“On ne peut pas dire que les Algériens ont donné la même interprétation du fait colonial. Ces différences seront à l'origine de plusieurs conflits entre personnes et groupes de personnes.” Cette affirmation de l'historien Mohamed Harbi, qui peut également être diversement appréciée, révèle, néanmoins, la tournure qu'avaient prise les interventions des conférenciers algériens lors de ce premier débat, initié par le quotidien El Watan. Jeudi dernier, il devait donc être question de la guerre des mémoires entre l'Algérie et la France, mais ce sont surtout les difficultés éprouvées par les Algériens à examiner leur propre histoire qui ont été évoquées. Laquelle histoire, en Algérie, “n'est pas encore une affaire de professionnels”, estime Harbi, auteur de plusieurs ouvrages traitant de l'histoire du nationalisme et de la guerre de Libération nationale. Dans son analyse, Harbi croit savoir que cette “totémisation” trouve son origine dans les particularités mêmes de la naissance du mouvement national dont il a retracé le parcours : “C'est l'idée nationale qui était le maillon faible de la société. (…) La définition de notre identité n'a commencé que dans les années 30. Notre histoire est une suite d'acculturation.” Afin d'illustrer ces “angles morts”, il donnera l'exemple des réticences du courant religieux à toute innovation, de l'exclusion par les élites des années 40 de segments de la société, des Berbères et des Noirs algériens. Ce qui a eu pour conséquences “les antagonismes de la mémoire, les mensonges d'Etat et le silence passé sur les graves atteintes à la dignité des centaines d'Algériens”. Et de conclure que certains acteurs du mouvement national n'ont pas eu le procès qu'ils avaient souhaité. Mêmes oublis, autre époque, celle qui a suivi l'éveil de la conscience nationale : la guerre de Libération. Mais une similaire gêne à parler de nous-mêmes. Pour Daho Djerbal, enseignant et historien, ces silences ont aussi concerné les traumas causés par l'affrontement armé. “Pendant la guerre, il y a eu des affrontements entre Algériens, puis les plaies se sont apaisées. Mais ces groupes d'Algériens se sont soit ressoudés, soit définitivement séparés dans un silence assourdissant. Le problème de la mémoire se pose à nous, entre nous et contre nous.” Et ce silence semble s'être prolongé, estime le directeur de la revue Naqd, bien des années plus tard, ce qui explique l'absence de réaction de la part de la société civile alors que, dira-t-il, les manuels algériens d'histoire renferment “des contrevérités”. En France, en revanche, cette même période que “partagent” les deux pays est à l'origine d'un débat entre “les nostalgiques et la jeune génération, beaucoup plus critique envers la passé colonial de la France”, a affirmé Gilles Manceron, historien et vice-président de la Ligue française des droits de l'Homme. Dans son intervention, il a surtout mis l'accent sur ce “débat intéressant” qu'il y a actuellement au sein de la société française. Controverse née, une première fois, suite à l'adoption par le Parlement français de la loi du 23 février 2005, puis par l'abrogation “par un tour de passe-passe juridique” de l'article 4 par lequel la France reconnaît “le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord”. Gilles Manceron, coauteur avec Hassan Remaoun, discutant lors de cette rencontre de l'ouvrage D'une rive à l'autre. La guerre d'Algérie de la mémoire à l'histoire, soulignera que cette abrogation ne signifie pas que “le débat soit fini. Car cette loi prévoit également la constitution d'une commission qui se chargera de l'écriture de l'histoire (…) L'article 13 est scandaleux car il prévoit l'indemnisation des anciens de l'OAS”. Entre les difficultés qu'éprouvent les universitaires algériens à écrire l'histoire de leur pays et la revendication exprimée par leurs homologues français de leur droit à cette même écriture, l'histoire, même passée d'un paquet de décennies, continue de provoquer différentes appréciations sur de multiples registres. Et l'assistance, fort nombreuse ce jeudi à l'hôtel Mercure d'Alger, avait rajouté sa propre appréciation. SAMIR BENMALEK