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« La plupart des Français veulent tourner la page coloniale »
Gilles Manceron. Historien :
Publié dans El Watan le 23 - 02 - 2010

Gilles Manceron, historien et vice-président de la Ligue des droits de l'homme, a notamment publié D'une Rive à l'autre. La guerre d'Algérie de la mémoire à l'histoire, avec Hassan Remaoun (Syros, 1993)  ; Marianne et les colonies (La Découverte, 2003)  ; La gauche et la colonisation (in Histoire des gauches, dir. Jean-Jacques Becker et Gilles Candar, 2004) ; La Colonisation, la loi et l'histoire, avec Claude Liauzu (Syllepse, 2006).
En tant qu'historien mais aussi en tant que défenseur des droits de l'homme, comment interprétez-vous le projet de loi de parlementaires algériens sur la poursuite des crimes de la colonisation  ? Serait-ce une réplique à la loi du 23 février 2005  ?
Il y a probablement, de la part de ses initiateurs, une volonté de répliquer à la loi française du 23 février 2005, ainsi qu'au discours actuel des gouvernants de ce pays qui cherchent, en agitant des thèmes comme « la fierté d'être français » et « l'antirepentance », ou encore en lançant le débat sur « l'identité nationale », à flatter les secteurs de l'opinion les plus nostalgiques de la colonisation. Chacun peut pourtant comprendre qu'étant donné le souvenir que le peuple algérien a gardé de la colonisation et de la guerre, ces discours autosatisfaits sont pour lui insupportables à entendre. Mais cette proposition de loi, en Algérie, est-elle la réponse la plus appropriée  ? C'est aux Algériens d'en débattre.
Le pays est souverain, y compris dans le domaine judiciaire. Pour ma part, puisque je crois que les responsabilités françaises dans les politiques coloniales et dans les crimes coloniaux passés ont été partagées par de nombreux individus, dont la plupart sont morts, maintenant, je ne pense pas que le travail de vérité et de reconnaissance, qui est indispensable en France, puisse être aidé par des procédures judiciaires devant des tribunaux algériens, telles que cette proposition de loi cherche à favoriser. Ceux qui s'opposent à ce travail en France risquent, au contraire, d'en tirer argument pour le refuser. Par ailleurs, les Accords d'Evian, à tort ou à raison, ont exclu les poursuites, dans les deux pays, pour des faits antérieurs au cessez-le-feu. Je trouve regrettable que cela ait empêché la justice de se prononcer, même sur les cas les plus graves et les plus emblématiques. Mais ces Accords font aussi partie de l'histoire. Est-ce qu'on peut revenir sur ce point, un demi-siècle plus tard  ?
La loi du 23 février 2005 ne traduit-elle pas l'arrogance d'un Etat qui, plutôt que d'adopter la démarche qui consiste à assumer son passé colonial, souffle sur les braises et le glorifie  ?
Cela me paraît évident. La loi du 23 février 2005 était scandaleuse car elle opérait un retour en arrière complet en réhabilitant l'idéologie coloniale d'autrefois sur « les bienfaits de la colonisation ». Elle témoignait aussi, à mon avis, d'une volonté de réagir et de s'opposer aux progrès réalisés en France, dans les années 1990, dans les études historiques et dans l'enseignement de ces questions. La majorité politique du moment a voulu donner satisfaction à une frange réactionnaire et vieillissante de la population. Or, cela allait à l'encontre d'un devoir élémentaire de vérité et d'un souci de cohérence par rapport aux principes que la France invoque par ailleurs. C'était intenable. Et cela a suscité de vives réactions de la part des populations qui avaient été colonisées, comme de la part de la grande majorité des historiens et des enseignants en France. D'où le fait que le président Chirac a dû reculer.
La même logique continue avec l'annonce, le 25 septembre 2009, par le secrétaire d'Etat à la Défense et aux Anciens combattants, de la création d'une « fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie », contestée par les historiens.
C'est l'article 3 de la loi du 23 février 2005 qui prévoyait la création d'une fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie. Le président Chirac a non seulement fait retirer, en janvier 2006, la phrase la plus controversée de l'article 4 sur « le rôle positif de la présence française outre-mer », mais il a aussi choisi, jusqu'à la fin de son mandat, de ne pas mettre en œuvre cet article 3. Son successeur a commis l'imprudence, lors de sa campagne électorale de 2007, de promettre à des lobbies nostalgiques de la colonisation dont il voulait capter les suffrages que lui, il le mettrait en œuvre. Depuis, bien qu'il sache que cette fondation risque de susciter les mêmes oppositions que la loi, bien qu'il n'ignore pas que la grande majorité des historiens lui est hostile – ce qui explique peut-être que, pendant trois ans, il ne l'ait pas créée –, il persiste dans le sens de cette promesse. La part de financement de l'Etat a même été fixée à sept millions d'euros, somme considérable quand les universités manquent de moyens, en particulier pour promouvoir les nécessaires travaux historiques croisés entre les deux pays. Les défenseurs de cette fondation, comme le député UMP président du groupe d'études parlementaires sur les rapatriés, Elie Aboud, qui avait fait parler de lui en se joignant à une manifestation devant une stèle « en l'honneur » d'assassins de l'OAS à Béziers, ou encore qui a dénoncé récemment le prochain film de Rachid Bouchareb, Hors la loi, parce qu'il serait « un véritable plaidoyer pro-FLN », affirment sans rire que cette fondation « favorisera les liens entre les deux pays »… Je crains qu'elle soit au contraire perçue par les Algériens comme une nouvelle provocation.
N'est-ce pas là une vision erronée de l'histoire et qui hypothèque l'avenir des rapports entre la France et l'Algérie  ?
A mon avis, ce qui entrave encore, près d'un demi-siècle après la fin de la colonisation, la normalisation des relations franco-algériennes, c'est la tendance des autorités françaises à vouloir ignorer ce que j'appellerais « le contentieux historique » entre les deux pays, qui résulte des injustices et des violences de la colonisation. Or, on ne peut pas faire comme si ce passé n'avait pas existé. Cet aveuglement ne fait qu'attiser les difficultés entre les deux pays. Cela encourage aussi, en Algérie, des intrumentalisations politiques partisanes des sentiments antifrançais, qui sont contestables, mais cela alimente aussi une vraie incompréhension générale de la part de l'opinion publique algérienne qui ne supporte pas ce déni dans lequel s'enferment les autorités françaises.
Ne serait-ce pas plutôt une reconnaissance symbolique par l'Etat français de son passé colonial et des méfaits de la colonisation qui contribuera à la cicatrisation des plaies et à l'apaisement des mémoires  ? De tourner enfin une page douloureuse et ouvrir la voie à des relations mutuellement bénéfiques  ?
En effet, si on peut dire, la balle est avant tout dans le camp français. C'est bien à l'ancienne puissance coloniale de déclarer que sa conquête et sa domination étaient contradictoires avec les principes des droits de l'homme auxquels elle se référait par ailleurs. Personnellement, je ne reprends pas à mon compte le terme de « repentance », car le repentir est une posture individuelle et morale qui ne convient pas dans ce domaine. Les nouvelles générations ne sont pas responsables des choix de leurs aînés et il serait absurde de demander à ceux des Français, certes peu nombreux, qui ont combattu le colonialisme de s'excuser de l'avoir fait…
Ce qu'il faudrait, de la part de la France, ce sont des gestes forts de reconnaissance. Cela seulement pourrait apaiser l'affrontement des mémoires et permettre de tourner la page. Et ne pourrait que favoriser l'effort de vérité par rapport à sa propre histoire qui, à mon avis, est aussi nécessaire en Algérie. C'est avant tout cette absence de reconnaissance par la France qui fait qu'on se trouve bloqué devant cette page et qu'on n'arrive pas à la dépasser.
Le poids de ce passé non reconnu et non assumé marque aussi les débats de société comme celui, très controversé, sur l'identité nationale ou celui sur la place des Français d'origine maghrébine appelés abusivement « Français musulmans » comme étaient appelés leurs parents et grands-parents algériens par l'administration coloniale  ?
Bien sûr, cette question empêche aussi la société française de rejeter, conformément à ses principes, les discriminations contre ses citoyens musulmans. Ça l'empêche d'appliquer vraiment ses principes. La vieille conception coloniale, celle des deux catégories d'habitants, les citoyens et les non-citoyens, qui subsistait dans les têtes, resurgit dans les discours politiques et les pratiques administratives. On continue à désigner par leur religion les Français d'origine maghrébine, comme on désignait autrefois les indigènes. On réutilise l'expression « Français de souche » qui faisait partie du langage de l'armée coloniale. Ces conceptions n'avaient jamais disparu, mais on n'osait plus les exprimer ouvertement. Le débat sur l'identité nationale leur a donné l'occasion de réapparaître dans le langage public. Mais, en même temps, la majorité des Français l'a compris et en est venue à rejeter ce débat nauséabond qui, finalement, a été un fiasco.
Je suis persuadé que la plupart des Français, notamment la grande majorité des plus jeunes, veulent tourner la page coloniale de notre histoire. La société française, en proie à ces deux forces contradictoires, se trouve comme à une croisée des chemins. Et je suis sûr que, tôt ou tard, elle obligera ses gouvernants à faire les gestes forts qui permettront de tirer vraiment un trait sur ce passé.


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