Le film de Rayhana, A mon âge, je me cache encore pour fumer a créé une belle sensation. Coproduction Algérie-France-Grèce, c'est une œuvre fine, pleine de qualités rares, belle, mais pas du genre «grand spectacle» qui donne souvent un cinéma accablant. Sa productrice, Michèle Ray-Gavras, a dit qu'elle a fait à Alger Z, le film de son mari, Costa-Gavras (Oscar du meilleur film étranger en 1970), dont l'histoire se passe à Thessalonique, et aujourd'hui, elle propose une histoire qui se passe à Alger, en 1995, et qui a été filmée à Thessalonique dans le hammam construit en 1444 par le sultan Mourad II, magnifiquement restauré. C'est une œuvre d'auteur aux antipodes du cinéma commercial et adaptée d'un spectacle théâtral par Rayhana qui a réuni de grandes actrices : Hiam Abbas, Nadia Kaci, Biyouna, Meymouna, Fadéla Benlkébla, Nassima Benchicou, dans un univers explosif, très singulier, le temps d'une séance de hammam, dans une mise en scène nerveuse, rapide, pleine de souffle. Dans ce huis clos, se transmet à travers les murs toute la violence extérieure : les échos menaçants du terrorisme, des querelles familiales, la vie ordinaire d'un jour à Alger dans les années noires. Ce sont des éclats de vie de femmes qui parlent de naissances, de mariages, de divorces, d'espoir de revoir un mari parti travailler dans le Sud pour Sonatrach. Le spectacle est très touchant. A Thessalonique d'ailleurs, le hammam du sultan est appelé le Hammam du Paradis. Ce n'est pas du tout un film pour voyeur. Il y a des corps nus, mais absolument aucune scène racoleuse. La caméra tourne dans les espaces du hammam avec une légèreté extraordinaire. Les échanges entre femmes sont aussi vifs et sans bavardage. Leurs paroles sont incisives, intelligentes, pleines d'un humour algérois très délicat. Porté par le jeu magnifique de toutes les actrices, le ton de la mise en scène de Rayhana est à la fois original, audacieux, imaginatif, traçant de nouvelles lignes de force pour le cinéma algérien. Il y a une belle ouverture sur La Casbah d'Alger, accompagnée par le chant de Taos Amrouche. A peine j'ouvre les yeux, film tunisien de Leïla Bouzid, a reçu aussi un bon accueil. Portrait de Farah, jeune fille qui passe brillamment son bac et veut couper court aux études et chanter dans un groupe rock. Mais les textes subversifs de ses chansons font qu'elle est arrêtée par la police de Ben Ali et subit des tortures. Belle mise en scène qui montre à la fois le désir de liberté des jeunes en Tunisie avant la révolution, leur quotidien étouffant, le plein pouvoir de la police, la surveillance, la peur, la paranoïa de tout un pays. Je découvre ces films maghrébins ici, juste après avoir débarqué par un vol intérieur à partir d'Athènes. Sur les rives de la mer Egée, Thessalonique, deuxième ville de Grèce, grande, vivante, insomniaque – l'heure de pointe se situe entre minuit et une heure du matin ! – est une belle destination du septième art. Son festival propose des productions grecques, venues des Balkans et du monde. Films d'auteurs, historiques, musicaux, comédies et drames, vaste programme que je découvre en ce début novembre au gré des salles aménagées dans les docks du grand port. Dans la flopée des nouvelles productions grecques, plusieurs thèmes sont présents et, bien sûr, celui des nouvelles errances du monde à travers le drame de centaines de milliers d'immigrants entassés dans des embarcations précaires, secourus dans un état d'épuisement total et de désespoir profond. C'est le premier thème, qui prend une résonance particulière en Grèce, terre d'accueil, havre ultime après les longs et dramatiques périples. C'est le sujet du long métrage fiction, Amerika Square, de Yannis Sakaridis, dont le titre porte le nom du quartier des artistes à Athènes. C'était là où vécut la grande cantatrice Maria Callas. Devenu aujourd'hui un melting-pot, un flot d'immigrants s'y installent sous le regard de deux amis : Billy, artiste tatoueur, et Nakos, raciste primaire. Les deux hommes s'affrontent au sujet de Tarek, jeune Syrien arrivé en Grèce à la recherche d'une terre nouvelle. Yannis Sakaridis montre combien le visage d'Athènes a changé. C'est une cité nouvelle, multiculturelle et métissée, où parfois surgit la violence raciale. Quand sonne l'heure du choix et dans le plus profond désarroi, on ne sait quoi faire. C'est le sujet du beau film de Fotini Siskipoulou, Istanbul Story, où on assiste au dilemme de Katia, dont la vie se partage entre la Grèce et la Turquie. Les emblèmes de la Grèce et de la Turquie flottent de part et d'autre du mur de séparation de Nicosie à Chypre, ce qui coupe en deux la ville et l'île. Le mur est fait de tonneaux assemblés et de fils de fer barbelés. Comment peut-on s'aimer à Nicosie ? C'est l'histoire du long métrage du Chypriote-grec Panikos Chrysenthou intitulée justement L'histoire de la ligne verte. Une comédie légère, réjouissante, dont les flash-back sur l'histoire mouvementée de Chypre noircissent le gai tableau. Marin et cinéaste à la fois, neveu d'Irène Papas, Manos Manousakis a filmé à Thessalonique une adaptation du roman de Georges Scapardonis, Istanbul Story. C'est la guerre. On passe d'une taverne où on joue une merveilleuse musique du compositeur Vassillis Tsitsamis aux épreuves subies par la population sous la domination nazie. Dans le long métrage Mythopathy, de Tassos Boulmetis, apparaît une Grèce sans grands soucis avec de l'énergie et une grande espérance. C'était avant l'ère triste de la crise et du FMI ! Avec Assaut, comédie à la sauce égyptienne, où l'humour garde tous ses droits, Vassislis Vafeas, gréco-égyptien, propose une histoire de show business, de glamour, de sexe. Un réalisateur s'adonne au monde des plaisirs et soudain s'aperçoit qu'il lui faut songer à sa famille, ses enfants. Fatalité ordinaire dans la vie d'un artiste ! Le panorama du cinéma des Balkans présente nombre de films intéressants. Troublant portrait de Miléna, femme serbe qui découvre dans une vidéo que son mari a commis des crimes dans la guerre des Balkans. C›est le long métrage Dobrazene, belle épouse, de Mijana Karanovic, coproduction entre la Serbie, la Bosnie et la Croatie. Aussi sombre et troublant, le film roumain de Bogdan Mirica, Chiens, western violent où un shérif local affronte un gang qui cherche à accaparer des terres de l'Etat, après la chute de Ceausescu. Bonne réussite du cinéma turc, avec Koca Dunya (Grand monde), de Réha Erdem. Deux jeunes, frère et sœur, s'enfuient d'un orphelinat, se cachent dans une forêt et sont coupés du monde. L'univers de la forêt est filmé comme un lieu irréel, fantastique, un refuge, mais une menace à la fois. Dans le même panorama, un film de Moldavie, offre un très bel hommage à la terre, aux quatre saisons d'un village, à travers le portrait simple et poétique d'une adolescente, Ani Sohara, qui s'occupe de son petit frère et de son père alcoolique, sa mère étant décédée. Ce film de Félicia Satelnicu porte le nom de la jeune héroïne. Prolifique et contestataire, le cinéaste turc, Zéki Démirkubutz, fait l'objet d'une rétrospective avec onze de ses films. Démirkubuz n'a pas encore la renommée de Yilmaz Guney, mais cela ne saurait tarder. Son parcours est atypique. Né à Isparta, près d'Antalia, il a été un enfant de la rue, errant à 14 ans dans les rues d'Istanbul à la recherche d'un travail. A 17 ans, il est jeté en prison au prétexte qu'il fait partie d'un groupuscule maoïste. Dans sa cellule, pendant trois ans, il apprend à lire et dévore les romans de Dostoïevski, Balzac, Faulkner… A sa sortie, il est vendeur de rue, garçon de courses. Il songe à écrire l'histoire de sa vie, comme le Marocain Mohamed Choukri a écrit Le Pain Nu. Un cinéaste célèbre, Zéki Okten, lui donne une chance : un travail d'assistant. En 1994, Demirkubutz fait son premier film, Block C, qui a aussitôt du succès. Une réflexion sur la modernité et les changements rapides de la société turque. Masmuyet (Innocence), son second film, est tourné à Izmir en 1992 dans un petit hôtel, où des êtres solitaires passent tout leur temps à regarder la télévision par ennui. Une solitude déprimante, car il s'agit de vieux rejetés par leurs familles. Cet hôtel minable est pire que l'hospice. Ses occupants sont devenus des repoussoirs. Tous les films de Zéki Deirkubutz portent cette veine pessimiste et dramatique, à la manière des romans de Dostoïevski. Il affirme : «Je fais des films avec mon cœur, c'est tout ce qui compte. Je fais des films avec ma colère contre la vie telle qu'elle est, et contre le système. Je fais partie des cinéastes qui cherchent le cinéma dans l'au-delà de ses limites.» Des films faits avec le cœur, le Festival de Thessalonique en a proposé de nombreux.