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Survivances festives d'un islam algérien
Publié dans El Watan le 08 - 12 - 2016

La levée de boucliers islamiste, tant en Algérie que de la part des chaînes satellitaires wahhabites, alors que l'Unesco venait de classer le Sboue de Timimoun, patrimoine immatériel de l'humanité, nous avait donné l'idée d'une virée en Mawlid Ennabaoui en ses deux plus remarquables déclinaisons en Algérie, en Saoura et au Gourara. La première étape, jusqu'à Béni-Abbès, est à 1000 km de Témouchent, notre point de départ. La seconde, vers Timimoun, est à 350 km plus loin. L'étape de Kenadsa, sur notre trajet, à 700 km, est ignorée. Sa zaouïa, celle de Ben Bouziane, célébrée par une fameuse chanson diwane, n'est plus le centre de rayonnement culturel et religieux qu'elle fut jadis.
Sid El Miloud, comme on l'appelle là, hormis le traditionnel repas de famille élargi, a exclu tout ce qui est festif, dont est coloré le carnaval masqué, Brek Ayechou. L'islamisme est passé par là, réduisant la célébration à une soirée de medhs en la mosquée du «vieux» ksar. Plus loin, à Béni-Abbès, où le père de Foucauld a bâti un ermitage avec chapelle, un envoûtant lieu d'humilité, mais d'abyssale spiritualité, aujourd'hui encore ouvert aux pèlerins, on fête un Mouloud qui n'a rien à envier au Sboue de Timimoun.
Ici, christianisme et islam vivent dans la sérénité des immensités qui ramènent l'individu à la retenue et à l'essentiel. C'est le Sahara et la religiosité édifiante de ses habitants, qui, entre autres raisons, ont transformé l'ex-soudard de Foucauld en homme de religion. Et c'est en l'aride Sahara qu'il se voua à son sacerdoce, au tout début du 20e siècle, d'abord en vallée de la Saoura, une trouée d'humidité et de verdure des palmes de dattiers.
Cette étroite entaille creusée par l'oued du même nom, fait frontière entre, à l'est, le grand erg occidental (80 000 km2), et, à l'ouest, la rocailleuse Hamada. Avoisinant le Gourara en son nord-ouest, elle s'allonge sur plus de 300 km en un chapelet de ksour, d'anciennes citadelles en pisé, dont la population vit dans l'harmonie, bien que constituées de différentes tribus et ethnies : des Arabes, dont les chaâmba et les ghenanmas, des arabisés d'origine africaine, ainsi que des chleuhs et des touareg.
Gospel et baroud d'allégresse
En «l'Oasis blanche», Béni-Abbès étant l'unique agglomération du Sud-Ouest à couvrir ses murs de chaux légèrement teintée pour ne pas aveugler le regard, la fête de la nativité du Prophète de l'islam se déroule sur deux jours. C'étaient les 23 et 24 décembre 2015. Le premier jour, l'après-midi, selon la coutume, dès la fin de la prière d'El Asr, le rendez-vous des «festivaliers» est à Thlaya, du nom d'un majestueux arbre qui trônait là il y a des lustres, et autour duquel se tenait très anciennement un marché hebdomadaire. Sous la protection de son ombre, les autres jours, tout marchand ambulant de passage exposait ses produits.
A cause de sa centralité par rapport à la cité primitive, c'est là le rendez-vous de la fête du Mouloud. Depuis quelques années, il a été édifié un amphithéâtre de béton en demi-cercle, à l'endroit où traditionnellement les femmes s'installaient pour assister au baroud, aux danses et chants auxquels s'adonnent les hommes. Les femmes, elles, font la fête entre elles dans la sphère privée où les hommes ne sont pas admis.
L'amphithéâtre est depuis aux trois quarts réservé aux femmes, parce que les «mâles», en théorie, doivent tirer le baroud ou accessoirement s'occuper d'autre chose pour la réussite de la fête. Ici, on ne donne pas un spectacle folklorique et il n'y a pas un public d'un côté et de l'autre des artistes en représentation ! A Béni-Abbès, c'est parce qu'il y a des visiteurs qu'un espace est consenti aux hommes sur les gradins. Le prélude à la fête est au sacré avec la récitation de la Fatiha.
Les officiants sont les fidèles sortis de la mosquée après la prière d'El Asr, avec l'imam à leur tête. Fait plus remarquable, parmi les présents sur l'immense halqa, il y a les enfants dont c'est le premier Mouloud de leur vie. Leurs parents qui les portent, tiennent symboliquement un bout de palme de façon ostensible. Un baroud doit être tiré en premier en leur honneur.
Ce sont tous des garçonnets, société patriarcale oblige. Pendant ce temps arrivent les «baroudeurs», convergeant en groupes de leurs quartiers, en chant et danse. S'alignant les uns à la suite des autres en halqa, ils forment un cercle de plus de 300 personnes, tous habillés d'une ample robe saharienne et de chèche d'un blanc immaculé. Au centre, un groupe de percussionnistes, tambourins et tbals mettent en train la fête, passant en revue les participants, les entraînant dans le chant et la danse. Les refrains sont des louanges au Prophète.
Mais sans rien d'empesé. Tout est joyeuse exultation. Les leitmotivs sont repris à l'unisson sur fond de you-you des femmes sur les tribunes. Le ton et le rythme sont si entraînants que les corps chaloupent en ondulations collectives. Le visiteur se plaît à y voir les origines africaines du gospel, l'Algérie étant africaine, du Nord certes, mais africaine avant d'être maghrébine. Une fois l'entrain général canalisé par l'officiant en chef depuis le centre de la halqa, les porteurs de palmes et d'enfants en quittent le pourtour pour se placer à l'intérieur.
Le premier baroud est en l'honneur des bambins et de leurs porteurs «palmés». Ces derniers les serrent bien fort contre eux, parce que le bruit et l'onde de choc des tirs groupés se transmet de façon tellurique à tout le corps. C'est d'ailleurs pour cela qu'à Béni-Abbès le baroud du Mouloud s'appelle fezzaâ, c'est-à-dire choc, ébranlement. Pour qu'il soit réussi, l'officiant a fait répéter un à un les mouvements, d'abord séparément avec chaque groupe du cercle. On plie le corps, on se relève et l'on simule le tir comme en une chorégraphie.
Enfin, c'est au tour de toute la ronde, à plusieurs reprises, jusqu'à ce que la coordination soit parfaite, car le tir doit être parfaitement synchrone. Il a d'ailleurs fallu des jours à chacun des groupes constitués pour s'entraîner et roder les automatismes pour, le moment venu, faire bonne figure et faire honneur à son quartier, son clan. Les armes dont ils usent sont des pétoires de fabrication artisanale. Quant au baroud, sa poudre l'est également. Les autorités, depuis la tragique décennie 1990, en avaient interdit la fabrication pour d'évidentes raisons de sécurité.
Depuis que le terrorisme est «résiduel», elle a été autorisée. La poudre étant alors désormais à profusion, le baroud de l'allégresse se donne à cœur joie. Après le premier en l'honneur des enfants, la grande halqa pétarade de plus belle. Puis, elle se scinde en petites halqas, reconstituant les troupes de quartiers pour rivaliser entre eux dans des évolutions mises au point pour ravir la vedette aux autres, le baroud n'étant pas démonstration de force mais feu d'artifice dans tous les sens du terme.
Couscous à profusion
Au crépuscule, c'est l'heure de la séparation, même si toute la nuit les détonations animeront des veillées dans les quartiers. On s'ébroue de l'émotion, on se racle la gorge, la fumée du baroud ayant pénétré partout. Les femmes vont à leur tour s'éclater en chants et danses, entre elles. Certaines le font entre deux couscoussiers placés sur la marmite. Leur couscous, grains de semoule enrobés de farine contrairement au Nord, est servi à profusion deux jours durant aux gens venus d'ailleurs et hôtes du village.
Pour se sustenter, il faut se rendre à la maison des Rahou, pas loin de Thlaya. Les Rahou sont des notables issus d'une des tribus fondatrices de la cité. Depuis plusieurs générations un pan de leur vaste demeure est réservé le temps du Mouloud à la restauration des convives de l'agglomération. Servi à bombance, il est suivi d'un thé servi comme digestif. Le lendemain, au matin, les retrouvailles ont encore lieu à Thlaya. Les baroudeurs arrivent, annoncés comme la veille par leurs tirs.
C'est l'extase dans les tribunes. Les appareils photo crépitent et les smartphones ne ratent rien, envoyant instantanément leurs vidéos sur les réseaux sociaux. La grande halqa va durer cette fois plus longtemps avant de se dissocier en plus petites. Puis c'est aux tireurs individuellement de faire des exhibitions en accompagnant le tir de loufoques acrobaties. Le jeu est risqué, parce qu'on peut gravement se blesser ou meurtrir autrui. C'est dire l'adresse acquise par les «joueurs». En les observant plus attentivement, on s'aperçoit que ces baroudeurs ne sont pas ces pauvres paysans aux mains calleuses d'il y a quelques décennies.
Ce sont des jeunes, pour la plupart des cadres, voire des universitaires, dont certains n'habitent plus Béni-Abbès et qui sont venus de très loin pour se ressourcer. Le baroud n'a-t-il pas été tiré en leur honneur à leur première année de leur vie ? C'est certainement en cela que réside l'espoir, celui de la transmission et d'un retour à des échelles de valeurs et des repères ayant volé en éclats depuis 1988 et surtout durant la décennie rouge-noire. Après les exhibitions, les baroudeurs se mettent en file pour faire le tour de l'agglomération. La procession emprunte un traditionnel trajet sur quelques kilomètres en bordure de la palmeraie.
Elle marque des haltes avec des tirs qui se font soit à l'unisson, soit en tirs successifs, dans un staccato de mitraillette. Le périple ne va pas jusqu'au modeste mausolée de Sidi Othmane dit «El Gherib» installé par-delà le pont enjambant l'oued Saoura. Ce saint-patron de l'agglomération dont, selon la légende, la bénédiction du lieu aurait fait jaillir l'eau et verdi le désert, a été le premier à recevoir les dévotions des Abbabsa (les béni-abbésiens). Les murs de sa koubba ont été badigeonnés, à l'instar de tous les sanctuaires des marabouts en Saoura à l'occasion du Mouloud.
A une autre fois, la Septaine du Gourara
La fezzaâ se poursuivait l'après-midi, lorsque nous quittons Béni-Abbès. Dans le Gourara, la fête du Sboue a débuté. Elle se clôt pas très loin de Timimoun, en son septième jour, d'où son nom. La Septaine est l'aboutissement de plusieurs phases de la célébration, qui revisite un événement fondateur dans la mémoire des Zénètes, les tribus berbères du Gourara.
Selon Rachid Belil, «le rituel du Sboue tel que nous avons pu l'observer serait non pas le résultat d'un seul acte fondateur comme le pensent les Gouraris qui y participent, mais plutôt le produit de phases successives d'une élaboration qui relève d'un processus de production symbolique. Ce processus s'articule autour d'au moins trois aspects : le religieux, le politique et l'espace.» L'autre anthropologue, Abderrahmane Moussaoui, insiste pour sa part sur l'existence d'un «lien direct entre des dissensions passées et une réconciliation sous l'égide de Sid El Hadj Belkacem.
Depuis, dit-on, on commémore l'événement et on honore le saint réconciliateur en rejouant la scène sur le site même de l'événement». Cette greffe à la fête du Mouloud est ce qui caractérise le Sboue du Gourara par rapport au Mouloud de Béni-Abbès et d'ailleurs. Les festivités ont pour point de départ un village situé en plein erg, avec le départ de pèlerins de ce ksar. Ils débarquent, avec à leur tête l'étendard de leur saint-patron, dans un autre ksar. Ils y sont accueillis, nourris puis invités à une veillée festive.
Le lendemain, le groupe s'ébranle, grossi par un autre groupe parmi leurs hôtes. Au soir, les pèlerins arrivent dans un autre ksar, duquel, au lever du soleil, ils repartent, leur nombre a une nouvelle fois augmenté. Ainsi, 80 km sont parcourus en passant de ksar en ksar. Pas moins d'une trentaine d'étendards des woulia de chaque ksar arrivent à la zaouia de Sidi El Hadj Belkacem, où la fête dans son immuable rituel est grandiose. Arrivé à Timimoun, capitale du Gourara, nous n'aurons que l'occasion de visiter son vieux ksar, ses ruelles enguirlandées et rencontrer un passage de cavaliers venus des Hauts-Plateaux, une zone steppique faisant tampon entre le nord et le sud du pays.
Ces Laghouat-Ksal sont les voisins immédiats au nord-est de Timimoun, par-delà le grand erg occidental, des agro-pastoraux, leurs alliés, qui, eux, festoient par la fantasia. Malheureusement, un impérieux empêchement nous priva d'assister au Sboue. Les saints n'ont-ils pas voulu de nous ? C'est ce qu'on se disait en pareil cas, il y a quelques décennies, lorsque l'Algérie partageait un islam de la simplicité et de la tolérance… A peut-être l'année prochaine.


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