit de légitimité d'un Etat qui ne peut imposer la crédibilité du récit qu'il nous sert. «Il n'y a qu'un Etat fort, légitimé, à même de créer un consensus fort, pour rallier la communauté nationale au récit national», souligne un universitaire. On a bien vu, lors de l'épisode de la charte pour la paix et la réconciliation, puis ensuite lors de la révision annoncée de la Constitution, comment le gouvernant tente d'imposer le titre générique de «tragédie nationale» pour solder la période des années 1990 : pire, il impose aussi les facteurs et la version des faits qui ont provoqué cette crise, allant jusqu'à menacer de poursuites judiciaires ceux qui oseraient douter de la version officielle. Autonomie Or, ce récit se retrouve, malgré les menaces de poursuite, contestées par des acteurs, des proches de victimes, de juristes, etc. «Il faut prendre en compte le contexte politique et sécuritaire qui ne facilite pas le dialogue ou le débat apaisés sur cette période comme sur celle de la lutte de libération nationale, explique l'historien Nedjib Sidi Moussa à El Watan Week-end. Nous passons d'une polémique à l'autre sans forcément accumuler un savoir objectif. Jusqu'à présent, les récits qui s'affrontent reflètent grossièrement les discours «dialoguistes» ou «éradicateurs» et nous n'avons pas encore entamé un véritable travail historique. Un travail qui s'appuie sur des archives, des témoignages ou des documents de différentes sources pouvant permettre de mettre à distance la «tragédie nationale»». Pour sa collègue, Malika Rahal, la proximité des faits rend plus délicat le travail apaisé autour d'une écriture consensuelle de l'histoire contemporaine du pays. «Mais pas uniquement en terme de temps objectif, précise l'historienne. Pour avoir un récit, c'est important qu'on ait l'impression que ‘‘c'est du passé''. Les enjeux du présent sont pressants et empêchent que ça ne tombe dans le passé, et qu'on en fasse un récit consensuel. Pour les contourner, il faudrait travailler sur des formes de récit différentes, incluant des visions divergentes, qui ne se focalisent pas sur les questions urgentes mais sur les points vécus en commun. C'est très difficile». «Les chercheurs, à commencer par les intellectuels algériens, doivent pouvoir poser leurs propres questions, en toute autonomie, sans donner le sentiment de verser dans l'autocensure ou l'idéologie. On demande beaucoup aux historiens, ce qui peut se comprendre, mais on doit aussi leur fournir un cadre leur permettant de collecter des données, les croiser et produire de la connaissance sans chercher à contenter tout le monde», appuie Nedjib Sidi Moussa. C'est ce cadre là, autonome et apaisé, délivré des enjeux du moment qui peut seulement permettre «d'écrire l'histoire de l'Algérie indépendante (au-delà de la lutte de libération nationale) dans toutes ses dimensions : sociales, économiques, religieuses et politiques», pour reprendre l'historien. Malheureusement, il n'existe aucune volonté d'autonomiser la recherche scientifique de peur de perdre le contrôle sur le récit fabriqué, improvisé par le système ou le pouvoir du moment. Pour rappel, aucun département universitaire dans l'ensemble du pays ne travaille sur les questions de l'histoire de l'Algérie contemporaine. Les «polémiques» servant aux enjeux politiques instantanés ont encore de beaux jours devant elle.