Un taux de chômage de plus de 15%, un taux d'analphabétisme qui frôle les 40%, et surtout un sentiment d'exclusion très fort exprimé par la population : dans la province d'Al Hoceima, dans le Rif marocain, tous les ingrédients étaient réunis pour que la contestation sociale s'enflamme. Il ne manquait que l'étincelle et c'est la mort de Mouhcine Fikri, fin octobre, qui l'a provoquée. Le vendeur de poisson, écrasé par une benne à ordures alors qu'il essayait de récupérer sa marchandise saisie par les autorités, a d'ailleurs été beaucoup comparé au Tunisien Mohammed Bouazizi, à l'origine de la révolution tunisienne. Le roi Mohammed VI a très vite ordonné une enquête à l'issue de laquelle onze personnes, dont des responsables de l'administration des pêches et des employés du ministère de l'Intérieur, avaient été présentées à un juge d'instruction. Privilégiant l'hypothèse d'un homicide involontaire, l'enquête s'est achevée fin janvier et un procès devrait avoir lieu prochainement, selon la presse marocaine. Machine répressive Les manifestations qui ont suivi la mort du vendeur de poisson, elles, n'ont pas cessé depuis trois mois. Et les protestations contre la hogra ont été élargies à des revendications socioéconomiques — la construction d'un hôpital régional pour soigner le cancer, une université, ou encore la priorité de l'emploi pour les jeunes de la région — et identitaires. Car même si la Constitution marocaine reconnaît depuis 2011 la langue amazighe, cette dernière reste marginale. Dimanche, une marche fédérant plusieurs villages est annoncée à Boukidan. Mais il n'est pas sûr que la police laisse faire cette nouvelle manifestation après les affrontements du 5 février. Ce dimanche-là, les habitants du Rif voulaient célébrer le 54e anniversaire de la mort d'Abdelkrim al-Khettabi, héros du mouvement de résistance contre l'occupation française ou espagnole au Maroc, et réclamer plus de justice sociale et économique. Des échauffourées entre les manifestants et la police avaient éclaté faisant 27 blessés parmi les forces de l'ordre. Selon un représentant local de l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) «les forces de l'ordre ont bloqué toutes les entrées d'Al Hoceima pour empêcher les gens venus des villages avoisinants pour manifester». Selon Nasser Zafzafi, chef de file de la contestation locale s'exprimant sur sa page facebook, «les militants voulaient se réunir et présenter un document final exposant les revendications des populations», mais «la machine répressive» a empêché les manifestants de se rassembler et a bloqué plusieurs entrées de la ville. Démilitariser «Ce qui est arrivé à Fikri nous est arrivé à tous, a déclaré Zafzafi dans un quotidien espagnol. Et si nous nous taisons aujourd'hui, cela continuera. C'est pour cela qu'il faut sortir pour l'arrêter.» Le lendemain des affrontements, Charki Draiss, ministre délégué auprès du ministre de l'Intérieur, s'est rendu à Al Hoceima pour rencontrer des responsables locaux et des élus. Le comité du mouvement a répondu dans un communiqué, exprimant «sa disposition à dialoguer, mais après avoir créé les conditions favorables». Selon l'agence de presse officielle, la MAP, cinq jours après, le ministre de l'Intérieur Mohamed Hassad a présidé à Rabat une réunion consacrée à l'examen de l'état d'avancement des projets inscrits dans le cadre du programme de développement de la province d'Al Hoceima (2015-2019) au cours de laquelle il a souligné l'importance de répondre «aux aspirations de la population locale et d'assurer un suivi aux chantiers ouverts dans la province visant à en faire une grande cité». Selon le politologue Aziz Chahir, «le makhzen a compris que le contexte politique avait changé». «Le gouverneur d'Al Hoceima est sorti à 3 heures du matin pour discuter avec les citoyens. C'est une avancée politique dans le Maroc moderne», explique-t-il dans le magazine Tel Quel. «Le fait que le procureur du roi et le gouverneur soient tous les deux sortis est vraiment révélateur. Pour la première fois, le makhzen a compris que le contexte politique a changé. Ils ont compris qu'il fallait nouer un dialogue avec la société.» Pour les habitants de la région, la priorité est de «démilitariser» la région. «Nous demandons à l'Etat marocain de cesser la militarisation de la région, d'enlever tous les barrages autour d'Al Hoceima et des autres zones», indiquait le communiqué du mouvement qui s'est organisé après les manifestations pour Mouhcine Fikri. Mais pour Ilyass El Omari, président de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima et secrétaire général du PAM, «il n'y a pas que la ville d'Al Hoceima qui est sous tension». «C'est le cas de plusieurs villes au Maroc, à commencer par Rabat où chaque jour les manifestants sont bastonnés». Pour lui, cela «démontre bien que le gouvernement gère les protestations de manière violente, que ce soit à Al Hoceima, Rabat, Ouarzazate ou Casablanca. Et ceci est inacceptable.»